Ils sont passionnés, nombreux et ont fait appel au financement participatif pour voir éclore leur projet. Les revendications de l’équipe à la tête du projet sont nombreuses. Animés, habités, révoltés, rien ne les arrête, ni le manque de thunes, ni les protocoles, cases, étiquettes que certains souhaiteraient leur coller. Impossible d’ailleurs, à quiconque le voudrait, de les épingler « trash », « punk », tant ces uniques qualificatifs seraient restrictifs. AAARG! , c’est l’histoire d’un gosse hyper actif, ni plus, ni moins.
On vous demande visiblement souvent « comment qu’ça va AAARG ? », question à laquelle vous répondez « La caillasse, on n’en a pas des masses, (…), donc on doit se démerder autrement », c’est quoi justement cette alternative ?
Pierrick Starsky : Bonne question ! Si les lecteurs ont des éléments de réponse (ou quelques talbins à nous lâcher – abonnez-vous), ça nous intéresse. En ce qui nous concerne, l’alternative ne concerne pas la création éditoriale ni tout ce qui concerne les frais fixes, comme l’impression et le paiement des auteurs. On a peu d’argent, on est indépendants, il nous faut donc vendre assez de numéros pour être à l’équilibre. Au-delà de ça, nous avons réussi à obtenir des subventions de démarrage qui nous permettent de payer deux salaires et demi dans notre équipe. Il faut savoir qu’un numéro nous coûte entre 35 000 et 40 000 euros, et que nous sortons tous, les fondateurs, des cases chômage ou fin d’études. On n’est pas de la haute, doux euphémisme, et on n’avait pas grand-chose à allonger sur la table au démarrage ; donc la trésorerie, c’est notre gros souci. Le besoin de visibilité est jugulant, surtout pour les outsiders que nous fûmes au milieu des autres nouvelles revues au moment du démarrage.
Grâce à nos méthodes peu orthodoxes et à la qualité de la revue (pas de fausse modestie), on a réussi à passer dans le peloton de tête. La presse et les radios se sont soudainement intéressés à nous, avec des critiques élogieuses en veux-tu en voilà. Les retours du public nous ont aussi galvanisés, on s’est fait beaucoup beaucoup de copains et de copines avec lesquels on communique dans les pages de la revue et qui nous dardent de mails géniaux. Il nous a fallu et nous faut encore et toujours réfléchir différemment en termes de communication. C’est pour ça que le site est très vivant, que nous proposons des vidéos, aussi bien des « clips » que des reportages autour des auteurs (cf : « j’irai vomir chez vous »). Nos fêtes AAARG ! sont de belles réussites aussi et tout ce genre de petits plus nous permettent de faire causer de nous. Les lecteurs et lectrices nous envoient des photos d’elles/eux avec leur canard… On a une vraie communauté qui se créée autour de la revue. Faut dire que dès le départ, on a cherché la différence. Sortir du reflexe produit culturel (berk), du principe de niches de publics. Oui, on peut faire se côtoyer récits noirs, propos sérieux, avec humour trash, histoires fantastiques et récits intimistes. Notre ambition est de casser les murs. On n’a pas de tractopelle, alors on y va à la masse. C’est ça notre alternative. La culture à la masse.
Derrière tout ça, vous êtes 4, Léa, Kax, Sandra et toi Pierrick, vous avez mis plus de deux ans à cracher le bébé, tu peux nous parler un peu du pari ambitieux qu’a été celui de monter une revue comme celle-ci ? D’ailleurs, c’est quoi l’histoire d’une team comme la vôtre ?
Tu peux rajouter Adeline (Stromboli) qui nous a rejoint il y a peu. En fait, pendant près d’un an, j’étais seul à murir le truc, qui a commencé à germer il y a un paquet d’années, alors que j’étais encore chez les éditions Même Pas Mal, à malaxer l’idée de périodique, chiffrer, réfléchir aux histoires de réseaux de diffusion, distribution, comment payer les auteurs tout en restant indépendant, etc. À me tordre les méninges au sujet de l’équipe qu’il me fallait monter, quelle alchimie d’individus pouvait composer le bureau éditorial ; parce qu’empiriquement je sais que d’une, je ne suis pas facile à vivre tous les jours et de deux, qu’il faut un sacré équilibre de tempéraments et de compétences pour que ça fonctionne.
« On y joue le gruyère de nos pâtes! »
Sandra m’a filé un premier coup de main vidéo lors du festival d’Angoulême 2012, on venait d’être présentés et le courant est très bien passé. Je suis allé chercher Kax et Léa assez vite, quand les fondations du projet commençaient à ne plus bouger. Sandra continuait à taffer avec nous depuis Paris, régulièrement. On bosse toujours ensemble à distance, en fonction du temps libre dont elle dispose, mais il est prévu qu’elle nous rejoigne à Marseille pour développer AAARG! TV. Yeeeha ! Le grand oublié, puisqu’il n’est pas à proprement parler dans l’équipe, c’est Yann, aka Il Gatto, le maquettiste et graphiste. Je bossais déjà avec lui chez Même Pas Mal et ça ne pouvait être autrement. Ça a été pour ainsi dire lui le premier équipier, même dans l’ombre. Une fois les bases posées, les auteurs contactés, il a fallu trouver de l’argent. Au-delà de la subvention, il n’y a pas secret : on s’est endettés comme des bons suceurs de cailloux. Donc autant dire qu’on y croit et qu’on y bosse, à ce projet. On y joue le gruyère de nos pâtes !
Une chose est claire : sans mon expérience d’éditeur, je n’aurais pu monter les bases d’un tel projet. Sans mon expérience dans le monde du rock alternatif non plus. L’une de nos singularités, c’est notre fraicheur presque ingénue dans ce milieu. On ne fait pas les choses toujours de façon protocolaire, AAARG! est aussi un laboratoire, une réflexion sur les alternatives et l’indépendance, une formule variable. Je n’ai pas mon Bac, Kax était grutier, ça ne nous a pas empêché d’y aller. Le moteur, c’est l’envie de faire et l’envie d’y croire. Notre expérience se doit d’être partagée, on s’en fout des cases dans lesquelles les technocrates qui nous gouvernent aimeraient nous voir cloitrés. On peut faire ce qu’on veut de nos vies à partir du moment où l’on s’en donne les moyens, on peut être autonomes dans nos projets. Et surtout on sait à quel point ce projet est fragile et qu’il n’est pas impossible que l’on se plante. Mais si on a peur de l’échec, on dégouline dans l’inertie et on s’embourbe dans le rien. Il faut foncer. Foncer intelligemment, mais foncer. Si ça ne marche pas, on apprend et on avance. Tout le monde ou presque nous a dit « vous aller vous planter », « je vous donne pas trois numéros ». On en est au quatre et on compte bien boucler l’année. Le risque de se planter, sans parachute, sans investisseur, est grand. Raison de plus de tenter l’aventure. Et d’être bons.
« Notre culture, c’est celle de la rue où se côtoient les grands classiques et la culture Pulp »
L’équipe semble avoir une petite dent contre « les attentes d’actionnaires bégueules aux ratiches raye-parquet » et autres empaffés d’HEC, vous en avez bavé un peu avant ça ?
Il suffit de voir à quel point le mot « culture » est aujourd’hui galvaudé et relayé à un double état : celui de produit de consommation, d’une et celui d’arme politique de l’autre. Donnez de la culture au peuple, fût-elle de supermarché, il oubliera qu’il n’a plus d’idéaux et vous lui ferez passer toutes vos idées. Du pain, des jeux, et de la « culture » formatée pour chaque classe sociale. La culture est un produit à vendre, les commerciaux s’en occupent et les actionnaires s’enrichissent. On retrouve des marchands de bagnoles reconvertis dans le milieu de l’édition qui ne raisonnent qu’en termes d’études de marché, de niches, d’attentes… Le livre est devenu un produit rentable pour les grands groupes, même en pleine crise du livre. Pourquoi est-ce toujours les indépendants qui cherchent, qui prennent des risques et les groupes éditoriaux qui ramassent ? Parce qu’ils n’ont pas vocation à risquer quoi que ce soit, par contre, ils ont les tuyaux, ils ont la maille.
Qui plus est, l’argent des groupes dans ce domaine est en grande partie fictif, puisque obtenu grâce aux offices (qui génère de la trésorerie, pas des ventes), et que les retours de ces offices sont équilibrés par de nouveaux livres qui généreront encore de la trésorerie, toujours sans être obligatoirement vendus ; une des causes de la surproduction qui renfloue les caisses des groupes, nonobstant le désintérêt des groupes à défendre nombre de ces livre-trésorerie. Culture, ou Art, sont des mots aujourd’hui tellement usités à de mauvaises fins qu’il devient abscons de les définir. Notre culture à nous est populaire, c’est celle de la rue, où se côtoient les grands classiques et la culture Pulp. Et si l’on compose dans et avec le système, il est hors de question qu’on en suive toutes les règles. Nous sommes libertaires et on ne s’adresse pas aux actionnaires, mais aux gens. Au Toi-nous-vous qui nous ressemblent au moins un peu. Heureusement, un jour le serpent se mordra la queue et on redistribuera les cartes équitablement. Enfin, il vaut mieux, sinon le monde est foutu. Quand le capitalisme s’effondrera, nous tresserons avec nos rêves les cordes qui serviront à pendre les actionnaires. Ce sera beau, ce sera chouette.
Du coup, l’idée de base c’était quoi ? Briser les segmentations du monde culturel ? Publier les potes ? Proposer une alternative éclectique à ce qu’on peut feuilleter à droite à gauche ?
J’ai grandi avec la littérature, avec le cinéma, avec la bande dessinée, avec la musique, avec la photo et je n’ai jamais dissocié les uns des autres. Parce que la création, l’émotion, l’imaginaire, la réflexion ont besoin, pour s’épanouir, de varier les formes et les genres. C’est le fond qui prime. Les films de merde finissent dans les mêmes chiottes que les mauvais bouquins. Ce qu’on voulait, ce qu’on veut, bien que partant sur un postulat de « périodique de bandes dessinées », c’est qu’on y retrouve de tout ce qui compose notre univers intérieur, tout ce qui nous passionne. Donc des nouvelles, des articles, des dossiers, de l’image, bientôt du son. En restant cohérents. Mais c’est pas parce que tu aimes Kaurismaki que tu ne peux pas aimer Carpenter, Monty Python ou Bergman. C’est pareil partout, les différences enrichissent l’ensemble. Et non, on ne veut pas de thèmes, non, on ne veut pas de cible type, non on ne veut pas se brider. C’est une alternative au produit de niche, mais au final, si tu regardes bien, dans Metal Hurlant, tu retrouvais Margerin aux côtés de Moebius. On fait confiance à l’intelligence du lecteur. Puis bon, c’est pas parce que c’est du divertissement qu’il n’y a pas de fond, de réflexion ou de démarche. Au contraire. Le fond prime. La forme n’est qu’une coquille qui, si elle a de la gueule, donnera de l’élan au fond. L’idée de base, c’est de faire un projet qui a de la trogne, un peu voyou, un peu colère, tout en s’amusant beaucoup ; mais avec beaucoup de sérieux. L’idée de base, c’est : si personne ne le fait, que tu veux le lire, Do It Yourself. C’est aussi qu’on peut payer des auteurs à qui on laisse de grandes libertés éditoriales et rester indés. Ça ne veut pas dire qu’on signe tout, on accompagne les projets, on dialogue avec les auteurs quand c’est nécessaire ; mais si c’est bien et que les gros sont trop frileux, on ne le sera pas.
Est ce que le manque de thune peut être un frein à cette liberté qui vous tient tant à cœur ?
Pas plus que vouloir partir loin avec une bagnole sans roues. Mais il y a plusieurs façon d’appréhender l’argent, qui au fond est un outil et ne devrait jamais être un aboutissement. On a besoin d’assez d’argent pour payer les auteurs, l’imprimeur, boire et bouffer, faire d’autres beaux projets et raquer les charges fixes. Donc on a besoin de lecteurs et de lectrices. Pas d’investisseurs qui nous demandent d’être plus ceci ou moins cela. On n’a pas pour ambition de fonder un empire. L’auberge espagnole, ça nous suffit. Si on ne vend plus assez et bien on arrêtera. Si on vend assez, on continuera. On espère agrandir notre lectorat et perdurer. On fait beaucoup d’échanges. Il est hors de question qu’on fasse de la pub payante. On fait des réclames à des éditeurs contre des livres, qu’on vent sur notre boutique en ligne, on bosse avec d’autres indés. Ce dont on a le plus besoin, c’est de visibilité.
« Les artistes sont des gens à part. Mon cul. »
Vous déclarez vous inspirer tout droit des canards comme Metal Hurlant, Pilote, la liste est longue. Ce sont des mag qui ont squatté vos tables de chevet à tous étant ados ?
La biblio de mes parents, en ce qui me concerne. Puis y en a eu d’autres. A suivre, Circus, Fluide, Hara Kiri, puis la découverte de Jade, Feraille. Et les fanzines. Et les vieux Mad Movie. Et… une quantité sidérante de périodiques en tout genre qui sont passés entre mes mains. J’ai toujours été un gros lecteur, et j’ai toujours acheté des journaux, des mags, des revues… Quand on est curieux, on sait qu’on découvrira toujours quelque chose ou quelqu’un, même dans un mag moyen. Notre volonté a été de concilier une ligne éditoriale qui nous soit vraiment propre et l’idée d’un périodique qu’on garde dans sa biblio comme on garde un livre. J’ai jeté beaucoup beaucoup de magazines dans ma vie. On fait AAARG! pour les générations futures, les gosses de nos lecteurs. Pour qu’ils aient envie à leur tour de croire en leurs rêves et de faire des trucs.
Le site aaarg.fr a été pensé comme la suite logique de la revue, outre la BD, on y trouve des vidéos et autres pastiches de l’émission d’Antoine de Maximy, je cite « J’irai vomir chez vous », derrière lesquelles se cachent des vraies interviews qu’elles posent des vraies questions à de vrais artistes. Pourquoi passer du papier à la vidéo ? Et surtout pourquoi vouloir se rendre direct’ dans la niche des auteurs ?
On aime casser les murs, mais on aime aussi créer des passerelles. L’institutionnalisation de « la culture » et de « l’art » a la volonté d’éloigner le public des faiseurs, alors qu’on est fondamentalement faits de la même chair. Il nous parait important que le lectorat ne soit pas une entité vague et des chiffres sur un compte en banque, mais des individus avec qui on peut causer, qu’on peut rencontrer en soirée, et qui peuvent identifier les auteurs, savoir qui se cache derrière l’œuvre. Ça a toujours été important en ce qui me concerne de connaitre et comprendre le parcours de quelqu’un qui fait quelque chose que j’admire. J’ai adoré les marges de Fluide, plus jeune, en découvrant le canard, qui nous permettaient d’une certaine façon d’identifier les auteurs dont on lit le boulot. Le fond du discours des mass media, c’est ça : « les artistes » sont des gens à part, et que toi, spectateur, tu dois te contenter d’admirer le boulot de ces gens à part et d’aller au turbin. Mon cul. Chacun de nous a des choses à dire, puisque chacun de nous vit des choses, reçoit des émotions, ressent, vit avec les autres, s’interroge et rêve. Le talent inné, c’est un mythe. Le talent, c’est un mélange de beaucoup de passion et de beaucoup de travail. De beaucoup d’analyse et de beaucoup de curiosité, de doutes. Créer, on peut s’y mettre à n’importe quel âge. AAARG!, c’est pour nous une team, des auteurs ET des lecteurs. Qui ont autant leur importance que les autres. Alors on les invite à bouffer chez les auteurs. Normal, quoi…
Derrière Aaarg la Revue, y a aussi Aaarg Editions, BD toujours, mais aussi des romans, enfin, un, depuis peu. Toujours du punk, encore du punk, du lol et du trash sans jamais se prendre au sérieux ?
Certainement pas. On se prend au sérieux depuis le début, même si on fait ça en rigolant. On publie du trash, mais aussi des choses très fines et souvent une conjugaison des deux. Si t’invites tonton à table, qu’il te parle une heure de mille choses incroyables, qu’il te raconte des histoires, qu’il te fait rire, qu’il t’émeut et qu’avant le café il lâche une perlouze (quand on parle en mangeant, ça donne des gaz), ne te souviendras-tu que de ça ?
AAARG!, c’est une revue, une maison d’édition, peut-être un jour des films, ou quoi que ce soit qui donne envie de se retrousser les manches et que l’on pourra faire si l’on en trouve les moyens ; c’est un partage de passion, c’est un bain chaud en été, c’est un repas avec cinquante plats différents, salés ou sucrés, étouffe-chrétiens ou raffinés ; c’est un coup de gueule, c’est un grognement, c’est un éclat de rire, c’est une larme, c’est un apéro, c’est un matin seul, c’est punk, c’est philharmonique, c’est trash, c’est mesuré, c’est réfléchi, c’est impulsif, c’est une main sur l’épaule les jours sans, c’est un coup de pied au paf les jours moyens, c’est un clin d’œil les jours avec… C’est un rêve qu’on réalise. C’est de la bande dessinée et de la culture populaire. Amour & spaghetti.
1 commentaire
La vidéo de fin est simplement magnifique.
Bel article, bonne chance pour la revue.