Notre homme, sacré gaillard au visage poupon et au corps balzacien, est né Richard C. Sarafian à New-York en 1930. Doté de ce nom plus arménien que le Karaboudjan, il commence par entamer des études de droit et de médecine, spécialité biologie et croisement d’espèces, avant de se tourner vers une carrière cinématographique, en devenant d’abord réalisateur de films industriels (alors qu’il est encore dans l’armée et fraîchement revenu de Corée) dans le Kansas où il rencontre Robert Altman, qui va l’initier au jeu, à la boisson, et indirectement (du moins on l’espère) au sexe puisqu’il épousera sa sœur, Helen Joan. Puis il suit une des deux voies royales des movie-buffs de sa génération, la télévision (l’autre étant les productions Roger Corman) à Los Angeles, où il dirige des séries, principalement des westerns (Bronco, Lawman, Les mystères de l’ouest). Ses premières réalisations pour le cinéma restent assez obscures et difficiles à visionner aujourd’hui, comme Andy, son premier succès relatif, « chronique […] des malheurs d’un attardé mental de 45 ans se déroulant dans les milieux grecs et arméniens [1] ». Il tourne alors deux films en Grande-Bretagne, dont l’intéressant Fragment of fear, sorte de giallo funky (la musique de Johnny Harris fut reprise pour les pubs Levi’s à la fin des années 90) où David Hemmings fait, quatre ans après Blow up et cinq avant Deep red, son numéro habituel du type manipulé par des forces de l’ombre. Il traverse le film le visage perpétuellement dégoulinant de sueur et les yeux ronds de stupeur.
C’est alors que, de retour à Hollywood, Sarafian signe le fameux Vanishing point. Ce road movie outrageusement 70’s nous présente l’odyssée d’un ancien flic, Kowalski, qui sur un simple pari avec son dealer se démène pour faire la route du Colorado à San Francisco en deux jours, et peu importe ce qui peut bien se trouver sur son chemin, barrages de police ou motardes à poil. Si le film porte tellement la marque 70’s, c’est autant pour les motifs de surface comme la B.O. gentiment groovy, (Delaney & Bonnie y font d’ailleurs un cameo) ou le discours vaguement anarchiste et anti-raciste que pour certains symptômes très « nouvel Hollywood » comme l’opacité des intentions du héros principal – qui finira quand même par intentionnellement laisser sa peau dans une explosion finale – ou cette attirance pour les marges. Qu’il s’agisse du personnage principal ou de cette belle trouvaille du DJ noir aveugle Super Soul, qui contribue à travers ses imprécations radiophoniques à faire de Kowalski le « dernier héros américain ». On retrouve en tout cas tous les motifs du road-movie post-hippie (la secte d’illuminés dans le désert, les auto-stoppeurs pédés, les rednecks pour qui le monde moderne est divisé entre niggers et nigger lovers) avec ce petit supplément d’âme qui, au-delà du « culte », rend le film encore attachant aujourd’hui. Et qui tient probablement à la façon qu’a Sarafian de filmer les petites gens, les foules anonymes, dans ce qu’il voulait être une tapestry of americana.
La même année, le réalisateur entreprend le chantier de Man in the wilderness, fresque grotesque et fascinante qui restera son chef d’œuvre, récit fantasmagorique d’un trappeur (Richard Harris en peau de lapin), laissé pour mort par son équipage après un combat à mains nues avec un grizzli et qui lentement se rééduque à la vie en revenant ses anciens compagnons; le tout emmené par un capitaine insensé joué par un John Huston plus croquemitaine que jamais qui fait transporter son bateau à travers les montagnes en direction du fleuve Missouri (le film anticipant ainsi de dix ans la flammekueche frénétique de Werner Herzog, Fitzcarraldo).
D’Un homme nommé cheval à Jeremiah Johnson, la mode est alors au retour à la terre et à la redécouverte de la colossale nature américaine, l’ironie étant que le film est tourné en Andalousie avec des gitans dans le rôle des indiens (Sarafian précisera à leur propos qu’ils avaient trop de fierté masculine pour quitter leurs chaussettes, on cherche toujours le lien logique – logique en tout cas le fait qu’ils volèrent la moitié des chevaux à la fin du tournage). Richard Harris y est formidable de menace et de noblesse, même quand il s’en prend plein la gueule, c’est-à-dire tout au long du métrage, et le film atteint parfois une intensité sensorielle digne d’Apocalypse now; il insuffle comme peu d’autres bandes le goût de la terre et des frissons de fièvre humide. L’usage des flashbacks est plus probant que dansVanishing point, notamment dans une très belle scène où Harris, penché sur le ventre de sa femme enceinte, susurre à son futur enfant les mots d’amour qu’il n’aura pas l’occasion de lui dispenser une fois parti. Encore une fois, la manière d’appréhender les personnages les auréole d’une certaine grâce, les indiens en particulier, filmés comme le dit bellement Philippe Garnier, tels « les fantasmes qu’ils étaient alors, et les fantômes qu’ils allaient bientôt devenir. [2] »
1973 sera encore une année faste pour Sarafian, qui réalise deux bons films dont le plus célèbre est The man who loved Cat Dancing, un western avec Burt Reynolds et Sarah Miles. Cette archétypale histoire de braquage de fourgon postal et de prise d’otage qui finira en exaltation amoureuse est rehaussée par une mise en scène limpide (John Ford étant l’une des principales influences assumées du réalisateur, avec… Huston) et une certaine retenue vis-à-vis de la violence qui en fait une agréable échappée en face des outrances grimaçantes du western italien. Le film est également réputé à cause d’un fait divers digne de Hollywood Babylon : l’attaché de presse de Sarah Miles est retrouvé un soir dans sa loge, baignant dans son sang. Le mystère ne fut jamais résolu mais l’équipe du film dût s’échapper au Nouveau-Mexique pour échapper aux journalistes et aux pressions de la justice (incarnée en l’occurrence par le juge de Phoenix Mulfor Winsor IV, plombier le reste du temps).
Le second film, plus anecdotique et rare, est Lolly Madonna XXX, qui contrairement à ce que laisserait entendre le titre n’est pas un film de boules plein de poils mais une étonnante histoire de vengeance entre deux familles white trash du Tennesse et mettant en scène deux patriarches bur(i)nés, Rod Sterling et un Robert Ryan en fin de vie, autour desquels gravitent des mouches particulièrement sonores et des fils à la gâchette facile (entre autres Jeff Bridges, Scott Wilson et Randy Quaid). Le film est à redécouvrir pour les amateurs de southern gothic, même si, encore une fois, une certaine tendresse subsiste, notamment dans le traitement des personnages féminins. Que les fanatiques de Délivrance ou Southern comfort se rassurent, ils auront l’occasion d’exulter plus d’une fois, notamment lors de la scène où les fils mettent le feu à des cochons en chantant en choeur « He’s a jolly good fellow ».
A croire les critiques et en attendant une rétrospective, la suite de la carrière de Sarafian ne serait pas exactement une ascension, et on ne peut que confirmer après avoir vu sa dernière réalisation, Eye of the tiger (1986). Oui, la chanson de tous les cauchemars ouvre et clôt cette resucée de vigilante, auquel on peut néanmoins accoler l’expression dorénavant consacrée de « réjouissant nanar », le genre de film où on décapite des motards avec un filin tendu entre deux réverbères et où les confessions sont extorquées à coups de bâtons de dynamite dans l’anus.
On est tenté de voir en Richard C. Sarafian un des derniers aventuriers du cinéma américain, dans la lignée de Raoul Walsh, un bourlingueur dont l’expérience et l’énergie suffiraient à faire un story-teller d’exception, arrivé au cinéma comme par accident. Les anecdotes ne manqueraient pas : il en est plusieurs fois venu aux bourre-pifs sur les parkings des studios pour imposer ses idées (avec Robert Conrad, la star des Mystères de l’ouest, ou avec un distributeur de Warner Bros), ses incartades au Kansas avec Altman sont restées légendaires et son physique d’ogre (il pesait déjà 150 kilos dans les années 70) semblait le prédestiner à la démesure.
Ce serait oublier qu’on a affaire à un homme très conscient de sa manière et responsable de son art, à la culture aussi bien européenne qu’hollywoodienne, mais dont les ambitions irriguent moins lourdement les films que chez ses contemporains Monte Hellman ou Frank Perry. C’est peut-être pour cette absence de discours tapageur et d’intellectualisme souligné qu’il reste une figure marginale, même au sein du nouvel Hollywood (Peter Biskind ne le mentionne pas une seule fois dans son livre Easy riders, raging bulls). Comment expliquer autrement que par l’humour et l’abnégation qu’alors tout de même sexagénaire, il accepte de tenir le rôle de Jack Dragna dans le Bugsy de Barry Levinson, où, dans une scène drôle et pénible à la fois, Warren Beatty le force à coups de tatanes à se mettre à quatre pattes et à aboyer ? Alors qu’il était auréolé du statut de cinéaste culte, encensé par beaucoup et notamment par le critique Andrew Sarris, ambassadeur américain de la politique des auteurs pourtant pas toujours tendre avec ses contemporains et qui voyait en Sarafian « l’auteur américain le plus incompris », notre homme ne manquait pas de malice, et surtout de modestie. Les rares interviews qui subsistent de lui le montrent toujours surpris et flatté qu’on l’interroge, ne tarissant pas d’éloges pour les acteurs qu’il « a eu la chance » de diriger. Jusqu’à cette entrevue (sa dernière ?) avec Jean-Baptiste Thoret [3], où il admet dans un sublime dernier souffle : « maybe I never reached that elusive note ».
1 commentaire
Merci ! chouette article qui va au-delà de vanishing point, ça fait du bien !