Au départ donc, c’était juste l’histoire d’un pencil pusher qui cherche à oublier que demain il faudra mettre un réveil et ranger au placard sa vie de super héros. Si vous connaissez déjà cette histoire, c’est normal. Almost Famous est déjà passé par là et plusieurs générations de rock critics se sont pris les pieds — ou plutôt les mains — dans le tapis de la vie rêvée. Jusque-là, tout va bien. « Être rock en 2012, c’est écouter des disques formidables dont personne ne parle et préférer écrire dessus plutôt que de se taper le navet du dimanche soir sur TF1. » Voilà, tout va bien, asseyez-vous confortablement. Ne reste plus qu’à cacheter l’enveloppe pour l’envoyer à Rock & Folk en espérant être publié dans le prochain courrier des lecteurs – que plus personne ne lit de toute façon – avec à la clef un mauvais disque de Courtney Love en guise de consolation pour faire l’avion. Certains se voient à Jardiland, d’autres au Rock & Roll Hall of Fame, chacun rêve, comme il peut. Lorsqu’un visiteur du soir vient pisser sur un modeste mais conséquent papier consacré au prochain disque de Rubin Steiner, la rotative Gonzaï subitement se grippe :
« Je vois de plus en plus ce genre d’article archi-pompeux et complètement condescendant qui desservirait presque l’artiste au bout du compte. Un peu de sobriété merci. Pas besoin d’en faire des tonnes pour décrire un bon album… »
Si ledit papier ne faisait certes pas dans la dentelle, le commentaire du mystérieux C’estlalune a réveillé quelque chose d’un peu douloureux, comme s’il n’était désormais plus permis de divaguer sur un disque, une chanson, au delà du quota télégraphique imposé par les formats courts du Web et autres magazines trop occupés à faire des brèves pour penser un tant soit peu la musique qu’ils écoutent quotidiennement.
Faut bien avouer que, maintenant que le bottin compte autant de critiques rock auto-entrepreneurs que de plombiers experts, les faux numéros sont le pain quotidien d’à peu près tout le monde. Le musicien ? Trop occupé à démarcher dans les pages jaunes pour lire la presse musicale. Le lecteur ? Sollicité de toutes parts, fatigué de tout lire et muni d’un temps de cerveau disponible qui fond plus vite que la banquise. Quant au journaliste, un type souvent mal payé[1] bégayant par intermittence des avis plus ou moins tranchés sur des disques plus ou moins potables ; ça va, ça vient, des fois il fait beau, d’autres fois non, que voulez-vous ma bonne dame tout fout le camp, la météo comme les refrains entêtants, c’est à vous donner envie d’ouvrir le gaz en éteignant Ouï FM.
La typologie des tortures étant ainsi faite qu’on trouve toujours le nazisme en première place, suivi de près par les groupes à percussions[2] puis, pas très loin derrière, par les albums ne contenant que deux bonnes chansons, je ne vais pas ici m’étaler sur tous ces disques qu’on range gentiment toutes les semaines au placard sans être parvenu jusqu’à la piste 6. Ça nous prendrait trop de temps, et puis ce n’est même pas le problème ; on passerait dans le meilleur des cas pour des gens blasés, dans le pire pour des animaux à sang froid ne cillant des sourcils qu’à l’écoute d’albums qui ne se vendent en général qu’à 50 exemplaires, DOM-TOM compris[3]. Plutôt que de tirer sur des ambulances avec un clavier AZERTY, on pourrait s’attarder dans les grandes largeurs sur ce besoin viscéral — limite pathologique — qu’ont toujours eu les critiques d’écouter des disques pour tenter d’en retranscrire l’émotion, quitte à en tartiner des pages et des pages et plus que de raison sur le prochain album de Rubin Steiner ou le premier des énergumènes capables de vous faire dresser les poils de l’index gauche avec une suite d’accords qu’on n’a pas déjà mille fois entendue.
Bon, vous allez me dire que ce genre d’états d’âme sur la condition du pigiste mal payé qui se prend en sus des cailloux dès lors qu’il dépasse le feuillet pour s’émouvoir sur les disques qu’il écoute tard le soir, c’est digne d’un vaudeville avec Patrick Eudeline dans le rôle principal. C’est vrai. Mais ça n’empêche pas de s’attarder encore un peu sur les raisons qui poussent un être normalement constitué à développer une telle accoutumance à la critique musicale. S’il fallait un jour expliquer à un extra-terrestre en quoi consiste cette drôle de profession bravant tous les codes de la vie en entreprise et menant plus souvent à la précarité qu’à la gloire, ça commencerait certainement comme ça : « De tout temps, l’humanité a enfanté deux sortes de types : d’un côté les gamins à qui la vie a tout promis puis tout donné, la belle gueule, le succès avec les filles et des actions SICAV pour les vieux jours. De l’autre, des bras cassés boutonneux qui prennent leur revanche – un peu pathétique – sur la vie en étrillant avec panache les petits horreurs du quotidien, qu’il s’agisse des sangles de guitare Mickey Mouse, des disques de Phil Collins ou bien encore de la décoloration des cheveux d’Ariel Pink[4]. »
Étant admis qu’on n’est pas là pour tirer le profil psychologique du rock critic, et encore moins pour souligner le fait qu’il devient de plus en plus difficile de rêver avec tous ces disques qui peinent à dépeindre la réalité du monde qui nous entoure — qu’il s’agisse de la non-ratification du protocole de Kyoto par les États-Unis, de la montée de l’extrême droite sur le vieux continent ou encore du grand mensonge véhiculé par l’industrie pharmaceutique quant à la révolution des brosses à dents électriques — le rôle du chroniqueur insomniaque semble de plus en plus dispensable. À quoi peut donc encore servir ce type en caleçon qui, tous les soirs à Paris, Tokyo, Boulogne-sur-Mer ou au fin fond du Nevada, s’excite frénétiquement sur des disques que plus personne n’achète ? À quoi ça sert un critique, à une époque où tout le monde a désormais un avis sur TOUT ? Et mon cul sur la commode, c’est du poulet ? Autant de questions profondes auxquelles on peine aujourd’hui à répondre. La seule certitude, c’est que désormais la critique d’expert est au rock ce que le trader est aux banques : une profession qui sert tout au plus à tromper l’ennui des vies banales avec des chroniques de disques qui n’ont plus rien d’extraordinaire. Les enjoliveurs masquent souvent les défauts des pires bagnoles.
Comme le résumait fort bien le commentaire du mystérieux C’estlalune, « pas besoin d’en faire des tonnes pour décrire un bon album ». C’est vrai que la critique d’un disque — bon ou mauvais — pourrait se résumer à ça : une série de notes accompagnées, comme en patinage artistique, d’un commentaire laconique comme on en trouve sur les fiches-produit des téléviseurs chez Darty. Ce serait effectivement plus simple pour tout le monde, on dégraisserait le mammouth en rongeant l’avis jusqu’à l’os avec un pouce levé ou baissé en guise de verdict. Mais ce serait aussi priver les derniers critiques du seul plaisir qui leur reste, à savoir la joie de l’écriture. Pas forcément pour faire découvrir un artiste à des lecteurs mille fois plus érudits que ceux des générations précédentes, mais plutôt l’écriture pour découvrir quelque chose sur soi-même. Comme une sorte de thérapie par la chronique qui permettrait, au bout du compte, de mourir moins con. Maintenant que l’histoire du rock a prouvé que même Lester « le meilleur d’entre nous » Bangs était mort dans la dèche dans un minable appartement new-yorkais à la limite du squat d’étudiant, le seul marchepied que permette encore l’expression publique d’un avis sur un album, c’est l’introspection. Une sorte de quête sans fin où le fait d’aimer ou détester viscéralement un album signifie qu’on a encore envie de découvrir cet étrange objet du désir qu’on continue de chercher en vain. Comme notre influence sur l’industrie musicale n’a pour l’instant pas fait trembler les graphiques de ventes à la Fnac, autant vous dire que C’estlalune devrait s’en battre la coquillette de notre avis sur le disque de Rubin Steiner. Mais non. Lui aussi continue inlassablement d’avoir envie d’autre chose, c’est peut-être même ce qui lui donne la force de lire quotidiennement des chroniques ampoulées et plus longues qu’une notice d’utilisation d’antidépresseurs.
« Ce papier sur la tournée de Led Zeppelin, c’est un peu mon Guernica, j’pourrai jamais faire mieux. » Parfois je me demande si les grands critiques du vingtième siècle, des types comme Bangs, Nick Kent, Thompson — ou même Guy Carlier, allez savoir — ont déjà ressenti l’émotion du peintre face à la toile parfaite, ce plaisir grandiose après le point final, ce moment où le rock critic sent qu’il ne saurait faire mieux que la dernière phrase fraichement imprimée. Comme l’artisan qui remet cent fois son ouvrage sur le métier pour le peaufiner, combien d’albums encore avant d’atteindre la pleine satisfaction ? La question se pose pour le type derrière son clavier comme pour celui derrière son ordinateur. Same players, shoot again.
[1] Aux novices du métier, il faudrait avant toute chose conseiller de se farcir le comptable de la rédaction. Il est, du reste, facile à reconnaître, notre ami comptable : c’est le seul à posséder un bureau bien rangé où le talon du chéquier reste la plupart du temps aussi vierge que votre compte en banque.
[2] Rentrent aussi dans cette catégorie : la Batucada, les joueurs de djembé ou de congas et, bien évidemment, les percussionnistes solo à qui on aurait envie de demander comment et POURQUOI ils en sont arrivés là, à taper sur des bambous en pensant que ça leur fait du bien.
[3] À la relecture, je me dis que chez Gonzaï on est peut-être un peu tout ça à la fois.
[4] Auteur d’un nouvel album formidable de médiocrité. Le sort de « Mature Themes » (prévu pour aout 2012) pourrait d’ailleurs se régler en deux coups de cuillère à pot. On traiterait alors ce grand dadais peinturluré comme Jackie Sardou d’épiphénomène de la folk américaine, rien de plus qu’un Dingo faussement farfelu cherchant vainement, depuis dix ans déjà, à atteindre ce que Connan Mockasin a réussi en un seul disque. Voilà, ça c’est fait.
10 commentaires
hé bé alors ! c’est quoi cette petite déprime ?
Tout ça parce qu’il y a des réactions à un article écrit tout exprès pour les attirer ? C’est rock’n roll, pas bisounours !
Pourquoi se faire du mauvais sang pour un commentaire à un article très bien écrit ? Avec juste ce qu’il faut de mauvaise foi pour rester vivant ? En même temps, avec Vernon, le seul risque c’était que ça soit excellent.
Vraiment, y’a pas de quoi déprimer !
En revanche, pour la thune, je peux pas t’aider.
Hey Fabien
ce papier a vocation à parler de tout sauf d’argent, on vit très bien avec comme sans, c’est pas le fond du problème. Et sinon tout va très bien chez moi, merci, plein de disques formidables ces temps-ci, on en parlera justement dans les prochaines semaines, avec ou sans commentaire 🙂
J’ai bien aimé l’article de Vernon sur l’album de Rubin Steiner, justement parce qu’il était surprenant. Ça m’a rappelé les vieux Best ou Rock & Folk des années 70 que je dénichais sur les brocantes, où les mecs étaient vraiment des plumes, ne se contentant pas de donner des infos de base type fiche-produit Darty (qui est l’artiste, dans quels groupes il a joué avant, qui a produit l’album, l’album est-il bon et sur quels critères, d’abord ?) mais laissant place à leur imagination. Des fois c’était totalement n’imp’, le délire absolu. On pouvait lire un article sur un artiste dont on se foutait complètement, l’article restait intéressant. Cette liberté d’écriture s’est un peu perdue au milieu des 90’s, les gens sont devenus sérieux, je crois. C’est dommage.
Faut les comprendre, avec la crise de la presse et tout, les maisons de disques qui ne paient plus des voyages de presse avec fêtes orgiaques, la régie pub qui gueule quand un journaliste dit du mal d’un disque sorti sur le label d’un annonceur…
C’est justement là qu’un webcanard comme Gonzaï prend tout son intérêt : on a toute liberté de faire ce que la presse rock « officielle » ne peut plus se permettre.
Tu ne parles que du besoin qu’a le rock critic d’écrire. Mais le lecteur aussi, surtout le lecteur, a besoin de lire des papiers qui, oui, parfois, en font des caisses, mais qui ont le mérite de sortir des sentiers battus ! Après, si ça ne plaît pas à un pauvre mec qui poste un pauvre commentaire (C’estlalune, déjà, rien que le blaze… Eh mec, tu connais la touche « espace » ?), ça n’est pas très grave. Trop souvent les commentaires émanent de mecs aigris qui viennent ici poser leur caca, plop, de façon anonyme et avec force fautes d’orthographes. Il est dommage qu’il soit à présent si facile d’avoir un avis sur tout, hop un clic et je te pourris en une minute un mec qui a passé trois nuits à écouter attentivement le disque et à écrire du mieux qu’il le peut… Pfff, quelle lâcheté.
J’ai commencé à lire Gonzaï parce que justement, j’y trouvais des articles marrants, que je ne trouvais pas ailleurs (ni dans la presse papier, ni sur d’autres webzines soit trop sérieux, soit écrits par d’authentiques ignares – tendance ska festif ou métal). Bon, je ne suis pas systématiquement d’accord avec tous les propos tenus ici, et tous les articles ne déchirent pas leur race, mais tout de même, ça fait du bien de lire des choses un peu différentes. Et s’il y en a à qui ça déplaît, qu’ils aillent lire autre chose, on ne les retient pas.
Y a toujours deux trois aigris pour écrire des commentaires négatifs. Ça m’arrive aussi parfois ahah! Mais ce sont généralement une infime partie des lecteurs. M’enfi si un commentaire peut inspirer ce genre de papier je dis pas non.
C’est important de dire qu’un disque est merdique s’il vous semble merdique. De dire avec passion qu’un disque est vital si vous pensez qu’il l’est. Et c’est important de se forger un style car il s’agit tout de même de littérature rock avec tout le rythme qui va avec. Les notices de frigo non merci. Le plaisir de lire une chronique se révèle même sur un disque d’Indochine ou Shaka Ponk, on est là pour prendre du bon temps.
…
Et l’écriture? L’amour de la musique, oui, mais celui d’écrire??
Détester les groupes à percussion, c’est détester la musique. Tu te demande comment en sont ils arrivé la. En fait, tout à commencé la… Juste du chant et des percussion.
…
Cher Johnny,
ressaisis toi, prend une aspirine, tu ne peux pas aimer les groupes de percussions dont je parle dans ce papier, sans quoi je t’invite à t’abonner à Deezer Premium et à écouter l’intégrale de Yannick Noah live à la Bastille mai 2012.
Le soucis, c’est juste ce que tu fais de la liberté que la presse « officielle » ne peut plus se permettre (officielle de qui ? officielle de quoi ?), tu n’es pas si libre que ça quand tu écris avec quarante ans de contre-culture sur les épaules. Alors, comme tu n’es pas si con, il te faut la réinventer, ta contre-culture, et c’est difficile en 2012, sans passer par une (petite) touche de condescendance. Et comme la condescendance anti-bénabar ça fait un peu tapette Rock one, et que tes copains vont se moquer de toi à la cantine de gonzai, tu balances un coup sur les pelés qui vont se rouler dans la boue aux eurocks. Ou bien sur les pauvres cons qui font du ska festif. Mais là, qui c’est qui la balance sa culture légitime ? Celle qui te donne ton attestation signée H.S.T au droit d’ouvrir ta gueule ?
Ptet que des mecs comme cestlalune sont juste un peu fatigués de tout ça, c’est pas non plus la peine de leur dire d’aller lire ailleurs. Si je devais m’en retourner lire mon « Jeune et jolie » à chaque fois qu’on me dit que les Libertines c’est rien que pour les pd de 2007, j’aurais pas fini. Laissez-moi lire mon gonzai en paix, et laissez moi trouver que les cons sont des cons, si l’envie m’en prend. Moi je l’aime bien ce commentaire de c’estlalune, et je l’aime bien cet article de Bester, il pose de chouettes questions.
Et puis arrêtez de nous faire chier avec les fautes d’orthographe.
Il est vraiment pas con ton commentaire, Dony.
Tu noteras au passage que je n’ai pas du tout été condescendant avec Cestlalune, et ne lui ai pas conseillé d’aller lire autre chose. Au fond je peux comprendre que certains articles horripilent ici, soit dans leur coté égotique, soit dans leur coté pose chevaleresque. Et puis je dois avouer que j’aime quand ça clash un peu, ça évite le ronron du quotidien et ça permet de se remettre en question, c’est sain.
Sur le reste et comme tu le dis en filigrane, faut bien prendre appui sur quelque chose, quelqu’un, pour se démarquer. C’est un travers humain, on ne fait pas exception. On a toujours besoin d’un con pour se grandir.
Je crois que si les chroniques des auteurs de chez Gonzaï n’étaient pas aussi délicieusement pompeuses, condescendantes, ironiques et pleines d’une certaine forme d’autodérision… ben je crois que ne lirais plus Gonzaï.
Seul les détails comptent, et vos articles en fourmillent… alors merci et continuez.
P.S : le manque de soleil, la crise, tout ça… peut être qu’une petite cure de vitamine d et de fruits frais le plus grand bien.
Un lecteur avec une empathie certaine pour les « rock critics »
A part Vox Pop, je ne lis presque plus de magazines musicaux. La raison ? L’écriture insipide de tout ces articles, écriture commerciale comme l’appelait Lester Bangs, pompeuse et d’une inutilité sans nom. Le pire étant les « reviews » sur le site de Magicrpm; je me demande qui est encore capable de lire ces chroniques jusqu’au bout. Pas moi en tout cas, je me fais chier et ça fait bien longtemps que j’ai arrêté de faire l’effort. Ce qui manque aujourd’hui c’est ça, des chroniques sur la musique écrites par des mecs/meufs qui aiment les bouquins, qui aiment raconter des histoires, des passionnés de musique et de littérature, se sentant suffisamment mal à l’aise dans ce monde pour avoir une vision intéressante du bordel.
Osef que l’auteur d’une chronique soit pas d’accord avec moi, que je trouve son avis complètement à côté de la plaque, ce qui compte c’est de sentir qu’on est actif à la lecture. Et ça, y’a que Gonzaï qui me l’apporte aujourd’hui.
Ce matin je me lève, et voilà que j’apprends qu’Audrey Pulvar va être nommée directrice de la rédaction des Inrocks. Oui, heureusement qu’il y a Gonzaï.