Heureux hasard du calendrier, c'est à quelques mois d’intervalle que sont sortis quatre magnifiques et enthousiasmants « livres-revues » qui, chacun à leur manière, questionnent en profondeur une certaine idée de la musique.

Autre hasard, anecdotique cette fois : le journaliste Philippe Robert, auteur de Agitation Frite, et l’artiste Pierre Belouïn d’Optical Sound ne se sont jamais rencontrés, chose invraisemblable tant leurs parcours ont emprunté les mêmes chemins de traverse et, encore plus dingue, vu qu’ils sont presque voisins (bon, là c’est une vue de nos hautes latitudes, le Var et les Alpes Maritimes semblent très proches, mais ce ne serait pas exactement le cas en réalité). Quoiqu’il en soit, Philippe et Pierre sont surtout de sérieux acteurs et passeurs d’une même histoire, qu’on résumera (très) rapidement d’histoire de l’underground musical des années 90 à aujourd’hui, et nous parlerons donc à leurs sujets de parcours véritablement parallèles.

D’un côté Philippe Robert, un journaliste passionné qui a produit des disques et écrit des livres, et de l’autre Pierre Belouïn, un plasticien qui dirige un label et une revue. Et il va donc sans dire que la somme de leurs livres respectifs offre un panorama d’une richesse inédite.

philippe robertPrésenté sous la forme de beaux livres de presque 400 pages à l’iconographie soignée (300 pages pour Optical Sound), les deux volumes d’Agitation Frite, dont le troisième et ultime numéro est déjà en préparation, regroupent chacun une quarantaine d’entretiens et textes inédits ou publiés à la fin des années 90 dans des revues comme Revue & Corrigée, Vibrations, Octopus, Supersonic Jazz et j’en passe. Des entretiens sous forme de discussions presque amicales, qui prennent leur temps et permettent, grâce à la maitrise du sujet de Philippe Robert, d’aller fouiller les choses jusqu’aux moindres détails.

Ainsi, les témoignages des intervenants racontent autant une expérience personnelle qu’une époque, et la multitude de références sous forme de longs name-dropping sont autant d’amorces d’autres petits bouts d’histoire. Forcément des petits bouts d’histoire d’ailleurs, le caractère insaisissable et multiple de l’underground étant, en creux, le sujet de ces livres. Ainsi se succèdent, sans transition, les paroles de gens comme Pierre Barouh, Ferdinand Richard, Richard Pinhas, Maurice G. Dantec, Noël Akchoté, Emmanuelle Parrenin, Pascal Comelade, Quentin Rollet et bien d’autres, qui, au fur et à mesure de la lecture, tissent une toile de connexions, un modèle rhizomique, horizontal et connecté de façon sensible, voire chaotique, qui nous rappelle que l’underground existe aussi et pour beaucoup grâce à ceux qui en parlent et qui le font parler. Et surtout que la porosité de l’underground, en son sein, est sans limite.

Cette idée, on peut d’ailleurs la lire presque telle quelle dans la biographie de Pierre Belouïn, qui « revendique la pratique de l’art comme moyen de collaborations, l’artiste devenant le cœur d’un réseau ouvert multipliant les ramifications et le développement de projets en tout genre ». Une revendication que ne renierait pas, de son côté, Philippe Robert, dont l’intérêt est égal face aux musiciens, aux organisateurs de concerts ou de festivals, aux éditeurs, aux plasticiens, aux poètes sonores, aux cinéastes, aux labels.

Pierre Belouin avec la revue optical sound 5Cerner l’underground plutôt que le théoriser, le déguster plutôt que le comprendre, l’offrir à voir, le faire connaître plutôt que le garder caché : de ce point de vue, on peut facilement mettre le travail de « passeur » de Philippe Robert en miroir avec le travail de Pierre Belouïn, qui sait lier les choses entre elles (en images et en musique – Optical Sound). Issu des beaux-arts et observateur d’un milieu de l’art contemporain souvent en peine sur la question de son rapport à la musique, le jeune diplômé fit partie de cette joyeuse émulation « transversale » de la fin des années 90 à Paris, avec Büro ou Labomatic par exemple, ces collectifs qui sortaient la musique de sa zone de confort pour la mêler à d’autres formes, sur les pas de défricheurs comme Mike Kelley, Sonic Youth, et plus largement la no-wave, le punk ou la musique industrielle qui généraient de différentes manières des relations plus ou moins discrètes avec l’art contemporain.

Ainsi, accompagnant la naissance d’internet et des nouvelles communautés, l’idée de Pierre Belouïn était de sortir du « sound art » pour replacer la musique au coeur des fondamentaux de l’art – déjà la renommer par son vrai nom – sans demander l’autorisation aux patrons du milieu, et remettre sur l’ouvrage l’écriture de l’histoire de l’art et de ses liens avec la musique. Labels, installations, disques, performances, affiches, logos, mythologies, photographies, nouvelles technologies, sérigraphie, tout s’accordait. Vers 1996, quand naissait l’émergence de la nouvelle donne du glitch, du clic’n’cuts, de la laptop music, du double avènement de la noise et de l’IDM, quand Aphex Twin, Autechre, Jim O’Rourke et Tortoise ouvraient de nouvelles portes alors que Deity Guns et Sister Iodine en cherchaient déjà d’autres malgré le soutien de Sonic Youth, que le free-jazz, le post-punk, le krautrock et l’exotica étaient redécouverts par la jeunesse, que des labels comme Mego, Mille Plateaux ou Sub Rosa citaient Deleuze et Guattari comme possibles base de travail, qu’une presse alternative ultra réactive (citons par exemple Octopus et Revue et Corrigé dans lesquels écrivait Philippe Robert, sans parler des fanzines) relatait l’histoire en temps réel et que des disquaires hors-normes comme Wave et Bimbo Tower alimentaient la communauté : disons que tout ceci était le terreau de la création du label Optical Sound de Pierre Belouïn, et le terrain d’observation et de compte rendu de Philippe Robert.

Ph Robert AGITATION FRITE

L’auto-célébration des 20 ans du label du même nom dans le numéro 5 de la Revue Optical Sound et dans l’énorme livre-catalogue-bilan « Optical Sound & Pierre Belouïn », tous deux sortis en début d’année, est donc à mettre en parallèle avec les « Agitation Frite » de Philippe Robert, qui compilent des témoignages recueillis entre 1996 et aujourd’hui. D’ailleurs on retrouve bien évidemment la trace de gens interviewés par Philippe Robert dans les différents numéros d’Optical Sound. Jusqu’à parfois ne plus savoir où on a lu quoi : et se dire que ces deux là devraient prendre l’apéro un des ces quatre, ils auraient des choses à se raconter.

Optical Sound Pierre Belouin LIVREA l’heure où l’on peut se demander ce que pèse l’écrit sur la musique quand l’information stroboscopique d’internet saute à pieds joints sur le plateau de la balance, la qualité aussi bien éditoriale que documentaire d’Agitation Frite et Optical Sound est en bien des points salutaire. Ainsi peut-on s’amuser à passer de l’un à l’autre, lire dans Optical Sound #5 les interviews de Richard Kern, Hifiklub ou Hubert Selby Jr, le magnifique texte sur Mika Vaino, l’histoire d’Etant Donnés par Marc Hurtado et passer à l’entretien du même Marc Hurtado dans Agitation Frite, pour enchainer avec l’interview d’Arnaud Maguet (qui a bossé avec Optical Sound), puis celle de Lionel Fernandez (de Sister Iodine, et Büro, dont on parlait plus haut), puis de se perdre dans le texte sur la Cellule d’intervention Metamkine, co-écrit avec Marie-Pierre Bonniol pour Octopus en 1999, et se souvenir qu’elle avait inventé à ce moment là l’expression « Rock Cassoulet » pour parler des groupes français qui, dans les années 70 faisaient à leur sauce du krautrock (choucroute) comme les allemands du moment, dont Agitation Free bien entendu – et commencer à se faire des entorses du cerveau. Se souvenir qu’à ce moment là, Marie-Pierre et Philippe avaient produit deux disques de Loren MazzaCane Connors, Thurston Moore et Lee Ranaldo de Sonic Youth, sortis chez Hat Hut et Table of the Elements.

Sonic Youth, dont la simple évocation suffirait à faire monter Pierre Belouïn sur la table pour porter un toast, pourrait être le point d’orgue de tout ce bazar. D’ailleurs, ce dernier cite Thurston Moore dans son gros livre. Une citation qui, m’ôtant les mots de la bouche, fera une conclusion parfaite à ce papier : « Quand on collectionne des disques, on défend des cultures souterraines. On créé de l’ordre dans le chaos. C’est nécessaire et ça nourrit la création. »

Parler de ces cultures souterraines, en faire parler les acteurs, et les lire, c’est exactement la même chose. Merci Pierre, merci Philippe.

Philippe Robert // Agitation Frite, volume 1 et volume 2 // Lenka Lente
Revue Optical Sound #5 // Les Presses du Réel et Optical Sound
Optical Sound & Pierre Belouïn // 1997 – x // Les Presses du Réel et Optical Sound

19 commentaires

    1. oui oui oui fais moi jouir avec ton adress ( ) T MORT! ah aussi steiner mangé des kraut en 2015, et il avait l’air de s’en excuser, pov’Monde!

    1. Bye bye, je viens de trouver le bouton de désactivation des notifications (de vos fantasmes des gens qui perdent leur temps à écrire des commentaires ici, et moi d’y répondre comme un con)

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