Avec son casting et son ambition, annoncée et maintes fois repoussée au point de perdre espoir, l’arlésienne ultime du cinéaste légendaire se présente comme un des évènements ciné marquants de cette fin de décennie. Alors que les débiles du MCU s’étripent pour savoir si Avengers est un vrai film, on a jeté un œil dans le rétro pour mesurer le cadeau de cette odyssée où les plombs se perdent telles des larmes entre les rides et la place culturelle de son expert fabriquant.

Chacun possède sa porte d’entrée avec le cinéma. Que ce soit avec un film, un réalisateur, un courant artistique, un acteur, une actrice, une période ou un pays, chaque spectateur est tombé amoureux de la pellicule à sa manière. Tant de parcours, tant de portes ouvertes à différents âges d’une vie. Certains évidents, d’autres plus abscons.

Pour une bonne partie de la cinéphilie mondiale, Martin Scorsese représente bien plus que « le meilleur cinéaste en activité ». Il demeure autant le vestige d’une période charnière célébrée (le très fantasmé Nouvel Hollywood) qu’une main tendue vers l’avenir avec sa double casquette de conservateur/restaurateur d’œuvres perdues et de producteur, soutenant les jeunes talents actuels. Un homme précieux, brillant, aussi talentueux que profondément indispensable à son art, équilibriste idéal partagé entre le passé et le futur, l’expérimental et le populaire. A tel point qu’à près de 77 ans, Martin Scorsese est devenu plus qu’une marque mais un cri rassembleur pour des cinévores transgénérationnels. Autant signe prometteur de travaux pionniers subversifs à l’exigence constamment repoussée que moteur d’une vivacité et d’une joie de vivre toujours intacte.

Là où un Brian De Palma vieillissant s’enferme dans une ringardise toujours plus gênante, où Francis Ford Coppola peine à rassembler les fonds pour ses projets ambitieux, le génie de Little Italy, comme Steven Spielberg dans sa dernière partie de carrière, réunit encore les capitaux nécessaires sur des paris obsessionnels casse-gueule. Des films-passions, muris en secret depuis plusieurs décennies comme le terrassant Silence sorti en 2016, adaptation du roman de Shusaku Endo, qu’il mit près de vingt ans à amener aux salles.

Avec The Irishman, l’exploit a presque eu lieu. A la différence que cette dernière toile du maître, aussi vieille dans sa tête que l’était Silence, ne sera visible ni au ciné indé de votre quartier ni au multiplex de la périphérie. Eh oui, c’est bien la plateforme de streaming Netflix qui diffusera cette future perle du 7ème art le 30 novembre prochain en France. C’est aussi elle qui a avancé les 175 millions de dollars de budget afin que Scorsese puisse accoucher d’une vision sans compromis. Comme si tout cela n’en disait pas déjà assez sur l’état de l’industrie, ajoutons que lorsque le plus grand cinéaste vivant donne son avis sur la santé de son art, il provoque un tollé général de la part des ayatollahs du MCU à la mémoire courte. Un cinéaste forcé de faire du streaming, un film unique qui ne sort pas en salles mais bien sûr, Hollywood et les institutions ne sont « jamais » le problème. Car qu’est-ce qu’aujourd’hui qu’une « vision sans compromis » ?

C’est une œuvre somme aux 309 scènes compilées sur 3h30. C’est un défi technique, technologique, humain et logistique impressionnant. C’est un découpage composé de plus de 1000 plans étalés sur 117 décors sur une période de 108 jours de tournage. C’est une proposition VFX immense qui voit des légendes de l’écran rajeunir et vieillir en un battement de cil. C’est la première collaboration entre l’auteur de Taxi Fucking Driver et Al Muthafuckin’ Pacino. La première et peut-être la seule ! Et enfin, c’est la prolongation à l’image d’un des plus mythiques et influents duo metteur en scène/acteur que cette Terre n’est jamais portée. Certains cinéphiles tétaient encore le sein lorsque sortait Casino en 1995. Certains n’étaient même pas nés. Mesurons notre chance de voir Robert De Niro tourner une nouvelle fois avec Martin Scorsese en 2019. Le cinéma a brisé tant de rêves, tant d’œuvres destinées au firmament que nous ne verrons jamais. Selon ses humeurs. Selon les modes.

Peu de films ressemblent à The Irishman à tel point qu’il semble difficile de lui trouver une comparaison crédible présente ou passée. Tantôt Once Upon a Time in America dans sa thématique. Tantôt Ang Lee dans son expérimentation formelle. Des facteurs d’excitation qui cumulent dans la présence de Joe Pesci et d’Harvey Keitel au casting ainsi que de Steven Zaillian (La Liste de Schindler, The Night Of, American Gangster) au scénario. Alors que vaut la somme de toutes ces attentes, de tous ces sacrifices, de cette éclipse pelliculaire qui jaillît une fois dans une vie ?

Résultat de recherche d'images pour "the irishman scorsese"War Is Hell

The Irishman est un champ de cadavres doublé d’une réflexion sur ses instigateurs. Tels les grands récits populaires, il travaille la grande Histoire à travers la petite. Celle de cannibales qui engloutissent leur pays, leur famille et leurs proches au nom de « codes d’honneur », « de jobs » et « d’intérêts supérieurs ». Fresque humaine bouleversante, l’intrigue suit l’un d’eux à travers une série de périodes clés du XXème siècle aux Etats-Unis. Frank Sheeran (Robert De Niro) est un vétéran de la Seconde Guerre Mondiale qui cherche du travail après avoir combattu en Italie. D’abord livreur de viande, Frank va dévoiler petit à petit ses nombreux talents acquis au combat en devenant tueur à gages pour la mafia new-yorkaise. Un boulot comme les autres qui lui attirera la sympathie du boss local Russell Bufalino (Joe Pesci) ainsi qu’Angelo Bruno (Harvey Keitel). Bardé d’une réputation exemplaire aux yeux de la Mafia, Frank gravit les échelons pour finalement devenir le garde du corps de Jimmy Hoffa (Al Pacino), chef syndicaliste influent de la fin des années 50.

Tout ça au bout d’une heure de métrage !

Inutile de dire à quel point De Niro et Pacino sont extraordinaires. Toutefois, sous la houlette d’un maître qui connait les pans entiers de leurs palettes, ils peuvent sonder des recoins de leur gravitas, très peu si ce n’est jamais explorés.

Chaque Scorsese étant un puzzle mental, le réalisateur ne dévoile pas les traumas ou la nature de Frank Sheeran dès son ouverture, à l’instar de son scénario labyrinthique dont il faut retirer les couches une par une pour comprendre l’ambition inédite dans la filmographie du metteur en scène. Car tout ce récit sur Sheeran et son ascension dans la mafia des sixties fait partie d’un immense flashback fleuve initié par un vieillard pourrissant en EHPAD. Le fil rouge de cette mélancolie réside dans un trajet en voiture en 1982 entre Frank Sheeran, Russell Bufalino et leurs femmes. Anodine en apparence, la balade servira de métaphore à ce walk down to Memory Lane à la sauce Underground USA où les lieux décrépis serviront de rappels à un passé douloureux enfouis. Au programme, nous retrouvons plusieurs patterns propres aux récits mafieux crépusculaires : des conversations à rallonge qui peuvent exploser sur un détail, des montages excitants mélangeants glamour et violence extrême, une bande son éclectique passant du Muddy Waters aux Five Saints en une fraction de secondes et une voix-off ironique trempée d’humour noir.

Chaque élément est à sa place telle une horloge suisse mais Scorsese, en grand musicien revisitant ses classiques, s’amuse à changer les notes pour que le énième film sur cette société de l’ombre sente neuf. Un Joe Pesci à contre-temps, offrant une partition en retenue pudique, à mille lieux des « Funny how » qui l’ont fait rentrer dans la pop culture. Une durée prométhéenne mentionnée plus tôt où la fièvre de Goodfellas, Casino ou The Wolf of Wall Street s’estompe sur le regard triste d’une vie perdue. Et enfin une technique de-aging qui peut distraire mais reste révolutionnaire dans un cinéma « traditionnel ». Ce n’est pas nouveau : depuis The Departed, le réalisateur tord les attentes.

Résultat de recherche d'images pour ""the irish man""Pour la première fois, le personnage de Matt Damon ne trouvait pas la rédemption à laquelle avaient droit Ray Liotta, Robert De Niro et tant d’autres dans la structure narrative usuelle. Mais dis donc Jamy, c’est quoi un « Marty Script » basique ? Eh bien Fred, c’est très simple ! L’intrigue démarre par une montée vers le succès dans sa première partie, juvénile et vivifiante. Vient dans un second temps le bonheur, partie courte et très vite brisée par un élément perturbateur inattendue qui va amener dans un troisième temps la déchéance. Souvent ignorée dans les récits scorsesiens types, elle révèle définitivement le protagoniste à travers des choix cornéliens sur son mode de vie, son argent, sa culture, son ambition, sa famille et le prix qu’il sera prêt à payer pour sauver les meubles de son Eden corrompu. Enfin, la quatrième et dernière partie du tableau appuie la morale finale, épilogue métaphorique sur la repentance prétexte à un pot-pourri d’imagerie christique. Jusqu’aux années 90, le réalisateur portait un œil plein de compassion sur ses hors la loi. Il ne les excusait pas pour leurs horreurs mais leur conférait un certain romantisme au sein d’un exil doux-amer. Mais depuis 2006, le désenchantement de Scorsese s’est durci. Notamment envers les prêtres qui ont troqué leur foi ou ceux qui ont carrément vendu le monde comme Jordan Belfort, trop perdus pour une Epiphanie.

Cry of Battle

Dans The Irishman, cette mue continue sa progression en s’étalant sur l’âge des acteurs, l’innovation visuelle et la virtuosité sans cesse renouvelée. A la différence du pessimisme ou de la douleur qui gagne du terrain face au poids de l’Histoire et des désastres du Temps. Cette noirceur, elle s’assume dans l’amitié sacrifiée entre Jimmy Hoffa et Frank Sheeran lors d’un gala en son honneur.

Inutile de dire à quel point De Niro et Pacino sont extraordinaires : le pedigree des deux hommes parle pour eux, sculpteurs clés de la Méthode. Toutefois, sous la houlette d’un maître qui connait les pans entiers de leurs palettes, ils peuvent sonder des recoins de leur gravitas, très peu si ce n’est jamais explorés. Des acteurs qui ont tout joué, qu’on a trop souvent condamné à une retraite anticipée ou figé dans une posture d’idole inatteignable. Du haut de ses 80 printemps, Al Pacino étonne encore de justesse, bouillonnant d’énergie dans ses discours prolétariens aux camionneurs, de fureur lorsqu’il conchie les Kennedy devant ses assistants penauds et de tendresse lorsqu’il amuse ses petits-enfants en oncle facétieux. Un personnage multi facette ultra charismatique qui n’a aucun mal à conquérir un tough guy tel que Frank Sheeran.

Résultat de recherche d'images pour "the irishman scorsese"Possédé par une soif d’indépendance, Jimmy Hoffa se pense « libre » dans une organisation tentaculaire et un pays qui le dépassent. Frank devient malgré lui ce rappel cruel d’un monde secret auquel personne n’échappe, peuplé de « dieux » inaccessibles y compris aux caméras de Scorsese. Des êtres qui font et défont des présidents, quitte à leur loger une balle le 22 novembre 1963 en Lincoln Continental à Dallas. Quitte à forcer Frank à vendre son ami leader syndical en l’assassinant. Quitte à ce que Frank perde à jamais l’amour de sa fille, Peggy, interprétée par Anna Paquin. Cette dernière n’a qu’une réplique dans les 209 minutes du film mais chez un chef d’orchestre à l’image de Scorsese, tout est une question de dosage. En une phrase plus précise qu’un coup de feu de son paternel, elle éclipse toutes les jérémiades d’Anthony Provenzano et autres porte-flingues qui traversent l’histoire. Cet arrière-goût complotiste donne un côté sale gosse à ce film, crachant du bout des lèvres sur les monuments sacrés de l’Oncle Sam. D’un air de dire « et si tous vos mythes étaient construits grâce au banditisme ? » Malin, surtout lorsqu’on se souvient du financement frauduleux de The Wolf of Wall Street qui nous a offert un constat culte sur l’avidité et la démesure dans nos sociétés modernes.

Et après, quoi ? Qu’est-ce qu’il y a à dire ? Que peut-on rajouter ? Que peut-on faire devant les rides naissantes sous les yeux d’un parent ou les siens ? Devant les rôles qui se brouillent entre les cow-boys et les indiens, les flics et les voleurs, les bourreaux et les victimes ? Quand l’amour et la haine cèdent à l’oubli ? Quand rien ne reste face au Temps ? C’est à ses questions insolubles que The Irishman offrent des éléments de réponse. On ne mesure pas encore l’importance de ce film et sa résonnance vertigineuse : laissons pour une fois le Temps les construire.

Ah oui et aussi, trouvez-vous une télé et une très grande si possible !
Achetez la exprès ou volez la à votre voisin ; on s’en fout !

Le film somme d’un cinéaste légendaire, c’est plus rare qu’une Coupe du monde.

 

 

 

 

 

 

 

 

5 commentaires

  1. je suis en retard je pars voir LE TRAÎTRE, c pôle emploi qui régale! aller savoir Pourquoi?

  2. « Et enfin, c’est la prolongation à l’image d’un des plus mythiques et influents duo metteur en scène/acteur que cette Terre n’est jamais portée. »
    > mythiques et influents duoS + que cette Terre n’AIT jamais portÉ

    « Vient dans un second temps le bonheur, partie courte et très vite brisée par un élément perturbateur inattendue »
    > un élément inattendU

    « Des acteurs qui ont tout joué, qu’on a trop souvent condamné à une retraite anticipée ou figé dans une posture d’idole inatteignable. »
    > Des acteurs […] qu’on a trop souvent condamnéS […] ou figéS

    « Achetez la exprès ou volez la »
    > Des tirets !

    Critique sympa sinon. Tu peux supprimer mon commentaire après avoir corrigé les coquilles.

  3. ben ouwais si articles fées_condés sous trOp, un wk_nd bancal & banal, payé au lances_piges, ben waouais! v’là la relève du Bangs,

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*
*

partages