Au départ, la house est née presque par hasard sur les expérimentations d’une poignée de DJs à New-York et à Chicago, dans les années quatre-vingt. Elle a très vite traversé l’Atlantique pour littéralement prendre le maquis dans toute l’Europe jusqu’à ce que la répression, le fric et la drogue aient raison de sa pureté. Et puis il y a eu le boom de l’an 2000 et l’internet 2.0. A présent, il suffit de maîtriser Traktor ou Ableton pour prétendre arriver à la cheville de types comme Jeff Mills ou Cajmere. Bien sur, en marge de la copieuse merde servie tous les jours par les circuits mainstream, on trouve toujours des irréductibles prêts à monter leur shop de disques et bidouiller platines, contrôleurs et modulaires. Mais ceux là sont hors-circuit. Pour les dénicher, il faut être dévoué au point de passer des heures à explorer les méandres de Soulseek, pas juste vaguement excité à l’idée de se mettre une taule sur de la « musique de boîte ». La dévotion, voilà la pierre angulaire de la house music. C’est cette ferveur presque religieuse qui animait « the Godfather of house » quand il éditait ses premières tracks en ’81.
« C’était ça ou fermer les clubs »
En mars dernier, à l’aube de ses soixante-ans, Frankie Knuckles, le Parrain de la house music, a succombé à son diabète et est parti rejoindre son pote Larry Levan dans les limbes de l’electronic body music. Les deux s’étaient rencontrés en 69, et n’avaient pas tardé à fuir le Bronx pour se réfugier dans l’Upper West Side, aux Continental Baths, un hôtel réputé pour ses saunas, bains et dancefloor disco, particulièrement appréciés de la faune gay.
C’est ici que Frankie s’est fait brancher par Tee Scott, celui qui l’a convaincu de s’essayer au DJing. Comme il n’avait pas un rond, il piochait alors dans les bacs du club et de sa sœur des trucs de la Motown, mais aussi Sergio Mendes et Wes Montgomery. En 77, le disco règne encore en maître sur les dancefloors lorsque Robert Williams passe un coup de fil à Larry pour lui proposer de jouer à l’ouverture de son nouveau club, le Warehouse, à Chicago. Déjà bien occupé avec son premier taf de résident au Paradise Garage, Larry refile le plan à Frankie. Se voyant en plus offrir une petite part du business, ce dernier accepte et lâche ses études de stylisme au Fashion Institute of Technology, ses bacs pour seul bagage. Pendant trois ans, la communauté noire et gay de Chicago encense les performances du DJ qui s’est trouvé une deuxième maison : « Le Warehouse : (…) C’était une ambiance très spirituelle, très poignante… Ce qui était incroyable dans le mid-west, où les bouffeurs de maïs sont des gens plutôt terre-à-terre» confiera-t-il plus tard au site residentadvisor.net.
Dans un climat de ségrégation raciale que Knuckles ne connaissait pas à New-York, il se constitue alors un groupe de fidèles sans cesse grossissant alors même que le monde bascule dans les années quatre-vingt.
« Dès 1981, tout le monde a déclaré que le disco était mort. Tous les labels se débarrassaient de leurs rayons dance et disco, tout était downtempo. C’est là que j’ai réalisé que je devais changer les choses si je voulais continuer à nourrir la foule. C’était ça ou fermer les clubs. Alors j’ai pris des disques comme « Walk The Night » des Skatt Brothers ou « A Little Bit Of » Jazz de Nick Straker, des trucs comme ça, et je les ai un peu arrangés pour qu’ils soient plus efficaces sur le dancefloor »*. En fait, Frankie s’empare de la matière première du disco et y ajoute des pistes de batterie pré-programmées pour créer un tempo constant en 4/4. Aux longs breaks de percus viennent s’ajouter les kicks puissants et les synthés du diable. La house est en train d’éclore et la jauge du Warehouse explose. Frankie perçoit le signal et se casse vite-fait pour ouvrir son propre club, le Power Plant, où il aura tout le loisir d’overdubber du Salsoul Orchestra à gogo jusqu’en ’86.
Par delà le mix
Dix ans après ses premières performances de DJ, Knuckles sort son premier morceau, You Can’t Hide, sur D.J. International, un jeune label qui hébergera ensuite des types comme Marshall Jefferson et Farley ‘Jackmaster’ Funk. « J’ai eu ma première boîte à rythmes en ’84. C’est Derrick May qui me l’a filée. Il avait deux Roland TR 909, je ne sais pas pourquoi. Alors il m’a appelé de Détroit pour me dire qu’il allait m’en descendre une »*. C’est vrai qu’au même moment, à quelques centaines de bornes, Derrick May, Juan Atkins, Kevin Saunderson & co sont eux aussi en train de préparer un sacré coup fourré : la techno, qui, si elle partage la même base funk que la house, s’inspire plus des expérimentations électroniques de Robert Moog et Kraftwerk. Affranchie du format couplet/refrain, la musique électronique revêt alors sa dimension progressive si caractéristique et c’est la porte ouverte à toutes les dérives : acid, deep, hard, tekno, trance…
Aussi fédératrice que les taz qui l’accompagnent, la house music ambiance bien plus qu’un groupe d’initiés de Chicago quand Frankie sort son premier album en ’91. « Beyond The Mix » fait de lui le premier DJ à être signé sur une major, Virgin, et le résultat est un peu sirupeux. S’en suivra une ribambelle de hits (The Whistle Song, Rain Falls, It’s Hard Sometimes) jusqu’à la rupture de contrat en 95.
La deuxième moitié des nineties marque le début de la débandade, notamment en Europe où la scène électronique charrie son lot de bouses répondant aux doux noms d’eurodance et dream house. Du plomb dans l’aile, Frankie ne produira pas grand chose avant de signer sur Definity Records. Le mojo retrouvé, il peut enfin redorer le blason de l’authentique house et en fait la démo avec « A New Reality », son troisième album. « Je ne veux pas qu’on me tienne pour responsable de toute la merde qui sort en ce moment. (…) Je crois qu’on a atteint un tel niveau de connerie dans la dance qu’elle est vouée à disparaitre. Partout, il n’y a plus que de la musique jetable ! C’est la raison pour laquelle je suis retourné en studio pour me remettre à faire du son ».
Le début des années 2000 et l’irruption de la minimale seront porteuses d’un regain d’intérêt pour la musique électronique dans son ensemble, véritable constellation regroupant alors des genres aussi radicalement différents que la jungle et l’italo-disco. Inspiré, Knuckles ne lâche toujours pas les platines. Officiant chez Nocturnal Groove depuis 2011, il entend même donner un coup de jeune à ses classiques et lâcher quelques inédits avec Director’s Cut, le duo qu’il forme avec Eric Kupper. « Pas mal de monde voudrait que je me cantonne à jouer des vieux tubes, que je joue les mêmes disques encore et encore. Alors je dois leur rappeler qu’à l’époque où je jouais ça, personne ne connaissait. Maintenant, ce ne sont que des vieux disques. J’essaye juste de toujours rester dans la création, faire de nouvelles choses, car si je n’en étais pas capable, alors la house se casserait la gueule ».
Quelques mois après ses sages paroles, le 31 Mars 2014, Frankie Knuckles passe l’arme à gauche et Barack et Michelle Obama y vont de leurs condoléances dans une lettre adressée à sa famille. Même Elton John a versé sa petite larme en annonçant la création du Frankie Knuckles Fund pour venir en aide aux victimes du sida. Beaux gestes, mais tant qu’Avicii et Steve Aoki se chamailleront le titre de meilleur DJ de l’année, il faudra plus que ça pour sauver la house de son uniformisation répugnante.
2 commentaires
Bon papier.