YouTube est loin de se résumer à des pranks teubés, des vlogs lifestyle chiants comme la pluie et des vidéos « réaction » sans intérêt. Avec sa « grosse voix de fumeur sympathique », Alt 236 voyage vers les visuels artistiques les plus bizarres, des peintures de Jérôme Bosch jusqu’à l’Alien de H.R. Giger et aux enfers SM de Clive Barker. Une anomalie face aux titres putaclic et aux montages surcutés.

Pour s’assurer un gros trip d’images tout droit sorties d’une autre dimension, mieux vaut se caler devant YouTube qu’ingérer des substances cheloues. De vidéo en vidéo, Alt 236 – alias Quentin – creuse dans l’esthétique du fantastique et de l’étrange, en liant à chaque fois une multitude de références tirées de la pop culture, de l’underground et de l’art classique. SF, horreur, fantasy, post-apo, psychédélisme, surréalisme, romantisme noir… Sur sa chaîne, le youtubeur explore (pour ne citer que quelques exemples) les œuvres d’Alejandro Jodorowsky, M. C. Escher, Zdzisław Beksiński, Wes Craven, mais aussi les mythologies derrière des jeux comme Bioshock, Dark Souls, Bloodborne, et des mangas comme BLAME! ou Berserk (sur lequel il a d’ailleurs écrit un bouquin, À l’encre des ténèbres).

Le tout en touchant à des thèmes tels que la robotique, les cauchemars ou encore la représentation des extraterrestres et des monstres. Une fascination cultivée gamin, quand il flippait face à la mort. « C’est un peu tarte à la crème, mais j’ai eu une éducation catholique, très soft, raconte Alt 236. Le truc, c’est que je n’ai jamais réussi à croire. Et sans un dieu pour te dire « t’inquiète, tout va bien se passer », ça peut être un peu terrifiant. Pour autant, je ressentais un besoin de magique et de surnaturel. Pour moi, ça passait par l’imaginaire.« 

Adopte un Créatif : Interview avec ALT 236 - Eklecty-City

Quentin, qui tire son pseudo de l’ancien raccourci clavier (Alt+236) pour taper le signe ∞, explique avoir trouvé dans l’art « l’une des rares choses vraiment infinies, cosmiques« . Pratique pour ne jamais se retrouver à court de sujets : « Ce qui m’attire dans toutes ces œuvres sombres ou cryptiques dont je parle, c’est le mystère de la création artistique : comment l’humanité est capable d’imaginer des mondes sortis de nulle part ? Il y a une forme de langage sacré et mystique lié à la symbolique. Et l’art permet d’utiliser ses angoisses comme un vecteur esthétique de sens, de philosophie, de beauté.« 

Alt 236 se souvient être allé faire un tour très jeune dans les musées : « Ma mère m’emmenait notamment voir des tableaux de Jérôme Bosch. J’ai réalisé que même les gens « normaux » pouvaient kiffer des choses aussi bizarres. J’ai aussi été initié à ces univers par « Les Crados » d’Art Spiegelman, avec ce côté très dark et ces illustrations style Mad magazine complètement dingos.« 

« Aux Beaux-Arts, j’étais dealer de films »

Alt 236

De quoi déclencher une espèce d’addiction iconophile. « Quand tu mets le doigt là-dedans, tu commences à digger toujours plus d’images, se rappelle Quentin. Et comme j’avais une maman prof de français, avec une culture « sérieuse », j’ai toujours été partagé entre les pochettes de metal, les slashers et des trucs hyper nerds d’un côté, et un amour pour l’art classique de l’autre. Sans dire que tout se vaut, plein d’œuvres actuelles perçues comme déviantes sont juste les Bosch d’aujourd’hui. Certes les codes évoluent, mais quand tu regardes les images avec bienveillance, tu peux aller chercher le réseau neuronal qui existe entre les époques. C’est mortel et en même temps super logique de comparer une peinture de Goya et un film de Clive Barker.« 

Si sa chaîne rassemble aujourd’hui 240 000 abonnés et cumule 13 millions de vues depuis 2016, Alt 236 a longtemps ramé avant YouTube. Après des études interrompues et une tentative dans la musique (“On avait un groupe, le rock ‘n’ roll dream classique… Un échec cuisant“), il a ensuite postulé aux Beaux-Arts de Paris : « J’étais dealer de films, certains profs me demandaient des trucs introuvables sur mon disque dur… Là-bas, je suis entré en peinture. Comme je côtoyais des gens très doués, ça m’a calmé sur mes capacités. Mais je me suis aussi révélé, j’avais une envie de ouf de créer, avec Internet comme canal. Donc je me suis formé un peu tout seul en montage et Photoshop. Au total, il y a eu une traversée du désert de 10 ans, je touchais à tout mais je n’étais pro en rien, heureusement qu’on m’a soutenu. Je gardais un CDI, avec quelques heures d’arts plastiques en plus.« 

C’est là qu’il commence à écrire ses premières vidéos, avant de les poster. La chaîne, qui ne marche d’abord « pas vraiment« , est un jour partagée par Patrick Baud (alias Axolot), ce qui attire 4000 nouveaux abonnés d’un coup. Alt 236 décide alors de bosser deux fois plus avec des formats longs comme « Mythologics » et « Stendhal Syndrome », en mélangeant docu, analyse des symboles, narration immersive et souvenirs persos. Dans ses vidéos, qui prennent parfois près d’une heure à mater, Quentin a entre autres choisi de ne plus montrer sa tronche et de s’éloigner des clichés putaclic : « En me basant sur certains retours, j’avais un moment tenté de rentrer dans un format YouTube. Je suis même allé jusqu’à faire des sortes de tops 10, avec des sélections de choses que j’aimais, et j’étais à deux doigts de mettre ma tête en miniature. »

« Je n’ai jamais consulté mes statistiques, ça m’angoisse »

Alt 236

Plutôt que pousser les viewers à cliquer sans réfléchir, il mise tout sur le mystère : « Vu que je n’aime pas ma gueule, ça tombait bien ! J’étais beaucoup plus à l’aise. Je regrette presque d’avoir montré ma tête au début de la chaîne et en interview, j’aurais trop aimé dire « putain, personne ne sait qui je suis », ça aurait été plus marrant. » Encore aujourd’hui, Alt 236 ne sait pas totalement expliquer « le miracle » : « La visibilité est peut-être venue parce que, bizarrement, je suis arrivé avec un truc en dehors de la norme, dans un YouTube très saturé, coloré, sucré, presque étouffant. Non pas que j’étais spécial, mais le format « essay », qu’on trouvait beaucoup plus aux Etats-Unis et en Angleterre, ça n’était pas la culture en France. La mode, c’était flatter l’algorithme. Je n’ai jamais consulté mes statistiques, ça m’angoisse, je ne veux même pas y penser.« 

Le youtubeur s’impose toutefois de « ne pas rester coincé dans une niche » : « Je traite de sujets hyper obscurs en faisant en sorte que même quelqu’un qui n’y connaisse rien puisse tout comprendre. Je parle certes aux communautés de spécialistes, mais je veux surtout que les néophytes se sentent invités. Même si, par exemple, on n’aime pas les films d’horreur. Et l’émotion la plus forte, c’est quand tu découvres des images qui te donnent le vertige.« 

Alt 236 crée aussi lui-même ses soundtracks, en formant un « binôme étrange » avec un pote, AL9000 : le premier compose les mélodies, le second s’occupe des arrangements et du mixage. « Rock, électro, trip-hop… J’ai traversé toutes les époques d’un gamin des années 80, mais aujourd’hui je n’écoute plus tellement de groupes, raconte Quentin. Vu que je travaille tout le temps, je me mets des BO de films et de jeux vidéo. De la musique en général sans paroles, pour me mettre dans une ambiance et écrire.« 

Pour ses « petits voyages sonores« , il cite tout de même quelques influences comme « Aphex Twin, l’electronica, le label Ninja Tune et Amon Tobin » : « Je me suis rendu compte que je pouvais jouer seul, avec un ordi. Après, je ne sais ni lire, ni écrire la musique : je fais quelques notes sur mon clavier puis je passe au piano roll, avec des accords que je serais incapable de rejouer au piano. Je ne prétends pas faire de la grande musique, j’assume le côté bricolage, un peu branlant. Pour autant j’y mets toute mon émotion, et beaucoup de temps. On a même sorti un album, comme quoi tout est possible.« 

Hacking et Do It Yourself

Cet esprit indé, DIY et touche-à-tout se retrouve dans les flopées de projets qu’Alt 236 mène en parallèle. Jeu vidéo, série, réédition du Necronomicon de Giger, coécriture d’un roman graphique de dark fantasy (Astra Mortem, dont le financement participatif a été bouclé avec plus de 300 000 euros), nouvel album… Avec l’aide de Gilles Stella (des émissions de ciné Crossed et Chroma), il prépare aussi Underscore : un programme en cinq épisodes pour la chaîne d’Arte, sur les sources de vertige d’Internet liées par exemple aux creepypastas et aux memes.

« Je sors une vidéo tous les deux mois donc j’angoisse, admet le youtubeur. J’ai peur que tout s’arrête du jour au lendemain, même si je n’ai pas à me plaindre. J’ai tellement galéré, maintenant dès qu’on me propose une opportunité géniale, je ne peux pas refuser, du coup je bosse beaucoup… Aussi, j’essaie de rester aux manettes. On vit une période de hacking : on peut souvent se démerder tout seul avec un ordi, sans thune, et apprendre tout un tas de trucs avec des tutos. C’est démentiel. » Quentin, dont la chaîne est financée directement par son public via Tipeee, a en tout cas pu quitter son taf alimentaire : « Ça permet d’éviter la pub et les opé spé, les gens me font confiance et je n’ai pas envie de décevoir. Je vis depuis quatre ans grâce à ce que je crée sur YouTube, c’est ouf. Je touche du bois.« 

Âgé de 40 ans, il a aujourd’hui un fils, dont le 2e prénom – Jheronimus – fait référence au vrai nom de Jérôme Bosch (Jheronimus van Aken) : « C’est con, on aurait pu choisir Jean-Jacques Goldman, mais je trouve Bosch plus stylé. Ma femme hésitait, j’ai fait du lobbying. Pareil, l’état civil n’était pas chaud, mais quand j’ai dit que c’était Jérôme en latin ils n’ont pas fait chier. Quand il aura 15 ans, il me demandera peut-être d’où vient ce 2e prénom chelou. Je lui montrerai sur Google Images, ou dans un musée, ça sera encore mieux.« 

Si choper le syndrome de Stendhal ne vous fait pas plus flipper que ça, vous pouvez vous paumer sur la chaîne d’Alt 236, écouter son album sur Bandcamp et même le soutenir sur Tipeee.

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