Fin décembre, début janvier, parmi les 10 millions de spectateurs français d’Avatar 2, nombreux sont sorties de la salle pensant avoir reçu une rasade de « séquences documentaires » et à s’en être félicité sur Internet. Pour ces âmes perdues, voici une nouvelle liste de films hirsutes qui dit bien haut que les pixels de James Cameron seront toujours plus proches de My Little Pony que de Microcosmos. Que le geste documentaire ne se résume pas à la contemplation de la faune et de la flore. Que le médium peut faire plus que soigner les gueules de bois et apaiser les insomnies.

Le Sang des bêtes – Georges Franju (1949) 

Le metteur en scène révéré des Yeux sans visage a commencé sa carrière en réalisant des documentaires. C’est dans ce champ que Georges Franju signe son premier coup de maître. Le court-métrage, d’une vingtaine de minutes, débute dans les terrains vagues qui forment un cordon sanitaire autour de Paris. Au-delà : un paysage pré-délocalisation fait d’usines, de fourneaux et d’abattoirs. C’est dans ces derniers que Franju engouffre sa caméra. Égorgements, saignées, extractions des organes, dépeçages, équarrissages. On suit l’implacable chaîne de travail des hangars de Pantin et de Vanves. Sous ses airs de film didactique, Le Sang des bêtes est un poème macabre multipliant les visions fracassantes. Comment oublier ce cheval qui, tué d’un coup net, replie ses pattes à la manière d’une araignée agonisante ? Ou ce veau, décapité et quatre fois amputé, s’agitant longtemps après sa mort ? Un par un, les animaux de la ferme prennent des formes qu’on pensait n’exister que dans l’esprit de Jérôme Bosch. Interface entre le bétail et les rouages mécaniques, les ouvriers ont le droit à une attention particulière (le réalisme poétique n’est pas loin). Biceps de culturiste, moustaches de dandy et cigarette au bec, ils chantent Charles Trenet en travaillant jusqu’à ce que des kystes déforment leurs bras. Eux aussi prisonniers, ils abattent leurs tâches ingrates sans broncher parce qu’il faut bien vivre. Et manger.
Pas de chance pour vous : cet ancêtre stylisé des vidéos de L214, est immédiatement disponible à la fois sur Youtube et Dailymotion.

On Any Sunday Bruce Brown (1971)

À la fin des années 50 et durant toutes les années 60, Bruce Brown a réalisé une série de films sur la surf culture. En 1971, a priori ignorant de l’invention du napalm et des exactions de Charles Manson, le cinéaste poursuit son bonhomme de chemin en racontant la passion des Américains pour la moto, ses courses d’endurance, d’obstacles et de vitesse. Sur une plage californienne, au milieu d’un désert de l’Utah ou sur les montagnes enneigés du Montana, Brown filme le même spectacle : celui de pères de famille qui, la semaine d’honnête labeur terminée, s’adonnent à leur hobby et y initient leurs têtes blondes. Durant ces week-ends idylliques, les seuls soucis sont d’ordres mécaniques et ne résistent jamais longtemps à l’ingéniosité des sympathiques amateurs. Quant au trois-quarts du film, le réalisateur suit Steve McQueen participant incognito à quelque compétition, aucun étonnement ne frappe le spectateur tant tous les protagonistes avaient déjà été dépeints comme des demi-dieux.
Sur le papier, on devrait tiquer devant ce film de propagande publicitaire, pourtant, la candeur et le lyrisme de la mise en scène rendent l’entreprise irrésistible.

The King of Kong Seth Gordon (2007)

Trente-cinq ans après On any Sunday, on mesure avec ce film combien le rêve américain a changé. Un père de famille plus proche d’Homer Simpson que de Steve McQueen vient de perdre son emploi. Au lieu de sombrer dans la dépression ou de se radicaliser à la lecture de Noam Chomsky, il choisit d’installer une borne d’arcade dans son garage et de passer ses journées à jouer à Donkey Kong. Steve réalise bientôt des scores tels qu’il peut prendre part aux compétitions nationales. Problème : la première place est trustée par un improbable compétiteur dont l’aura rappelle le John Turturro de The Big Lebowski.
Entre l’homme ordinaire et le malaisant bellâtre s’engage un duel dans lequel triche, bluff et coups de pression ne seront pas exclus.

Hoop Dreams Steve James & Frederick Marx (1994)

William et Arthur sont deux adolescents noirs des ghettos de Chicago. Comme des dizaines de milliers de kids à travers le pays, leur rêve est de rejoindre un jour la NBA. Repéré par un recruteur, le duo se voit offrir des bourses pour intégrer l’équipe d’un lycée privé des beaux quartiers de la Windy City. De 1987 à 1991, les deux réalisateurs ont suivi le quotidien de ces athlètes et de leur famille composés de pères démissionnaires ou drogués et de mères-infirmières-courage. En un peu moins de trois heures, le film dresse un effroyable constat du sport business et des fractures sociales américaines. Comme dans cette scène gênante où la mécène qui sponsorise les études de William invite quelques proches à venir le voir performer. Le match fini, Madame est trop heureuse de présenter à ses amis son poulain qui ne peut que la remercier pour sa générosité. Une situation qu’on croirait écrite par le Tom Wolf du Bûcher des vanités.

Récréations Claire Simon (1992)

Film anthropologique, Récréations dépeint une civilisation évoluant en parallèle de la nôtre. Celle d’un petit peuple aux mœurs barbares. La géographie de leur pays est principalement composée de bétons gris détrempés et de marronniers. L’économie locale est le troc de bouts de bois – ressource abondante mais avidement prisée. La mode vestimentaire est aux collerettes, aux motifs floraux, aux velours côtelés que les autochtones aiment à rehausser de pièces de streetwear aux couleurs criardes. Il s’agit surtout d’un territoire extrêmement dangereux. On n’y évolue pas sans risquer à chaque instant des guet-apens, des prises d’otages et des roustes infligées à quatre contre un. Les habitants de cette contrée n’arrivent malheureusement pas à se fédérer : les intérêts politiques sont trop volatiles pour véritablement pouvoir compter sur ses alliés. En un quart de seconde, ces derniers peuvent se retourner et devenir de cruels tortionnaires. À bien des égards, Récréations s’apparente aux épisodes les plus éprouvants de Game of Thrones. Sauf que, documentaire oblige, ici tout est vrai. En 1990, Claire Simon a eu l’idée simple et brillante de poser sa caméra dans la cour d’une école maternelle. De ce tournage, elle a rapporté une demi-douzaine de séquences filmées en continu. Au visionnage du film, on se demande comment la documentariste s’est retenue d’intervenir dans les scènes d’humiliation, de passage à tabac et de prises de risque dont elle a été témoin. Par exemple dans ce segment où des petites filles maladroites jouent à sauter du haut d’un banc quitte à se casser une jambe voire à se fracturer le crâne. On imagine que la documentariste a dû inventer un mantra auquel s’accrocher. Quelque chose comme : « S’ils meurent, ils meurent ; s’ils meurent, ils meurent… »
Quoi qu’il en soit, Récréations est de ces rares films qu’on reconnaît dès les premières minutes comme dignes d’être préservés dans les collections les plus chéries de la BNF.

Les œuvres complètes de Frederick Wiseman (1968-)

À mi-chemin entre le Zola des Rougon-Macquart et le Perec de Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, Frederick Wiseman (qui a passé une partie de ses années de formation en France) a laissé tourner sa caméra dans une multitude d’institutions six décades durant. Lycées, commissariats, asiles, bases militaires, hôpitaux, théâtres, musée… En quarante films, rares sont les fourmilières humaines ayant échappé à son regard stoïque d’entomologiste. Il y a capturé ce que la fiction n’avait jamais eu l’idée d’imaginer : les gestes les plus minuscules de la vie de bureau comme les situations les plus singulières (citons la vétérinaire de Zoo (1992) pratiquant un bouche à bouche sur un rhinocéros mort-né).
Selon le câblage de votre réseau neuronal, le Wiseman Cinematic Universe vous paraîtra soit chiant comme la pluie soit une expérience chimiquement pure de cinéma. Un septième art débarrassé de tout cliffhangers, plot twist et autres redemption arc. Un septième art dépouillé d’effets spéciaux, d’intrigue et de personnage, même. Un antidote à la Disneytflication des écrans. Pour les cinéphiles qui sauront apprécier cette altérité, le visionnage des films de Wiseman s’apparentera à la béatitude du mélomane grisonnant qui ne se consacre plus qu’au free jazz. Et les pitchs de ses œuvres leur apparaîtront comme autant de promesses. Comment résister aux 4h32 que le réalisateur a enregistrées dans les services de la mairie de Boston en 2020 ? Pourquoi ne pas binge-watcher les 146 minutes captées sur les pistes de ski d’Aspen en 1991 ? Et quelle raison de ne pas sacrifier 7 080 secondes pour découvrir les coulisses du grand magasin de Dallas au début des années 80 ?

Astuce : La plus part de ces films ne sont pas disponibles sur les plateformes d’SVOD. Pensez à entrer dans une bibliothèque publique, leurs services sont gratuits, rapides et communistes ✊

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