En salles depuis le 27 juin, le film de Julian Ballester évoque l’errance nocturne de cinq toxicomanes à Montréal en quête de sens entre deux doses, et questionne au-delà de son contexte le positionnement d’un documentariste face à son sujet et la légitimité de son dispositif.

Plus proches de Mad Love in New York des frères Safdie que de Jean Rouch, les premières minutes de Midnight Ramblers flirtent avec une esthétisation Sundance du réel tout en laissant brusquement jaillir une énergie du désespoir de la bouche pâteuse de Kye, junkie post-ado qui explique à son copain Tobie que leur quotidien pourrait changer si elle trouvait du travail. « Je veux avoir un chien aussi. Ça m’aidera à rester clean… ». Ce fantasme de normalité et de conventions proprettes exprimé en plein fix au détour d’une ruelle sordide illustre le paradoxe même du documentariste venu sur le terrain saisir une réalité dont il devra se détacher au terme d’une année de tournage, tentant simultanément expérience immersive et restitution de cette expérience.

Dans ce type de dispositif, il est effectivement complexe de distinguer la véracité palpable des événements du style et de la mise en scène, si on part du principe ontologique qu’il y a cinéma dès qu’une caméra tourne en présence de protagonistes consentants. Si Julian Ballester intervient rarement dans l’action et la narration (peu de ping pong verbal questions/réponses ; on savoure également l’absence totale de voix off), sa présence pèse étrangement sur le film par son seul regard. Un regard qui refuse le voyeurisme crasseux mais pousse néanmoins les sujets dans leurs retranchements intimes, les menant parfois à une forme d’exhibitionnisme émotionnel.

MIDNIGHT-RAMBLERS-Le_Baiser

Paraissant en retrait, l’œil du documentariste autorise d’autant plus l’impudeur et l’incohérence. Sur le carrelage du salon d’un appartement-refuge montréalais, Kye et Tobie se shootent mécaniquement en discutant des bienfaits des cures de désintox puis s’emmerdent royalement devant le dernier Mad Max entourés de quelques potes atoniques. Dans Midnight Ramblers les contradictions des addicts leur confèrent cette espèce de romantisme flegmatique, là où on pourrait (sûrement à tort et à force d’a priori) s’attendre à de la rage. Le désarroi ici n’est pas politique ou social, il est philosophique, spirituel et intrapersonnel. « Je regarde pas le ciel si je suis sobre, je le regarde seulement quand je suis stone » avoue Kim dans un moment de discernement triste, allongée sur le bitume, à la lisière du monde et d’elle-même. La liberté n’existe pas vraiment, y compris en marge de tout. La drogue dure qui coule de veine en veine est un objet transitionnel monstrueux, un pur poison antisocial qui enferme les junkies dans un présent stérile, dans une pièce monochrome dont on ne comprendrait pas les angles.

MIDNIGHT-RAMBLERS-Tatoo

Tout au long de sa démarche, Julian Ballester capture des bouts de vie, des ressentis sans fournir d’explication sur la situation actuelle ou le passé de chacun (on sait juste que l’un d’entre eux, Paul, a été antiquaire mais l’information reste anecdotique). L’égarement se passe de notice.

Et c’est précisément au gré de cette distance que le documentariste entretient l’ambiguïté de son rapport à son sujet et sa représentation filmique. Quand Tattoo, jeune héroïnomane solitaire arborant sur la pommette un cœur-pentagramme (symbole du groupe de métal gothique finlandais HIM, Ndr), se défonce ardemment et courtise la mort, il faut attendre de longues secondes avant d’entendre Julian Ballester manifester une inquiétude discrète, toujours caméra à l’épaule : « Ça va ?.. ». La tranquillité ambiante et la sympathie mutuelle entre les deux hommes à cet instant freinent en quelque sorte le processus empathique du spectateur, comme si celui-ci était laissé de côté, abasourdi et désemparé face à cette complicité troublante, presque aberrante. Le pire peut alors surgir, entre indifférence éthérée et poésie crue, mais rien ne suggère qu’il faille intervenir.

La pertinence du documentaire réside sans doute dans l’acceptation de la fugacité et des limites de ses enseignements. L’image filmique peut être bavarde mais rarement exhaustive. Le flottement est souvent la seule réponse possible aux illusions. Parce qu’on ne sait jamais vraiment comment sont les choses tant qu’on ne les vit pas.

En salles depuis le 27 juin.

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