S’il vivait aujourd’hui, Voltaire regarderait la chaîne HBO, se passionnerait pour Breaking Bad et House of Cards, et ferait probablement partie de l’armée de l’ombre des bénévoles qui traduisent les séries étrangères en français. Pourquoi Voltaire ? Sur son temps libre, le philosophe s’amusait à traduire les œuvres anglaises de John Locke et de Shakespeare. Du reste, il fut le premier à le faire. Mais pas pour le pognon ‒ il était plein aux as, grâce à ses placements financiers futés. Plutôt pour l’amour du mot et le plaisir de diffuser des auteurs encore méconnus du public lettré français.
Trois cent ans plus tard, cette pratique a un nom : le “fansubbing”, contraction de “fan” et de “subtitles”. Un terme que le Journal officiel traduit par “sous-titrage sauvage” et définit en ces termes : “établissement d’une version sous-titrée d’un film ou d’une série, réalisée sans autorisation par des amateurs, en marge des circuits commerciaux.” Sauvage ? La mention a de quoi faire marrer. Au contraire, le fansubbing a tout de la petite mécanique fordiste bien rodée, avec sa distribution des tâches au service de la productivité. C’est que depuis les débuts, il y a près de trente ans, ces amateurs ont eu le temps de perfectionner leur technique. Jusqu’à emprunter désormais aux méthodes de travail des sous-titreurs professionnels.
Si vous avez raté les précédents épisodes…
Retour au début du fansubbing, à la fin des années 80. Seulement 5 % des films d’animation japonais sont distribués dans le reste du monde. Les fans commencent à s’échanger sous le manteau des VHS d’animes piratés et sous-titrés, totalement inédits. Les premiers Occidentaux à avoir vu Tekkaman Blade ou Macross 7 remercieront les fansubbers de l’époque, avant tout de grands bricoleurs disposant de lecteurs laser-disc et VHS, de bandes magnétiques, d’un Amiga (années 80 obligent), ainsi que d’un bon réseau pour importer les épisodes sur laserdisc. Ça, c’est l’époque du “pré-fansubbing”. S’il fallait situer l’an 1 de la pratique en France, ce serait 2002, année où se lance le site Forom.com. Entièrement consacré aux séries américaines, c’est là que se partagent les premiers sous-titres, où se montent les premières équipes de subbers, et où toute la communauté traduit tranquille Émile. Le raout est de courte durée : sachant pertinemment que les subbers travaillent gratuitement, le site commence à proposer un abonnement payant pour télécharger les sous-titres plus rapidement et supprimer la pub. Mécontents qu’il se fasse de la thune sur leur dos, des subbers partisans du tout-gratuit lancent en 2006 Sub-Way.fr. On y trouve des sous-titres de meilleure qualité et fréquemment actualisés. La Strike Team et les Lords Of Kobol comptent alors parmi les précurseurs d’un subbing d’une qualité impeccable.
En 2007, sonne l’heure de la reconnaissance médiatique. Jethro, responsable de la Perfect Team, a droit aux honneurs d’un papier dans Télérama. Dans la sphère fansub, ça grince des dents : Jethro et sa Team seraient “des gros tâcherons”. En 2009, arrivent les premières emmerdes avec les majors. Les mises en demeure se succèdent, les sites français Frigorifix et Sub-Way ferment. Subfactory.fr et Sous-titres.eu prennent la relève, et ont toujours la pêche.
Surdoués du sous-titre
De ces Oompa Loompas du sous-titrage, on ne retient en général que quelques noms à la fin des épisodes. En France, ils seraient plusieurs centaines réparties dans quatre-vingt-sept équipes actives, selon les récentes recherches de Stéphanie Genty, maître de conférences à l’université d’Evry, spécialisée dans la traduction audiovisuelle. Si certaines teams rejettent la notion de hiérarchie, chacune a son responsable en charge de recruter, d’attribuer les missions, de récupérer les différentes parties et de publier les sous-titres. “L’important est que les tâches soient bien définies pour qu’on soit efficace”, explique Benjamin, 22 ans, coordinateur de la Giggity Team. Un vrai boulot de manager d’entreprise… sauf que les membres se rencontrent rarement en vrai, préférant communiquer par mail, Twitter, IRC ou Google docs interposés. Pour recruter, les équipes préfèrent les annonces en ligne sur les sites de référence, comme U-Sub.net. “C’est comme si on bossait dans un immense open space et qu’on entendait parfois gueuler ‘Hé, j’ai besoin d’aide par ici !’ Quelques personnes vont alors aller vers le crieur. Il y a une grande mobilité et une forte entraide au sein de la communauté”, analyse Benjamin de l’Artefacts Team. Les critères sont souvent exigeants : motivation, disponibilité, et bien sûr intérêt pour la série concernée. La Giggity Team veille aussi à garder des candidatures spontanées sous le coude ‒ une quinzaine ‒ au cas où la main-d’œuvre viendrait à manquer.
Car un sous-titrage se fabrique rarement seul : il faut récupérer le transcript (les sous-titres en VO) et parfois supprimer les didascalies, puis traduire, synchroniser les textes avec la vidéo, relire et encoder sous différents formats avant de diffuser le fichier sur les sites Web dédiés. Relectures supplémentaires et questionnements quasi métaphysiques rallongent parfois la durée des étapes : faut-il ou non traduire les chan-sons, en conserver les rimes, adapter les marques, les références culturelles ? Supprimer des informations non essentielles pour arriver à suivre le débit de parole ? Les règles varient d’une équipe à l’autre. Forte de onze membres, la Giggity Team, qui s’occupe d’American Dad!, The Big Bang Theory, Family Guy et The Cleveland Show, a choisi la qualité plutôt que la rapidité. Le groupe sous-titre en moyenne quatre épisodes par semaine, en veillant à ce que les textes soient impeccables. Ce qui représente pour Benjamin, d’abord étudiant ingénieur, pas moins de huit heures par semaine, “effectuées le soir en rentrant des cours, ou dans le train” . Une rigueur qui étonne jusque dans le milieu universitaire : “Les fansubbers parviennent à imiter les pros dans leurs méthodes de travail, et le fait d’être en équipe, avec un chef d’orchestre, leur permet de travailler vite et bien”, observe Stéphanie Genty. Autre atout, à la différence des pros traduisant pour le spectateur lambda, les fansubbers “travaillent d’abord pour les fans et dialoguent en ligne avec eux. Ça a une influence positive sur la traduction”, affirme l’enseignante.
« On a une petite fierté à se dire que, sans nous, certaines séries seraient peut-être laissées à l’abandon” (Giggity Team)
D’autres collectifs n’ont pas la même rigueur. Appelez-les “fast-subbers”, “speedsubbers”, “dirtsubbers”… Leur objectif : sortir les sous-titres le plus rapidement possible après la première diffusion de l’épisode. D’où des textes souvent bourrés de fautes, de contresens, de tutoiements inopportuns… quand ils ne sont pas carrément absents d’une scène. Et la réputation des fansubbers en souffre : “C’est nuisible pour nous, mais d’abord pour les spectateurs, qui ont à lire des fautes abominables, et pour les séries en général, car les efforts que les producteurs ou les scénaristes ont mis dans les dialogues sont réduits à néant”, analyse le “patron” de la Giggity Team. Un autre confie haïr les fastsubs “plus que Staline haïssait les minorités”. Plus zen, Nicolas “Kakiharra”, de la même équipe, préfère les voir comme “un complément aux fansubs : au moins, les gens peuvent choisir entre avoir rapidement une traduction potentiellement mauvaise ou attendre une semaine pour des sous-titres de qualité”. Malgré l’hérésie fastsubs, les deux communautés sont poreuses. Certains fastsubbers finissent même par rejoindre la première division, composée des équipes de fansubbers rigoureux.
Ma vie en VO
C’est con à dire, mais la plupart des fansubbers ont une vie en dehors des séries. Beaucoup sont étudiants, d’autres infogra-phistes, profs, douaniers ou livreurs de pizza. Les boulimiques sont rares dans le “métier”, mais ils existent. Dorothée aka MPM, la trentaine et subbeuse depuis six ans dans le collectif La Fabrique, a vu, à un moment, son activité de sous-titrage passer de neuf heures par semaine à neuf heures… par jour. Certains deviennent même de vraies stars, à l’instar d’Elderman, un pseudo qu’on a tous déjà aperçu sous la forme “Sync. by Elderman” en terminant un épisode de Game of Thrones, House of Cards ou True Blood. En près de cinq ans, Elderman a déjà plus de 5 000 sous-titres à son actif, et plus de 14 000 en ajoutant les différents formats d’encodage. Ce qui revient à plus de sept sous-titrages produits par jour. Des internautes en sont arrivés à se demander s’il s’agissait d’une seule et même personne.
Contacté début août 2013, Elderman nous l’a confirmé : il est bien “une seule et même personne”, et il réalise seul tous les sous-titres signés de son pseudo. Comment fait-il pour être aussi présent dans les versions françaises, alors qu’il ne capte pas un mot de notre langue ? Simple : Elderman est un “sub-dealer” qui passe au minimum dix-huit heures par semaine à réaliser les sous-titres anglais des séries populaires, trans-cripts illico récupérés pour leur traduction par les fansubbers français via le site Addic7ed.com dont il est un membre actif. “J’ai aussi aidé des fansubbers du monde entier à comprendre des mots d’argot américain et d’autres expressions non ver-bales, raconte Elderman ‒ qui ne voudra pas donner son vrai nom. Le décalage horaire est parfois précieux quand il s’agit de traduire rapidement un épisode. À force, je connais plus de subbers en Europe, en Amérique du Sud et en Asie qu’aux États-Unis.” On a aussi appris qu’Elderman a 67 ans, qu’il habite à Jacksonville, en Floride, qu’il passe le reste de son temps de retraité à animer un Tumblr dédié à la chanteuse Michelle Chamuel (finaliste de l’édition US 2013 de The Voice) et à s’occuper de ses deux chevaux.
Une chose nous a cependant titillés : pourquoi réalise-t-il des sous-titres anglais pour des vidéos déjà en anglais ? Parce que Pépé devient dur de la feuille. “Depuis pas mal d’années, je préfère regarder les films et les séries avec des sous-titres. Les dialogues sont parfois trop rapides et mal prononcés, dans un accent pas toujours compréhensible ou une langue étrangère, et avoir un texte aide à en saisir toutes les subtilités. Alors j’ai commencé à produire les miens”, répond Papy. Chaque fansubber invoque ses propres motivations. “On a une petite fierté à se dire que, sans nous, certaines séries seraient peut-être laissées à l’abandon”, explique Benjamin de la Giggity Team. Tandis que, pour Nicolas “Kakiharra”, “participer comme je le fais est un juste ‒ et très limité ‒ retour des choses”.
Pas vu, pas pris
Parmi les sous-titreurs amateurs et ceux qui profitent de leur travail, certains estiment qu’il n’est pas illégal de fansubber une série tant qu’elle n’est pas distribuée en France par les canaux officiels. En fait, non. Selon l’article 5 de la convention de Berne, ratifiée par cent quatre-vingt-quatre pays, une œuvre licenciée dans son pays d’origine est immédiatement protégée dans les autres pays signataires. Certains insistent : “Je suis sûr de faire quelque chose de juste : permettre l’accès gratuit à la culture”, se défend Nicolas. D’autres se réfugient sous l’anonymat : “Ils ne connaissent pas mon nom, donc je n’ai pas peur ! Surtout qu’on leur rend service en leur faisant (indirectement) de la promotion”, affirme Bjam1m de la Giggity Team. Pour Elderman, notre subdealer en rocking-chair, aucun appel, lettre ou assignation à ce jour. “Est-ce qu’une Google traduction est illégale ? Je fais des sous-titres pour mon usage personnel, ce qui est tout à fait légal. Est-ce que je dois réclamer un copyright pour mon travail ? Est-ce que mon travail est une violation de droit d’un copyright ? Un sous-titre n’est, après tout, qu’un morceau de quelque chose. Cela n’a en soi aucune valeur.”
« Le fansubbing existera tant que l’offre légale sera inadaptée aux nouvelles technologies » (Giggity Team)
Les éditeurs ne peuvent peut-être pas grand-chose contre Internet, mais ils peuvent faire avec. Les animes japonais ont vu le développement du simulcast : l’épisode est préalablement traduit avant sa sortie nationale par des sous-titreurs pros pour une diffusion immédiate en VOD dans les autres pays. Du côté des séries US, la méthode est plus rare. TF1 a tenté l’expérience il y a sept ans en proposant des VOD de Heroes dès le lendemain de leur diffusion US et, de bonne foi, les fansubbers français avaient immédiatement retiré les sous-titres disponibles sur leurs sites. Car s’il n’y a ni manque, ni attente à combler, pensent-ils, leur fonction n’a plus lieu d’être. Benjamin : “Nos motivations ne sont pas l’argent, juste le partage. À mon avis, le fansubbing existera tant que l’offre légale sera inadaptée aux nouvelles technologies. Il faut que les majors fassent des efforts pour se moderniser.”
Des lettres et des chiffres
Bon gré, mal gré, les traducteurs pros ont fini par s’accommoder de cette “concurrence”. Estelle Renard, traductrice profes-sionnelle et vice-présidente de l’Association des traducteurs et auteurs de l’audiovisuel, relativisait pourtant leurs saines intentions en 2009 dans le magazine Générique(s) : “Le seul reproche que j’adresserais au fansubs, c’est de sortir des limites qui devraient être les leurs, celles de l’amateurisme, et de tomber dans le panneau de la gratuité, en se parant des beaux habits de Robin des Bois. (…) La menace que cela fait peser sur notre métier, c’est qu’il disparaisse en tant que tel. (…) Parce que, dans un monde où tout s’obtiendrait gratuitement et où tout serait traduit gratuitement, il n’y aurait tout simplement plus de séries. Ou alors noyées sous la publicité. Elle enchaîne : Mais la vraie concurrence déloyale, elle est d’abord due aux sociétés de sous-titrage profitant d’un quasi-monopole pour forcer les gens à travailler à des tarifs dérisoires. Voilà les vrais pirates.” De l’autre côté du prisme, certains continuent de voir le fansubbing d’un œil bienveillant. Comme Charlène Irina, traductrice freelance de 25 ans qui planche sur la prochaine saison des Simpson, qui estime que “les sous-titres pirates ne sont pas une concurrence, et [que] le spectateur doit avoir le choix entre deux services différents, même si l’un est de moins bonne qualité”. Bonne joueuse, elle reconnaît même parfois s’aider “des sous-titres faits par ces collectifs pour mieux comprendre certains mots”.
Si l’esprit de la série sera toujours mieux compris par ces subbers ‒ avant tout fans ‒, le sous-titrage reste malgré tout un business. Au même titre qu’un doubleur est comédien, le sous-titreur pro est auteur ‒ chaque année, environ 10 000 œuvres de doublage et de sous-titrage sont déposées auprès de la Sacem. En France, près de trois cent personnes vivraient de ce métier. Vu la frénésie actuelle des séries US, le fansubbing a encore de beaux jours devant lui, et le petit monde universitaire commence même gentiment à lorgner dessus. Des recherches ont déjà lieu sur le sujet en Espagne, Italie, Grèce et Angleterre. La France est un peu à la bourre : à peine un petit colloque en 2010. Mais on prend les paris que Jean-Pierre Pernaut en parlera dans son 13 h dans un an ou deux.
Texte : Camille Larbey et Gabriel Siméon ‒ collectif Press On
Illustration : Alexandre Paris
4 commentaires
merci pour vos articles atypiques
elle a une big leggy sous son chapiot?
! Tireurs Grin gras & laid !
Article interessante puisque moi aussi j’utilise beaucoup les sous-titres pour voir mes series, moi perso j’utilise http://fr.my-subs.com ou addicted.com