Si j’ai bravé les abords du marché de Noël en pleines fêtes de fin d’année, ce n’est pas à cause d’un attrait soudain pour les porte-clés en bois de renne et les mères de famille en Ugg qui dégainent le « viens ici Mathéo ! » plus vite que leur ombre, mais pour me rendre à l’une des deux ou trois projections de 20000 Days on Earth proposées dans un rayon de 300 kilomètres. Le film étant déjà sorti un peu partout sur la planète depuis un bon bout de temps, j’aurais pu me contenter de visionner tout ça en streaming, mais ce jour là je ne suis pas d’humeur à me farcir des pop-up faisant allusion à mon excès de poids ou à la taille de ma bite. Puis je ne vais pas passer à côté de l’occase de me la jouer journaliste, avec mon petit carnet et mon Bic noir. Parce que c’est quand même LE coup de génie de mon rédac chef : me permettre de me la jouer, sans carte de presse et avec pour seul bagage un BEP compta obtenu avec la mention « si t’étais un scénario pourri tu serais la bombe désamorcée 1 seconde avant son explosion ». Bien joli, mais une fois le film sur l’écran, j’ai oublié mon carnet, ma fausse identité, ma tête très étudiée de critique ciné en pleine Quinzaine des Réalisateurs à Cannes, tout quoi. Je ne suis plus qu’un fan de Nick Cave qui vient s’envoyer sa rasade en sachant que ça va faire du bien par où ça va passer.
Car si le film est annoncé comme réalisé par Iain Forsyth et Jane Pollard, on ne va certainement pas me la faire à moi, leur rôle a dû se limiter à combler les lacunes techniques cinématographiques de Nick Cave, tant la réalisation telle qu’on se la prend sur l’écran porte l’empreinte surbaguée du dandy australien. C’est le point faible du film d’ailleurs, et si tu ne sais pas déjà où tu mets les pieds, tu risques de passer un moment pénible. Ça commence par des écrans de contrôle sur lesquels défilent des bribes d’images montées à la tachycardie, comme une succession ininterrompue d’images subliminales. De quoi titiller quelques bonnes épilepsies. Tout y passe, du jeune Nick avec sa coupe Sangoku jusqu’à PJ Harvey dans ce monument d’érotisme latent qu’est le clip d’Henry Lee. Je comprends vite que je ne vais pas appréhender ce long-métrage comme les innombrables articles sur le sujet me l’ont suggéré, ni comme Nick Cave lui-même l’avait probablement pensé, d’ailleurs. Après l’intro, il est clair que le film va me montrer ce qu’est la vie d’un artiste proche de la soixantaine avec tant de sacrés moments derrière lui. Il n’est plus question de réalité ou de fiction, ça sera « mais qu’est ce qui peut bien se tramer dans la cervelle de Nick aujourd’hui, après tout ça ? ». Ouais c’est ça, le film sera la réponse d’un pote à la question « comment va la vie en ce moment ? »
On le sait, les journées de Nick Cave sont organisées, il part au bureau tout les matins pour travailler.
A ceci près qu’il ne se tape pas des métros bondés de tire-la-tronche et des quatre voies embouteillées sur des kilomètres, il n’a qu’à changer de pièce une fois levé (impeccablement peigné dès le réveil si l’on en juge par ce qu’on voit dans le film) et toiletté. Son travail consiste surtout à écrire. Ecrire pour graver, on le comprend très vite. Graver chaque instant pour se prémunir d’avoir à les chercher en vain quand l’Alzheimer aura gagné l’éventuelle bataille. 20000 jours sur terre pourrait aisément être pris pour le résultat d’une de ces journées d’écriture, comme si le noir sur les pages s’était transformé en machins en négatif sur une pellicule. Un scénario où s’entremêlent pensées, souvenirs, instants saisis au vol, paysages par la fenêtre, rencontres… Le résultat ressemblerait presque à de la télé-réalité mais sans les bimbos qui dissertent sur le nombres de lunes gravitant autour de la planète. Avec des discussions en bagnole en guise de confessionnal.
Les minutes passant, je réalise que mon carnet n’aurait de toute façon été d’aucune utilité.
C’est un film qui se regarde comme des souvenirs qui passent, des idées qui traversent l’esprit, et c’est l’hippocampe qui décide quoi garder, pas le stylo. Les images que j’ai gardées sont des bouts de performances live, qui me rappellent le meilleur concert auquel il m’ait était donné d’assister, les Bad Seeds au théâtre de Fourvière un jour de chassé-croisé en juillet 2013, et ma main de groupie cruchasse agrippant la jambe de Nick Cave lorsqu’il se mettait debout sur la foule comme un Christ défoncé au Lucifer. Quelques archives de l’enregistrement de « Push the sky away », le dernier album en date des Seeds, pas loin de la maison, aux studios La Fabrique. Et ces élans de beauté à la Nick Cave, ce je-ne-sais-quoi gothique de quinqua, cet onirisme d’en bas, cette aptitude à faire du beau avec le pas mal moche, comme ce Kindness of Strangers sordide qu’on pourrait confondre avec une ballade mielleuse si on ne pige rien à l’Anglais. Parce que montrer une ville comme Brighton en se démerdant pour en faire une carte postale… je veux dire, vous en connaissez beaucoup des gens, vous, qui ont visité l’Angleterre en dehors de Londres sans avoir envie de s’inoculer le coma à un moment ou à un autre ?
20000 Days on Earth aura bien du mal à faire tache dans l’œuvre singulière de Nick Cave, on pourra le mettre sur une étagère entre un « Boatman’s call » et le livre Et l’âne vit l’ange sans que ça mette un coup de cutter au tableau. C’est juste un coup de pinceau de plus dans un coin de la fresque. Une fresque qui ne jaunira pas de sitôt dans l’oubli, car j’en suis convaincu, Nick Cave sera devenu un classique dans quelques siècles, un Jean-Sé Bach les doigts dans la prise, et qui finira par dépasser toutes les incarnations connues de Bowie. Et viendra le jour où le Christ lui-même aura chaud aux miches.
Iain Forsyth, Jane Pollard // 20000 Days on Earth // En salles (si vous en trouvez)
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« Nick Cave sera devenu un classique dans quelques siècles, un Jean-Sé Bach les doigts dans la prise, et qui finira par dépasser toutes les incarnations connues de Bowie. Et viendra le jour où le Christ lui-même aura chaud aux miches. » = PEUR 2 RIEN!