A moins de s’appeler Michael Schumacher, vous avez forcément entendu parler du vingtième anniversaire de la mort de Kurt Cobain ces jours-ci. Parmi la tétrachiée de bouquins édités pour l’occasion, un livre compilant des photos de Steve Gullick a retenu notre attention. Garanti sans Courtney Love.

C’est officiel, Nirvana est dorénavant un groupe de dinosaures. Il s’est passé autant de temps entre la sortie de « Nevermind » et l’époque actuelle qu’entre les parutions de « Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band » et « Nevermind ». A l’instar des autres fossiles du rock – les Beatles, Bob Dylan et les artistes qui figurent une fois par an en couverture de Mojo et Rock & Folk – tout a déjà été dit sur Nirvana. Je ne dérogerai pas à la règle : je n’ai rien à vous apprendre sur eux car on a dû lire les mêmes choses à leur propos. Ce qui est regrettable, c’est que, le temps passant, les critiques des albums de Nirvana se font de plus en plus acerbes : « Ils ont tout piqué aux Pixies et à Dinosaur Jr. », « Nevermind » est mal produit », etc. De vous à moi, ce n’est pas très gentil. Et un peu réducteur.

Si les chansons qui combinent des couplets calmes et un refrain énervé sont aujourd’hui totalement ringardes – Creep de Radiohead en est un exemple parmi d’autres – il paraît malhonnête de dézinguer les disques de Nirvana sur la foi de cette seule affirmation. J’ai réussi à écouter « Nevermind » et « In Utero » cette semaine en entier et j’y ai pris un certain plaisir. Cela ne vaut pas la vision d’un film de Claude Lelouch avec Jean-Philippe Smet mais c’est quand même bien meilleur que ce qu’ont pu faire Weezer et Muse, pour ne citer que deux des pires groupes parmi leurs suiveurs.

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Certes, « Nevermind » a un son hyper léché et une production sophistiquée contraires aux canons punk-rock. Plus rugueux, le disque aurait gagné en crédibilité chez les puristes, soit des mecs cradingues et acnéiques que vous ne fréquenteriez pour rien au monde. On dit que les membres du groupe ont été consternés lorsqu’ils entendirent le résultat final. Il n’a pourtant rien de honteux. Bien au contraire, le producteur Butch Vig a fait un boulot remarquable : on lui sait gré d’avoir dynamisé l’album, chef-d’œuvre d’efficacité. Ça pisse un peu trop les aigus, permettant ainsi aux FM de diffuser les singles ad nauseam, mais quelle réussite ! Nirvana parvenait à rendre populaire un sous-genre du rock indépendant au moyen de mélodies irrésistibles. On s’emmerde un peu lorsque le rythme faiblit – Polly et Something in the Way ressemblant à du Neil Young en plus chiant.

Le succès suspect

Quatorze ans plus tôt, « Nevermind The Bollocks », unique album studio des Sex Pistols, avait connu le même sort : un album qui symbolise un phénomène culturel marquant, pas seulement musical, et se retrouve en une de torchons style L’Express ou Nouvel Obs. Et se fait vomir par la critique quelques années plus tard parce qu’il a eu le tort de plaire à votre dentiste et votre grand-mère en son temps. OK, il faudrait être taré pour écouter l’album des Sex Pistols plus d’une fois par an mais il a le mérite de contenir un paquet de chansons bien foutues et mémorables. Un groupe comme Sebadoh a sorti des albums chiants comme la chiasse mais on lui cherche moins de poux dans la tête parce qu’il n’a pas connu le même succès. La respectabilité est aussi affaire de confidentialité, le succès est suspect. Je n’ai sincèrement jamais réussi à écouter un album de Sebadoh jusqu’au bout et rien que l’idée me donne envie de mourir… Quant aux productions étiquetées grunge de cette période, tout le monde les a oubliées depuis un bail et c’est tant mieux. Soundgarden, Pearl Jam, Stone Temple Pilots… Ces groupes étaient balourds et manquaient cruellement d’inspiration. Il faut dire qu’avoir Led Zeppelin et Aerosmith comme influences majeures n’aide pas à la subtilité.

Enfin, Nirvana incarnait la rébellion adolescente de son temps. Personne ne gagne à exprimer son attachement au groupe, parce qu’on a tous vieilli dans l’intervalle et que le monde a changé. Aujourd’hui, vous avez dans le meilleur des cas un boulot lucratif mais chiant, des gamins à élever et un crédit immobilier à honorer. Dans les soirées où les hommes parlent de finance internationale et les femmes de chiffons, vous brillerez plus à parler de Coltrane ou de Skip Pence qu’à évoquer les raisons pour lesquelles le grunge avait tellement apporté à votre vie à l’époque. Alors qu’on écoutait tous Nirvana en 1992. Et 2 Unlimited.

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Deux ans après « Nevermind » paraissait « In Utero ». Un suicide commercial en apparence. L’objet était hostile et s’éloignait des recettes qui avaient fait le succès de l’album précédent. « In Utero », c’est le repli loin des regards, un retour à la simplicité. La présence de fœtus sur la pochette et le titre Rape Me ont compliqué sa commercialisation : les chaînes Kmart et Wal-mart refusèrent de le distribuer. Ces polémiques semblent un peu vaines aujourd’hui, surtout que Rape Me était le titre le plus facile et le moins abouti du disque. Il y aurait de quoi écrire un bouquin sur l’enregistrement d’« In Utero » et les relations exécrables entretenues par Nirvana, le producteur Steve Albini et Courtney Love dans le rôle de Yoko Ono. Albini a fait un travail remarquable : la production est abrasive et on a l’impression d’entendre des prises directes, sans travail de post-production et ajout d’overdubs. Les chansons sont brutales et anxiogènes : le disque est le chef-d’œuvre de Nirvana. Le ton est donné dès l’ouverture, avec les paroles suivantes : « Teenage angst has paid of well, now I’m bored and old ». Cobain annonce la couleur en se moquant du succès de Smell Like Teen Spirit. Le premier single – Heart-Shaped Box – fait même référence à la chatte de Courtney Love, la boîte en forme de cœur. Avant ça, l’un des premiers titres de Nirvana s’intitulait même Moist Vagina, ce qui suffit à faire d’eux des mecs cools pour l’éternité. In Utero pour ceux qui n’auraient pas compris. Les chansons s’égrènent et la folie s’installe crescendo. On a l’impression que l’album peut s’effondrer comme un château de cartes, des titres comme Tourette’s, Very Ape ou Milk It donnent l’impression d’avoir été enregistrés dans un asile, sous la surveillance du Docteur Janov. Quelque mois après le suicide de Cobain paraît « Unplugged in NY » qui explore une facette plus apaisée de Nirvana et reste tout aussi poignant. On ne parlera pas de ce disque que tout le monde connaît et on précisera que le reste de leur discographie est dispensable en comparaison de ces trois disques.

Come as you were

Venons-en au bouquin de Gullick dont la lecture ravive pas mal de bons souvenirs. Présentées chronologiquement, les clichés déroulent l’histoire du groupe. Ce dernier a l’air heureux, on sent que Gullick a gagné leur confiance car les trois musiciens font volontiers les andouilles. A part Lou Barlow, membre de Dinosaur Jr., Sebadoh et The Folk Implosion, seuls apparaissent Kurt Cobain, Krist Novoselic et Dave Grohl. Des souvenirs affleurent alors, datant de l’époque où l’on suivait de près l’actualité du groupe : le changement de prénom de Novoselic – de Chris à Krist – en pleine guerre des Balkans, l’arrivée de l’ex-Germs Pat Smear en tant que second guitariste, les overdoses à répétition de Kurt Cobain et la naissance de sa fille Frances Bean… Dave Grohl est jeune et a déjà l’air d’être le mec le plus cool du monde.

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Les photographies sont très loin du mal-être post-adolescent, l’image qui nous avait été vendue à l’époque. Le décalage entre fantasme et réalité est flagrant, tout comme il l’était pour Joy Division dix ans et des poussières plus tôt. L’image sépulcrale véhiculée par le groupe mancunien a été accentuée par le suicide d’Ian Curtis et les portraits du groupe d’Anton Corbijn mémorables par leurs couleurs contrastées. Or les témoignages s’accordaient à dire que Curtis et ses acolytes étaient plus prompts à vider des bières qu’à se morfondre en lisant Huysmans ou Les Chants de Maldoror. C’est ce qui ressort notamment du super bouquin autobiographique du bassiste Peter Hook, Unknown Pleasures : Joy Division, vu de l’intérieur. On y apprend notamment, qu’à l’occasion d’un concert à Paris, Ian Curtis avait fait des pieds et des mains pour aller voir les putes rue St-Denis. Reconnaissez que ça le rend bien plus humain que s’il était allé visiter le Musée Grévin. Et bien les portraits de Gullick laissent une impression similaire de Nirvana ; des mecs bien de leur âge, déconneurs et branleurs à l’occasion.

On donne une trop grande portée au suicide de Cobain : à se perdre en conjectures sur la signification de son geste, un mythe moderne de plus a été créé. Alors qu’il s’agissait juste d’un jeune père de famille attachant et musicalement doué qui a décidé de se supprimer. En 2014, on essaie toujours d’expliquer les raisons d’un acte qui a duré au plus quelques minutes, entre sa planification et son exécution. On se perd en théories alors qu’il n’y a rien à expliquer.

Ce qui est arrivé à Cobain n’est pas un cas isolé : l’héroïne a lessivé un paquet d’acteurs de la scène grunge. Les groupes Hole, Alice in Chains, Mother Love Bone, Blind Melon en ont notamment fait les frais. Il n’y a rien de glamour là-dedans, c’est simplement sordide. Les amateurs de trash se documenteront sur Layne Staley, le chanteur d’Alice in Chains, ou D’arcy Wretzky la blonde bassiste des Smashing Pumpkins, ils en auront pour leur argent. Pas de regret, car pour rien au monde je ne voudrais retourner à une époque où les filles portaient des Doc Martens, et se faisaient des coques avec leurs cheveux. Il reste trois albums, quelques photos et de beaux souvenirs. Fin de l’histoire.

Nirvana // Photographies de Steve Gullick // Editions Premium

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18 commentaires

  1. Bon article, vision assez juste.
    Pour autant, très dur avec Sebadoh, je conseillerai Bubble and Scrape (1 fois par mois, midi et soir).
    Yannick

  2. Bon article, vision assez juste.
    Pour autant, très dur avec Sebadoh, je conseillerai Bubble and Scrape (1 fois par mois, midi et soir)

  3. Bah je défends juste Sebadoh parce qu’il en est question…
    Intéressant de réécouter vingt ans plus tard des albums dont nous étions contemporains (tel Nevermind ou In Utero). On a pas fini chaque année de lire par ci par là « il y a 20 ans sortait…. ». Si on a un peu de temps devant soi, on ré-écoute (perso, j’ai ré-écouté le premier Oasis, je ne sais pas ce qui m’a pris), et on dé-construit la hype ou le buzz de l’époque (des mots qui d’ailleurs n’existaient pas); l’identité même de nos forces et faiblesses de l’époque. Et finalement, on se prend à défaire notre propre nostalgie, peut-être une façon de rester vivant face à la musique du futur, voire même celle d’aujourd’hui.
    Tel le journaliste qui vivait 100% français pendant 1 an, il faudrait faire l’expérience d’écouter durant une semaine ou 2 uniquement des trucs sortis avant 1994, histoire de fêter les 20e anniversaires à sa manière (pas obliger de porter un t-shirt des Doors hein, ce n’est pas une immersion totale).

    1. Ah, c’est une excellente idée mais je ne suis pas sûr d’en sortir indemne ! J’écoutais pas mal de merde il y a vingt ans et j’ai un peu de pitié à voir les fans vieillir… Les mecs qui ne comprennent pas qu’on puisse écouter Fauve par exemple (je déteste ce groupe mais je conçois fort bien qu’il ait un public) et qui deviennent plus conservateurs que leurs grands-parents. J’ai vraiment apprécié l’écoute de « Nevermind » et « In Utero ». En revanche, je n’y reviendrai pas avant un bon moment. CQFD.

  4. Sebadoh confidentiel ? Faut être jeune pour écrire un truc pareil. Ramener toujours éternellement Nirvana aux Pixies alors qu’il vaudrait mieux parler de ce que ce groupe doit aux Melvins ou Killing Joke. Nirvana était le bon groupe au bon moment (avec les potes et les tee shirts qu’il fallait). Pour moi ça s’arrête là.

  5. Super papier. En somme, il aurait fallu que « Nevermind » (leur disque le mieux composé) soit produit comme « In Utero » (leur disque le plus rugueux). C’est une affaire entendue.
    Juste un ou deux trucs qui me titillent : les critiques de ces albums, avec le temps, se font a contrario de plus en plus élogieuses. C’est naturel. Quant au suicide de Cobain, je doute que sa planification ait été une affaire de « quelques minutes ». L’héroïne n’a été qu’un vecteur, le mec était atteint depuis longtemps.

    1. D’ac’ avec Madonna, c’est paresseux de résumer le suicide de Cobain à un shoot de trop. Revoir sur le sujet Last Days de Gus Van Sant, tentative d’appréhension de cette fin lugubre qui nous met face à nos propres contradictions. Et si la portée du geste de Cobain avait plus à voir avec Van Gogh qu’avec D’arcy ? Van Gogh qui refusait de vendre ses toiles afin qu’elles restent pures…

  6. Bah je défends juste Sebadoh parce qu’il en est question…
    Intéressant de réécouter vingt ans plus tard des albums dont nous étions contemporains (tel Nevermind ou In Utero). On a pas fini chaque année de lire par ci par là « il y a 20 ans sortait…. ». Si on a un peu de temps devant soi, on ré-écoute (perso, j’ai ré-écouté le premier Oasis, je ne sais pas ce qui m’a pris), et on dé-construit la hype ou le buzz de l’époque (des mots qui d’ailleurs n’existaient pas); l’identité même de nos forces et faiblesses de l’époque. Et finalement, on se prend à défaire notre propre nostalgie, peut-être une façon de rester vivant face à la musique du futur, voire même celle d’aujourd’hui.
    Tel le journaliste qui vivait 100% français pendant 1 an, il faudrait faire l’expérience d’écouter durant une semaine ou 2 uniquement des trucs sortis avant 1994, histoire de fêter les 20e anniversaires à sa manière (pas obliger de porter un t-shirt des Doors hein, ce n’est pas une immersion totale).

  7. Bah je défends juste Sebadoh parce qu’il en est question…
    Intéressant de réécouter vingt ans plus tard des albums dont nous étions contemporains (tel Nevermind ou In Utero). On a pas fini chaque année de lire par ci par là « il y a 20 ans sortait…. ». Si on a un peu de temps devant soi, on ré-écoute (perso, j’ai ré-écouté le premier Oasis, je ne sais pas ce qui m’a pris), et on dé-construit la hype ou le buzz de l’époque (des mots qui d’ailleurs n’existaient pas); l’identité même de nos forces et faiblesses de l’époque. Et finalement, on se prend à défaire notre propre nostalgie, peut-être une façon de rester vivant face à la musique du futur, voire même celle d’aujourd’hui.
    Tel le journaliste qui vivait 100% français pendant 1 an, il faudrait faire l’expérience d’écouter durant une semaine ou 2 uniquement des trucs sortis avant 1994, histoire de fêter les 20e anniversaires à sa manière (pas obliger de porter un t-shirt des Doors hein, ce n’est pas une immersion totale).

  8. yo gonzesses vous zavez 1 prob avec stevie W, le trysos, les endormis, tout les gens qui ne sont pas en bonne santé ? a part vos potes & proches!?

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