Fascinant Bézian… Alors que le dernier ouvrage de ce maître magnétique et singulier du roman graphique, Karoo, génère une vague continue d’enthousiasme de la part d’une critique bousculée au premier contact par l’uppercut graphique et le vitriol des dialogues, Bézian est déjà sur autre chose… Mais Karoo méritant mieux qu’un coup de projecteur rapide, c’est le géniteur de cette adaptation transcendée que nous sommes allé cuisiner. Il faut dire qu’avec Frédéric Bézian, le mutisme n’est pas la norme : deux questions en préambule et c’est un monologue inspiré et passionnant qui se déclenche…

KarooKaroo, ton dernier ouvrage chez Delcourt, d’après le roman de Steve Tesich est très impressionnant : maestria graphique, scénario et dialogues ad hoc… L’art de Bézian à son zénith : dense puis suspendu, cinématographique, expressionniste et organique… Une pierre blanche, un apex dans une carrière pourtant prodigue en morceaux de choix… Qu’as-tu à dire pour ta défense ?

Merci pour les compliments… Me voilà condamné à répondre en un bloc, en commençant par la fin : le roman de Steve Tesich me sidère encore par son extrême cohérence. Tout se tient jusqu’à une profondeur insoupçonnée, et le simple fait de tirer un fil du pull-over porte à le détricoter entièrement. Tesich est mort juste après avoir terminé son roman (1996) et ne l’a jamais vu publié, alors qu’il parle implicitement du fait qu’il n’y a plus rien à raconter Découverte de Karoo, donc, en 2012, lors de sa publication française chez Monsieur Toussaint Louverture. Première (et dernière) fois qu’un roman me donne envie de l’adapter en BD, avant même d’en avoir terminé la lecture. Pas très client de la chose en tant que lecteur, je n’en avais jamais ressenti la nécessité en tant qu’auteur. Ici, c’est à cause du propos.

Karoo de Steve Tesich

De quoi cause le roman ?

Le roman, en creux, pose la question « qu’est-ce qu’être auteur ? Qu’est-ce qu’avoir de l’autorité ? ». Le thème me titille depuis des années. En l’occurrence, il est burlesque de s’attaquer à une adaptation d’une histoire dont le personnage central est un script-doctor, charcuteur professionnel sur ordre d’un producteur pour rendre  vendable un film (en écriture, en montage, en post-production) décrété invendable en l’état. Une fois décidé, une fois les droits négociés, je me pose une série de questions : qu’est-ce que l’adaptation ? Qu’est-ce que la transposition ? Jusqu’où puis-je aller ? Ne pas aller ? Pourquoi ne pas y aller ? Différence entre l’esprit et la lettre, etc…
Je passe un temps à examiner la chose sous tous les angles possibles, à tenter de préciser le terme « adaptation ». Je vois des films (presque tous sont adaptés de romans), lis des films novelisés, des BD devenues dessins animés, vois/écoute des opéras aux livrets tirés de romans, le tout sans critère de qualité aucun, sans hiérarchie de genre.
Anecdote personnelle : de 1998 à 2000, je travaille sur la série en dessins animé Belphégor. Il y a eu un Belphégor au cinéma en 1927 (H. Desfontaines), parallèlement (!) au roman-feuilleton (A.Bernède). En 1965, la version télé (C.Barma). Je passe sur quelques navets utilisant le nom Belphégor dans le titre. En 2000, notre Belphégor en dessins animés (J.C.Roger) ainsi que le film avec Sophie Marceau (J.P.Salomé). AUCUN de ces Belphégor ne raconte la même histoire. J’apprends à l’époque que le mot « adaptation » se limite à la négociation pour obtenir le droit d’utiliser le nom des personnages principaux.

Et donc, l’adaptation du roman de Tesich ?

J’écarte d’office l’idée d’adapter platement Karoo en collant des bulles sur une succession d’illustrations. Je veux une adaptation plus aventureuse. Dégager mon ressenti du fond en changeant la forme. Je pense à Godard qui fait le grand écart, dans les années 60, entre Masculin-féminin basé sur La femme de Paul de Maupassant profondément transposé, et Le Mépris, plus littéral par rapport au roman de Moravia.… Et c’est justement un jour en revoyant les 10 premières minutes du Mépris que je fais la découverte vers la Voie Royale !

Le Mépris : un homme de plume velléitaire, déchiré entre création et commerce, appelé par un producteur peu scrupuleux pour remanier le film d’un vieux génie du cinéma en train de tourner une version de « L’Odyssée », une femme qui le déconsidère, un accident de voiture catastrophique qui clôt l’histoire…

Karoo : un homme de plume velléitaire, déchiré entre création et commerce, appelé par un producteur peu scrupuleux pour remanier le film d’un vieux génie du cinéma, « L’Odyssée » (son unique fantasme inabouti de réalisateur), une femme qui le déconsidère, un accident de voiture catastrophique qui clôt -presque- l’histoire…

Karoo - Bézian - Delcourt : Gros pavés, romans graphiques, formats ...

Belle intuition !

DAMNED ! Karoo est une adaptation du Mépris !!! Pour me calmer, je relis le roman et tombe sur un détail inaperçu jusqu’alors : lors d’un entretien, Cromwell le producteur rend à Karoo un roman que celui-ci lui a prêté, Les Asiatiques de Frédéric Prokosh. Pourquoi précisément ce roman-là, sans rapport avec quoi que ce soit ? Je me souviens que Prokosh est le nom du producteur interprété par Jack Palance dans « Le Mépris » de Godard (Jeremy Prokosh). Bingo. Partant, je tire toutes les leçons d’un coup. Je peux m’amuser avec un roman dans la mesure où le résultat visé justifie le médium choisi : si je veux faire une bd à partir de ce roman, il faut que le résultat final soit infaisable autrement ! Pour ce faire, je dois utiliser le plus profondément possible tous les codes de la BD à ma disposition, sans faire du cinéma sur papier, ni de l’illustration. Je dois donner l’impression que cette histoire n’existe que sous cette forme et par elle !

« 80% de la BD se contente d’être du cinéma sur papier ».

Quelle leçon tirer d’un tel roman ?

Le propos de Tesich est déséspéré. Pour lui, depuis Homère, la fiction occidentale n’invente plus rien. Homère est le père. Définitif. Tout ce qui suit n’est que succédanés. Sous- entendu : « Même le roman que je vous livre est une adaptation ! » Saul Karoo ignore littéralement ce qu’est être auteur. Son métier consiste à dénaturer les oeuvres des autres pour les rendre commerciales.

Par rapport au Mépris, Tesich pousse les curseurs au rouge en dotant Karoo d’un fils adoptif dont il ne sait réellement pas quoi faire. Je fais dire à son ex-femme : « Tu n’es même pas l’auteur de ton fils ! Tu n’es l’auteur de rien ! » Constamment pleine d’une colère froide, elle lui en veut à mort. Tesich nous décrit son désir fou d’avoir un enfant, leurs essais répétés, leurs échecs sans appel. Elle ne pardonnera jamais à Karoo d’être stérile : Karoo est le nom d’un désert en Afrique du sud. Saul Karoo est un désert. Il ne peut et ne pourra jamais créer. Son père, totalement absent – on ne nous en parle que pour nous dire qu’il est mort- n’a jamais pu lui servir de modèle. Karoo ne sait pas comment être père. Ni comment on crée.

Et toi, comment envisageais-tu la réalisation ?

Je me suis retrouvé piégé à vouloir faire preuve de création, un acte d’auteur, à partir d’une œuvre dont j’avais découvert qu’elle était déjà une adaptation – et qui nous dit qu’on ne crée plus ! Déjà embarrassé d’une figure qui allait peut-être me hanter derrière l’épaule, je m’en découvrais trois d’un coup : Moravia, Godard…. Et Tesich.
Ce fut donc un challenge. Certes le pessimisme de Tesich reste présent, mais ce n’est pas ce qui m’a séduit, ni ce qui a motivé mon geste. Je suis un peu obsédé par « L’Odyssée » – sans doute à cause de L’Odyssée de Franco Rossi qui m’a littéralement hypnotisé en 1968. Et le thème, donc. En préface à L’Illiade, Giono affirmait qu’il n’y a finalement que deux types de fictions : des « Illiade » et des « Odyssée ». Plus récemment, Pierre Bergounioux dans son essai « Jusqu’à Faulkner » suggère que Homère a posé – presque – une fois pour toute LE point de vue de l’auteur romanesque : isolé, et qui décrit une situation qu’il ne voit pas.

Faisant de la bande dessinée en me piquant d’être auteur, j’ai trouvé en Karoo le terrain de jeu idéal. J’ai fini par me sculpter une ligne de conduite, aidé par la musique (populaire ou savante), la peinture, le cinéma, la littérature, la bd, l’illustration… Plus précisément tout art narratif et mixte (texte + dessin- illustration- musique-image animée, etc…). Ces temps-ci, je suis plongé dans le catalogue de l’exposition « Opéra-Monde » (Pompidou-Metz 2019).

Opéra Monde. La quête d'un art total | Centre Pompidou Metz

Et la méthode ?

Tout art poétique réside dans le « bricolage » évoqué par Claude Simon. Il me paraît primordial de se colleter aux opportunités qu’offre le médium choisi, quel qu’il soit. L’utiliser pour ce qu’il est, le plus profondément possible, de façon à ce que l’œuvre soit infaisable autrement, et justifie le choix d’un médium plutôt qu’un autre.
Je me suis rendu compte que 80% de la BD, depuis des années, (surtout celle dite « réaliste »), se contente d’être du cinéma sur papier. Les médias, les jurys, perpétuent régulièrement la confusion et restent la plupart du temps incapables de distinguo entre le flux du cinéma et la lecture tabulaire de la BD (une page sous le regard, ou deux en vis-à-vis). Perception /restitution du temps radicalement différente. Le regain d’intérêt pour certains vieux maîtres du genre (Winsor Mc Kay, Georges Herriman, Franck King…) devrait mettre à jour une évidence : leurs œuvres sont infaisables autrement. INADAPTABLES ! C’est dit. Si une œuvre est adaptable dans une autre médium que l’originel, sans « bricolage » préalable, c’est qu’elle n’a exploité ses possibilités que de façon paresseuse, en dessous des moyens.
D’où l’utilité incontournable à mon sens d’utiliser autant que possible les arcanes du médium choisi, (ici, la BD) les possibilités d’ellipses, les signes porteurs de sens, et éviter le « à la manière de ». Bien sûr tout ça ne garantit pas forcément un bon sujet. Mais il me semble qu’un bon sujet est gâché par une exploitation paresseuse des moyens, l’idéal étant d’harmoniser les deux au mieux. Beaucoup de livres se contentent d’être des romans sans être de la littérature…

L'autre fils de Saul, Karoo de Steve Tesich rendu un peu plus ...

Et la BD est-elle de la littérature ?

Pour ne parler que de la BD, une page de Master Race de Krigstein, de La grande Pyramide de Jacobs, de Mort Cinder de Breccia, de Philémon de Fred, du Garage Hermétique de Moebius, de La nuit de Druillet, de From Hell de Cambell & Moore, du Journal de Neaud, du Jimmy Corrigan de Ware, de Mort et Vif de Hautot & Prudhomme… est intraduisible au cinéma ou en littérature sans refonte complète et dénaturation. Chacun de ces auteurs tripatouille la BD à sa façon, ouvrant toujours la voie à d’innombrables possibilités.
J’ai essayé, pour « Karoo », d’utiliser la prépondérance du trait, des artifices de la presse (noir/blanc, bichromie, trame…) de jouer avec le gaufrier (l’assemblage des cases sur une page), l’invasion progressive du blanc synonyme de néant -absence de signes. Pour la narration, j’ai choisi de travailler l’ellipse (essentiel en BD, me semble-t-il), de prendre des libertés dans la chronologie, d’inventer un tout autre rythme que celui du roman (grâce aux irruptions d’une Odyssée fantasmée, entre autres…), de créer un équilibre entre le formulé et le non-dit. Ce qui induit le fait que je ne trouve pas le roman de Tesich particulièrement novateur, d’un point de vue littéraire ! On n’est pas chez Faulkner ou chez Burroughs. Mais en l’occurrence, il se trouve que la forme du roman est en parfaite cohérence avec le propos : à quoi bon l’avant-garde ? Le fond est tellement primordial, tellement organisé et pensé, sans un signe inutile, qu’une absence de style ne nuit pas. L’absence de style EST son style. Seule licence : le changement de point de vue (cf Bergounioux). D’une narration subjective à la première personne, on passe, après le cataclysme de l’accident de voiture, à une narration à la troisième personne, distancée, comme si le protagoniste était déjà mort, conscience éteinte. 

Quittons Karoo brièvement, et intéressons-nous aux supports à la création pour Frédéric Bézian ?

La musique fait partie de ce qui me tient debout. Mes goûts sont multiples et changeants, malgré quelques constantes. Évoquer tout ce que j’aime nous entraînerait trop loin trop longtemps ! Ça peut aller du paysage sonore d’enfance (Yma Sumac, la musique du Petit Prince (Maurice Leroux), chansons des années fin 50, le Modern Jazz Quartet,…), à la musique dite « contemporaine » (prédilection pour Xenakis, mais beaucoup d’autres vivants…), en passant par le rock post-punk (grand choc avec les expérimentations des Virgin Prunes début 80…) et Debussy, l’opéra de Wagner à nos jours, Bertrand Belin… Je crois que la mystérieuse réaction de chacun face aux musiques, outre les premiers échos dans la vie, n’est explicable que jusqu’à un certain point… C’est pour moi toujours aussi fascinant.

J’ai touché un mot de ce qui me motive en littérature. J’aime la fiction parce que j’y cherche un regard « prismé » sur le monde – dans tous les arts, d’ailleurs… Que la forme autant que fond me fasse travailler, soit l’occasion d’un rebond de mon cerveau sur les ellipses. J’ai longtemps baigné dans la littérature fantastique, avec une prédilection pour l’évocation du « presque rien », tout en reconnaissant qu’Edgard Poe était un maître pas seulement dans ce domaine. Vers 20 ans, j’ai découvert Faulkner, et j’ai mis quelques années à laisser passer l’onde de choc. Proust. Pérec. Dashiell Hammett. Cervantès. Homère. Retour sur Faulkner dont j’ai fini par tout lire ou presque. Puis, trouver une ligne : Balzac, Flaubert, Proust, V.Woolf, Faulkner, C.Simon. Mais Faulkner, comme Xénakis en musique, me met systématiquement en éveil et en appétit, fait résonner mon cerveau comme rien d’autre.

Frédéric Bézian — WikipédiaEt Les premiers maîtres à dessiner ? Qui, quoi, quand, où, pourquoi (Christophe, Franquin… ?)

J’ai cité plus haut quelques auteurs de BD. Là aussi, mon panthéon est vaste, des vieux maîtres jusqu’aux actuels. Cela dit, en quelque branche créatrice que ce soit, j’appréhende autant des grandes œuvres que celles dites « populaires » . C’est plus visible en BD, où je navigue entre les « petits formats » et les indépendants les plus expérimentaux. J’ai oublié de citer Forest: il y règne parce que j’aime autant sa Jonque Fantôme vue de l’orchestre  que Charlot !

Le cinéma ?

Le cinéma est aussi un de mes piliers. Énorme. Fascination pour une vue sur le monde, le « regard substitué » dont parle Langlois. Mais aussi une vue sur le temps. Le cinéma est assez ancien désormais pour nous montrer un monde qui n’existe plus, et l’évolution de l’imaginaire dans chaque pays, de son mode de vie, de ses pensées, de ses comportements, etc… Notre expérience actuelle du confinement va peut-être nous rendre plus flagrante l’importance de l’Histoire du cinéma… et son futur ! Mon expérience de compositeur/accompagnateur à la Cinémathèque de Toulouse m’a porté très tôt vers le cinéma muet, ce qui m’a montré l’importance d’un manque dans une expression quelle qu’elle soit : l’absence de son au cinéma, l’entre-deux cases en BD, le silence en musique, l’air dans une composition graphique, l’ELLIPSE, font « rêver » le spectateur/lecteur/auditeur sans qu’il s’en rende compte. Dans une alternance de vide et de plein, il reconstitue les vides pour lui, mentalement. C’est une des merveilles des arts. Le « discours » du cinéma muet, suite ordonnée de séquences où tout converge vers un sens qui n’est pas audible, me fascine toujours. Chez les Premiers (Méliès, Feuillade…), les burlesques (Laurel et Hardy, Keaton,…), ou autres (Oswald, Murnau, Lang…). J’évoque dans Karoo la période du passage entre le muet et le sonore, qui a laissé des réalisateurs un peu hagards dégager parfois une poésie involontaire (Duvivier, J. Whale), et d’autres qui ont immédiatement tiré parti de la situation (Lang, Vigo…) Ici aussi, j’ai fini par tracer une ligne formatrice (Lang, O.Welles, Godard, …) scandaleusement oublieuse de nombre de maîtres (japonais, par exemple). Mais comme dans toute matière, il vaudrait mieux citer des œuvres plutôt que des noms : personne n’est génial ou nul tout le temps… me semble t-il…

Karoo de Bezian, aux Editions Delcourt
https://www.editions-delcourt.fr/serie/karoo.html

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