C’est une question qu’aurait pu poser David Aiguillon, de Fenioux, s’il était un peu moins obsédé par le ballon rond : qu’est-elle devenue, Daria Morgendorffer, en 2016 ? La trentaine passée depuis longtemps, a-t-elle troquée ses habituelles lunettes en forme de hublots pour des lentilles plus seyantes ? Son flegme âpre est-il resté intact, ou s’est-il dilué dans les crèmes antirides, les loyers en retard et les dates merdiques sur Tinder ? S’est-elle réveillée un jour avec amertume en s’apercevant qu’elle avait gâché sa vie dans un boulot qu’elle détestait parce qu’elle avait été forcée de choisir une carrière quand elle était jeune et innocente ? On ne le saura pas ; ou plutôt, chacun fera selon ses fantasmes et ses perspectives personnelles. Et ce n’est pas plus mal. Car, pour tous, Daria restera avant tout cette lycéenne intello semblant jaillir d’un bouquin de Douglas Copland, cette anti-héroïne toute en acidité sarcastique et en impassibilité dédaigneuse qui a infusé, avec sa série animée homonyme, les années 1990 finissantes sur les télés des deux côtés de l’Atlantique.
PERDUE DE VUE (SANS JACQUES PRADEL, OUF)
Comment expliquer alors, que la postérité ne lui ait pas permis de jouer plus d’un tour ? Comment comprendre le relatif oubli de cette série, alors que la simple vue de sa protagoniste donne des rappels adolescents à toute une génération ? Outre sa relative faiblesse dans l’animation stricto sensu, deux raisons majeures émergent.
Un : son ancrage inamovible dans un canon spatiotemporel, voire, psychosociologique. Contrairement aux Simpsons ou à South Park, dont l’action et les héros pourraient poursuivre leurs aventures jusqu’en 2087 si ça leur chantait, Daria était intimement liée à une multitude de contextes qui la corsètent : les teenagers et le campus de lycée américains, vécu année par année, le tout dans un feeling typiquement 90’s avec son personnage principal qui semble à la fois l’émanation intello des années grunge en même temps que l’ultime rejeton iconique de la génération X. Andrea, doctorante à Bordeaux : « J’ai découvert Daria sur le tard, il y a cinq-six ans. Avec elle j’ai redécouvert les années 1990, que je n’avais vécues qu’à travers le prisme de l’enfance. Daria, c’est l’adolescente que j’aurais aimé être si j’avais été ado pendant les années 1990. »
À vrai dire, Daria arrive en queue de comète de la révolution alternative apportée par l’astéroïde Nirvana, les riot grrls, ou les décibels saturés par les deux Kim (Deal et Gordon). Sans eux et elles, difficile d’imaginer que ce personnage antihéroïque au possible, qui préfère vivre seule à bouquiner dans une cabane en carton plutôt que de fréquenter ses semblables, ait pu porter sur ses épaules une série animée pour ados. Les outsiders ont leur revanche, prennent d’assaut les gros canaux. Anne-Claire, apprentie boulangère à Rouen : « Je me reconnaissais dans le côté introverti du personnage de Daria, la distance qu’il y avait entre ses parents et elle, ce décalage qu’on ressent à l’adolescence quand on commence à porter un regard différent sur ceux qui nous entourent. Daria, c’était la série qui te rappelait que c’était plutôt une bonne chose de ne pas appartenir à un groupe, au collège ou au lycée ; la série qui te disait que c’était OK d’être décalé par rapport aux autres. » Mais alors que le nouveau siècle avait presque deux ans, un doublé d’avions balancé sur des jumelles en verre et béton vient reconfigurer le paysage – au propre comme au figuré. À partir de là, tout le monde descend à Ground Zéro, plancher des vaches sacré des va-t-en-guerre ; l’underground et les critiques internes sont mis sous le boisseau. Facebook et les téléréalités viendront recouvrir tout cela d’une généreuse couche de communication vaine et de divertissement vide – I want my MTV, avec Tila Tequila, les clips de Sheryl Crow et Pimp My Ride. Et, tandis que les Strokes retirent l’acrimonieuse New York City Cops de ‘Is This It’ pour ne froisser personne, Daria, arrivée au bout de son lycée et désormais aussi anachronique que Weezer ou les disquettes 3’’1/2, met les voiles en 2002.
Deux : sa distribution vidéo, dont la qualité déplorable est venue enrichir le dictionnaire des synonymes de plusieurs occurrences à l’entrée « catastrophique ». Disparue des écrans en 2002, on l’a dit, Daria n’a eu droit à son coffret DVD qu’en 2010 – et seulement aux États-Unis. Doit-on blâmer Bush, la scientologie ou le grand méchant loup de Wall Street ou d’ailleurs ? Non, pas du tout. La faute en incombe à MTV elle-même, qui n’a négocié les droits musicaux foisonnants de la série seulement pour la diffusion télévisée. Une manière de procéder qui permit certes à Daria d’avoir une B.O insensée [1], mais qui se révéla in fine terriblement frustrante, puisque le coût exorbitant de ces droits musicaux à la renégociation rendit de fait impossible tout marché secondaire pour la série telle quelle. Le coffret DVD états-unien est d’ailleurs sorti avec des musiques génériques libres de droits et non avec la playlist d’origine ; un pis-aller qui égratigne un peu le jouet (sauf si on le regarde en streaming, bien sûr), mais ne l’empêche heureusement pas de fonctionner. Car Daria, ce n’est pas que sa BO : c’est deux personnages qui se complètent, des punchlines qui fusent et une attitude droite dans ses Doc Martens.
DARIA, SO BORED WITH THE U.S.A.
Daria incarne une posture rigide et caustique, le refus du sick sad world sponsorisé par McDonald Trump, de cet american way of life qu’on peut plus largement rattacher à une certaine imbécillité ordinaire et conjurée (plus ordinaire que conjurée). Andrea : « Daria, c’est le trope de la sitcom à l’américaine retourné contre lui-même. C’est sans doute ce que Breakfast Club aurait voulu faire, mais Daria, avec sa freak à l’extérieur du système en personnage principal et son rapport hyper-sarcastique au monde, a poussé la logique jusqu’au bout. » La logique ? Envoyer bouler cette cour des stupides qui rassemble d’American Pie aux conseillers d’orientation à côté de la plaque, en passant par les quaterbacks alpha, les mini-Britney et tous les Beavis et Butt-head de la Terre – toute une galerie vis-à-vis de laquelle Daria affiche un souverain mépris.
« – Dis voir, pourquoi est-ce que je devais m’intéresser à Shakespeare et à ce type, là, Hamlet ?
– Daria : Ah, toi ? Ça te concerne. Dans Hamlet aussi y’a un crâne vide. »
Ce n’est pas une opposition militante, tapageuse, grande gueule, non ; juste une fin de non-recevoir adamantine et monocorde [2], renouvelée à chaque répartie d’un pince-sans-rire à faire passer Pierre Desproges et le fossoyeur clair-obscur des bandes-annonces de feue La Sept pour deux chansonniers gloussants photocopiés sur le modèle Laurent Ruquier. Engagez-vous, rengagez-vous ? Réponse : meh … À accompagner d’un haussement d’épaules.
Enfin, bon, Daria trouverait sans doute une formule plus cinglante à asséner sans sourciller, mais l’idée serait peu ou prou similaire. Si niveau sauvagerie, on se hisserait difficilement au-dessus de celui d’un poisson rouge gavé au Temesta, côté abrasivité, le rendu serait bien plus proche de celui du gravillon pour un motard qui se viande sur l’A64 que du matelas en plumes d’oie propice au dodo doudou. L’indolence et l’insolence, en somme.
Il en est de même pour la portée féministe de la série. Elle n’est pas soulignée, surlignée en orange fluo et indiquée avec des grosses flèches indicatives qui clignotent, ou placardée en vitrine à lécher pour it-girls à mèches bleues fans de Pénélope Bagieu. Mais – et c’est encore mieux – elle est puissante et paraît frappée au coin de l’évidence. Parce que les personnages féminins y sont nombreux, identifiables, incarnés. Parce que ça discute d’autre chose que de qui-couche-avec-qui. Parce que les personnages masculins y sont, finalement, assez secondaires. Parce que c’est l’une des rares séries se plaçant du côté XX du genre avec d’autres arguments à faire valoir qu’une niaiserie ras-des-pâquerettes coupée d’eau de rose ou des plastiques 90-60-90 pour faire complexerêver les filles et baver les garçons. Autant dire que pour Daria, passer le simpliste mais redoutable test de Bechdel, c’est comme si on demandait combien font deux plus deux à une diplômée de Normale Sup. Izi calcul, pourrait grommeler un petit ourson à la casquette ras-des-yeux. Daria, c’est le féminisme qui va de soi.
Pour autant, il faut peut-être faire un léger distinguo entre Daria (la série) et Daria (le personnage). Car si Daria a quelque chose d’exemplaire, l’attitude braquée de Daria ne peut faire figure de patron à calquer. Source d’inspiration, oui, porte-drapeau, éventuellement, modèle absolu, non, pas vraiment. « Daria », c’est proche de « paria », pas besoin d’être lacanien pour faire le rapprochement. Et cette intro dérangée dans le punk-lalala du générique laisse poindre cette possibilité du malaise ; déraillant avec désinvolture, on ne sait pas si la distorsion témoigne du monde de Daria ou, davantage, de Daria elle-même. L’austérité H24, ne jamais exprimer la moindre émotion, ne lire que des gros pavés de philosophie dans une chambre capitonnée, avoir un seuil minimum de paroles d’une voix monocorde et, en permanence, une grille d’analyse acérée et impitoyable sur le monde et les gens, c’est un archétype de papier poussé à l’extrême, davantage qu’un portrait de jeune femme réelle. Ou alors, ce serait, soit une pisse-froid de premier ordre, sans souplesse ni sympathie, soit une candidate toute désignée au suicide, choses que Daria n’est pas aux yeux de qui regarde la série – paradoxe du réel et du fictionnel. Anne-Claire : « On a tous une petite voix intérieure qui ressemble à Daria, je crois. Ceci dit, même si j’adore son style et son humour, je pense que ne fréquenter que Daria, ça doit se ressentir sur le moral, à force. » En revanche, le personnage de Jane, l’inséparable complice de Daria, semble autrement plus vivable IRL, avec son look punk-arty, ses marottes picturales et ses emportements sporadiques. Mais sans doute m’égare-je, en glosant sur la vi(v)abilité de personnages qui n’ont pas été calibrés pour le monde réel et que du reste on n’apprécie jamais en vertu de ce critère – se référer aux cas d’Homer Simpson, de Cartman, d’Archer ou de Sheldon Cooper pour en avoir un aperçu.
SENTIR L’ESPRIT DE L’ADOLESCENCE, ENCORE ?
Maintenant que tous les groupes shoegaze des années 1990 ont été remis sur pied, jusqu’au plus boiteux, peut-être qu’à son tour Daria pourrait sortir de ce grenier à trucs cools des 90’s mais dont personne ne se souvient spontanément (réaction type : « ah ouiiii, c’est vrai, c’était bien ça aussi »), un endroit où elle a été laissée trop longtemps, sans doute à côté d’un CD éraflé de White Town et d’un jeu Crash Bandicoot qui a pris la poussière. Anne-Claire : « J’ai regardé à nouveau toute la série il y a deux-trois ans : ç’a plutôt bien vieilli. Ça m’a presque rendue nostalgique. Les répliques sont toujours super drôles, avec beaucoup d’humour noir et le format reste court donc ça se laisse regarder très facilement. » Andrea : « C’est une pépite des années 1990 et un bon thermomètre de cette époque-là, des stéréotypes qui avaient cours, avec, notamment, cette double caricature – la manière dont les jeunes étaient perçus par les médias et vice-versa. Et puis il y a cet humour, tantôt très court et sec, tantôt avec de grandes tirades qui vont au-delà de la blague pour se transformer en charges pieds-dans-le-plat qui gênent tous les personnages, avant de redevenir des blagues tellement ils sont gênés. J’aime bien ça, je trouve que c’est assez osé, mine de rien. » Trop jeune pour être schnock, pas assez pour être hip, trop acide pour être de la déco rétro, le revisionnage de Daria a, peut-être, le potentiel pour reconstituer une réserve adolescente de sarcasme et de distinction dans un Monde Libre™ triste et déconnant où seul le bétail compte. Voilà qui apparaît une priorité autrement plus fondamentale que de feuilleter le dernier fascicule publicitaire arrivé dans la boîte aux lettres en le confondant avec Technikart, ou établir un référentiel normatif des vêtements de plage féminins sous les conseils con(jugué)s de Cristina Cordula, Robert Ménard et l’imam de Brest.
Bref, dans le bordel ambiant qui suinte des New-York-sur-Loire aux Champignac-en-Cambrousse, Daria – le personnage comme la série – a plus que jamais son mot à dire. Et ce ne sera pas un mot d’excuse, c’est certain. Au mieux, un nevermind blasé. Tiens donc, mais c’est que ça nous rappellerait presqu’une autre anomalie qui s’est infiltrée sur les écrans de MTV/« Empty TV », tout ça … Du coup, nouvelle hypothèse pour notre question d’ouverture : en 2016, Daria se serait-elle suicidée, désespérée de l’inanité de ses contemporains ? Réponse : meh … Avec un haussement d’épaules.
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[1] Rien que pour la saison 1, on y entend Daft Punk, Massive Attack, PJ Harvey, Beastie Boys, Space, Beck, Weezer, Spice Girls, Radiohead, LL Cool J, Blur, Orbital, Jamiroquai, White Town, Portishead, Sonic Youth, Foo Fighters, REM, Cypress Hill. Entre autres. [2] Si Daria avait un frère jumeau, sans doute aurait-il « chanté », avec la raideur robotique de l’originale, le Fitter Happier de Radiohead. Ou bien, il ferait la voix-over du narrateur des Tales of Mere Existence.
2 commentaires
ton minou, va + apprendre @ l’ecole du rock & roll (?)