2035. David Guetta est devenu le maître du monde cinq ans plus tôt et The World Is Mine, le parti unique qu’il a fondé, terrorise la population : l’uniforme F*** Me I’m Famous est désormais la tenue réglementaire de tout bon citoyen, Fun Radio est depuis 2 ans la radio officielle du pouvoir et EMI est la seule maison de disque capable d’exercer en toute légalité. Triste Monde Tragique. Mais la Résistance s’organise dans le sud de l’Angleterre…
The Court of The Crimson King, un bar désaffecté du Kent. Les néons du bouge des environs de Canterbury ne clignotent plus depuis longtemps. Le jukebox poussiéreux et patiné est pourtant toujours là, tout comme le portait de Syd Barrett, accroché au-dessus du comptoir. L’estancot s’est juste transformé en quartier général des contestataires du Roi David, surnommés les Marillion Fighters. Des vétérans de la musique d’antan – celle où l’on pouvait encore se passer d’Autotune et de platines – venus de l’Europe tout entière, tous réunis en secret dans l’espoir de renverser le tyran pour faire résonner le Rock Progressif qu’ils affectionnaient tant… Peu d’entre eux s’en sont tirés vivants, inutile de le préciser.
La rébellion est menée par un certain Robert F., guitariste âgé maintenant de 89 ans, élu leader du mouvement un peu malgré lui, préférant largement son rôle de compositeur de l’ombre. C’est surtout son curriculum qui lui a valu cet honneur : la conception d’un album de légende en 1969, la révolution sexuelle et la conquête spatiale des années 1970, c’est dire s’il en avait vu des lunes… Mais Robert n’a plus le temps de se replonger dans son glorieux passé, il a un combat à mener. C’est pourquoi tous ses amis survivants sont là aujourd’hui… Il entre dans le bar, une sacoche de cuir en bandoulière.
– « Qu’est-ce que je vous sers, chef ?
⁃ Ne m’appelle pas chef, Pete. Tu as traversé les mêmes épreuves que moi. Et même si je suis plus vieux que toi, tutoie moi, je préfère.
⁃ Qu’est-ce que je te sers ?
⁃ Un Fripper Tonic. Sec. »
Le barman s’appelle Peter Gabriel. Un camarade que Robert n’avait pas revu depuis 1975. Peter avait alors quitté Genesis pour jouer en solo. C’était probablement mieux ainsi pour lui. Il avait finalement décidé de revenir, « en souvenir du bon vieux temps », et Robert avait apprécié ce beau geste.
Il vide son verre d’une traite, il sait qu’il a une lourde décision à prendre ce soir. L’effet du cocktail est toujours aussi intense, même après toutes ces années. Robert sent un long courant chaud circuler dans ses veines qui l’apaise instantanément. Il se tourne et voit Thom Yorke se tenant près du jukebox, qui vient tout juste de presser le bouton « Yes – Close To The Edge » : le diamant traverse avec difficulté le micro-sillon, cela fait plus de 30 ans que le vinyle n’a pas servi.
– « Tout le monde est là, Pete ? demande-t-il dans un demi soupir.
⁃ Tous ceux qui ont réussi à échapper aux flics…
⁃ C’est déjà ça. Il mâchouille la rondelle de citron qui se trouve dans son verre.
⁃ Je ne sais pas si on pourra continuer longtemps comme ça, Robert… confie-t-il, les yeux dans le vide.
⁃ Nous sommes là pour trouver une solution. Il fixe le visage de Peter, le regard malicieux.
⁃ Je te sers la petite soeur ?
⁃ Non merci. Je dois garder la tête froide. La nuit va être longue… Rentre chez toi. Ils doivent tous t’attendre à Solsbury Hill.
⁃ Ils ont tout rasé Robert. Je n’ai plus que vous maintenant. Je reste jusqu’au bout, que ça te plaise ou non.
⁃ Très bien. Va pour la petite soeur… »
Après ce second shot aussi efficace que le précédent, Robert s’assied au bout d’une grande table d’ébène où se sont déjà installés Mike Oldfield, Roger Hodgson, et Robert Wyatt. Le conseil des anciens débute sous l’oeil curieux de Steven Wilson, le compositeur de Porcupine Tree, occupé à dépoussiérer une vieille édition de Tago Mago, au comptoir. Il fait un signe de tête à Robert qui lui rend la politesse, en silence. Peter essuie rapidement le verre de Robert et les rejoint.
– « Salut les gars.
Robert essaye de ne faire transparaître aucune émotion mais il est ravi de voir ses comparses attablés ici, dans ce bar, dans leur bar. Les trois lèvent les yeux en direction de Robert, probablement avec le même sentiment.
⁃ Salut Robert.
⁃ Est-ce que vous avez des nouvelles des absents ?
⁃ Beaucoup d’entre eux sont tombés au combat. Leur musique leur survivra, ne t’inquiète pas. Il s’agit maintenant de trouver un moyen de résistance efficace et de toucher les jeunes générations, de leur montrer la voie que nous avions ouverte à l’époque, leur faire comprendre que le Rock progressif est plus qu’un style, que c’est le rêve d’un nouveau monde, presque une science-fiction pleine d’espoir… déclare Roger, dont la détermination se ressentait dans sa voix d’habitude si aiguë et légère, comme lorsqu’il chantait Child of Vision avec ses potes de Supertramp.
⁃ Mais toutes les ondes sont contrôlées par The World Is Mine. Aucune turbulence possible, ajoute Mike, amer.
⁃ Alors notre musique devra emprunter d’autres chemins, termine Robert Wyatt en tapotant des doigts sur la table, comme s’il était installé derrière les fûts de Soft Machine.
⁃ Et tu as une idée en particulier ? Sans argent ni ripoux à soudoyer, bonsoir ! ironise Mike.
⁃ Non Mike mais je pense qu’il ne faut pas se laisser abattre, rétorque le batteur, en tapotant de manière plus prononcée sur la table.
⁃ Et si l’on se servait de ça ? Robert pose sa sacoche sur la table et en sort un épais livre à la couverture noire.
⁃ Qu’est-ce que c’est ? demande Peter.
⁃ L’Anthologie du Rock Progressif, un livre paru en il y a 25 ans, qui retrace nos histoires. Notre histoire. Robert déglutit et reprend : c’est le seul exemplaire que j’ai pu sauver, les autres ont brûlé…
⁃ Le livre parle de nous ? Tu es sérieux, là ? Mike, sceptique, fait la moue.
⁃ Oui Mike. De nous et de tous nos compagnons qui sont partis. Nous devons le lire et le diffuser partout où cela est possible, distribuer des exemplaires aux ados, tager des extraits sur la façade d’EMI, enfin tout faire pour qu’un maximum de personnes puissent le lire. Peut-être que les notes de notre musique résonneront de nouveau…
⁃ On ne pourra jamais faire ça, tu es complètement cinglé, exulte Mike. Tout le monde va payer de sa peau pour…
⁃ Mike, tu es très vieux, comme tout le monde à cette table. Tu n’as plus rien à perdre, coupe Robert.
⁃ Et tu penses que les autres sont prêts à te suivre ?
⁃ J’en suis.
⁃ Moi aussi.
⁃ Idem. Les trois répondent répondent cash, en défiant Mike du regard.
⁃ Bon. Par pur esprit de camaraderie, je vous suis bande de vieux croûtons. Après tout, on doit bien ça à nos potes disparus. »
L’organisation du plan se poursuit jusqu’à l’aube. L’air est frais lorsque toute la fine équipe quitte le bar.
2040. Les membres des Marillion Fighters sont tous morts ou portés disparus. Près de Canterbury, des gamins s’amusent à jouer au gendarme et au voleur dans un bois. L’un d’eux trébuche près d’un arbre, l’autre ne l’a pas vu tomber et continue à courir. Il se relève et regarde la cause de sa chute : un bout de bois où il est inscrit The Court of… C’est un fragment de l’enseigne du bar, qui a été détruit. Le gosse soulève le bout de bois, y trouve un livre; en partie déchiré mais encore tout à fait lisible. Il le prend discrètement et le cache dans son pull. En rentrant chez lui, le gosse fonce dans sa chambre, ouvre la relique puis s’attelle à la lecture. Il en sortira bouleversé, persuadé que lui aussi, un jour, reconstruira le bar et la musique oubliée. Le dernier hommage possible, pour honorer le rêve de Robert et tous ses amis.
« Anthologie du rock progressif » par Jérôme Alberola // Voyages en ailleurs // Camion Blanc
2 commentaires
« Mike, amer » Excellent!
Cet article est la plus gigantesque et confuse branlette dont je n’ai jamais été témoin.