Mark Lanegan vient de mourir. Il avait 57 ans. Il y a un peu plus d’un an et demi, le chanteur cabossé sortait Sing Backwards and Weep, où il racontait ses années grunge et seringue. Ami et dealer de Cobain, crakhead first class, castagneur, le géant de Seattle s’y décrivait en « fantôme qui refusait de mourir ». Il y a des mises à jour qu’on préférerait n’avoir jamais à écrire. D’ailleurs, pas question de toucher à la chute de ce papier.

Le géant squelettique aux vêtements trempés de vomi réussit à enlever son pantalon en cuir juste avant qu’un liquide noir ne jaillisse de son cul, dans les toilettes de son dealer portugais londonien. Le seul pantalon qu’il ait pour cette tournée européenne, acheté à Paris avec Josh Homme, leurs bagages s’étant perdues dans la correspondance entre Londres et Paris quelques jours avant. Il voyageait en pyjama. Durant le vol, il s’est shooté plusieurs fois dans les toilettes et s’est même envoyé une pipe de crack en se disant que s’il soufflait la fumée dans les toilettes en tirant la chasse d’eau, l’alarme ne sonnerait pas. Weirdo calcul d’accro. La fumée s’est répandue dans l’étroite pièce, il a rejoint sa place fissa, mis sa capuche et fait semblant de dormir. L’alarme n’a pas sonné. Il s’est dit qu’il avait de la chance. Il a choisi l’option fuite en avant depuis si longtemps.

Pour arriver jusque sur le palier de son « sauveur », dévoré par le manque, le tout juste trentenaire a menti à la chauffeuse du bus en racontant que sa mère était à l’hôpital pour pouvoir monter dedans, serré les fesses et la bouche dans le métro, puis vomi sur lui une fois dans la rue, s’y est affalé, pris de spasmes, sous le regard d’écoliers, ses yeux remplis de larmes… Une volée d’escaliers, encore quelques gerbes noirâtres, et le voilà devant la porte. Juan-Joseph l’ouvre, comprend tout de suite le problème ; puis son hôte se répand littéralement. L’épave reprend ses esprits. Il est temps de se fixer, enfin ! Quatre fois. Dans la fesse ; pas le temps de trouver une veine.

L’épave, c’est Mark Lanegan. Un futur héros encore héro. Une tête brûlée qui a su, des années avant, en lisant le Junkie de Burroughs qu’il en serait un un jour. Ce fut sa façon d’arrêter de boire : à 17 ans, il était alcoolique. Comme son père. Voleur, aussi. Bagarreur, déjà. L’Américain a très vite appris l’adage selon lequel il est impératif de mettre la première droite. Toujours.

Dealer, voleur, chanteur

Mark Lanegan ne pensait pas atteindre la cinquantaine. Et comment lui donner tort, après avoir lu son autobiographie ? Plongée brute dans une décennie de défonce, sans fard ni pincettes – pas le genre du bonhomme – avec le grunge en fond musical et historique, ce qui ne nous rajeunit pas, Sing Backwards and Weep raconte le début de carrière douloureux et chaotique d’un gosse grandi dans un bled perdu des US – Ellensburg, 20 000 habitants, au sud est de Seattle ­– arrivé à la musique par hasard, déjà hanté par des démons intérieurs nombreux et puissants : s’il fut un sacré fils de pute, n’hésitant pas à mentir, voler, dealer, coucher avec à peu près n’importe qui et tromper ses régulières ­– laissant une groupie en plan en Finlande, après lui avoir promis de la ramener à l’hôtel alors qu’il avait oublié qu’il devait reprendre l’avion juste après le concert –, sa mère semble avoir une part de responsabilité non négligeable. Humilié toute son enfance, battu, insulté, le petit Mark a pris cher. Devenu adulte, il a pris la relève.

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Kurt Cobain, Dylan Carlson et Lanegan en soirée pyjama

Comment devient-on un grand chanteur cabossé, à la voix sonnant comme un incendie dans une tombe ? D’abord en faisant n’importe quoi. En se foutant du lendemain. En s’empiffrant d’acides, en engloutissant des litres d’alcool, puis des tonnes de dope. Et, le reste du temps, en faisant de la musique. Seattle, années 90, ça vous dit quelque chose, oui : le grunge. Cette putain de saloperie de grunge, quasi dernier genre musical à séduire la jeunesse de la planète entière n’ayant d’autre choix que d’acheter les disques, et par conséquent à réussir à faire pleuvoir les dollars sur tout le monde avant qu’internet vienne foutre un bordel définitif dans une économie jusqu’alors florissante. Ces dollars, Lanegan en a claqué jusqu’à 200 par jour dans l’héro. Pas de carte de crédit, c’est pour les cokés. La coke, il la fumait. Crackhead jusqu’au trognon. Il ne s’épargne rien dans le livre. Une carte de crédit, Cobain en avait une. Ça le rassurait que son géant de pote l’accompagne jusqu’au distributeur. Un jour, Kurt lui a refilé une énorme liasse. Lanegan, qui venait pourtant de l’approvisionner, a d’abord cru qu’il voulait encore acheter de l’héroïne. Cobain lui a juste donné « parce qu’il le méritait ». Il est rentré chez lui, a compté. Il y avait un peu plus de 3000 dollars. Devinez ce qu’il en a fait.

Seconds couteaux du grunge

Le grunge, donc. Mark Lanegan, la vingtaine, se retrouve chanteur des Screaming Trees, un groupe rejoint un peu par hasard, pour s’enfuir de son trou à rats, et au sein duquel il restera surtout pour payer sa dope, comme il l’a récemment expliqué au Guardian. Les disques n’ont pas très bien vieilli, le groupe n’est jamais devenu aussi célèbre que Nirvana, mais l’un de ses albums a atteint les 300 000 ventes. Pas Alice in Chains, pas Pearl Jam, pas Soundgarden, juste des seconds couteaux du grunge, 300 000. Des passages dans les late shows ­– une bataille de bouffe au catering lui vaudra dix-sept ans d’attente avant de repasser chez Letterman, éclaboussé au passage ­–, des tournées dans les festivals avec un guitariste obèse, hystérique sur scène, autocentré : Lee Conner ne sort pas grandi du bouquin. Une signature sur LE label indé d’alors, Sub Pop, aussi. Parlons-en, de l’indé : Sub Pop a stoppé net le chanteur, alors lancé dans son deuxième album solo. Pour leur défense, ce disque, qu’il voulait définitif et inspiré du Astral Weeks de Van Morrison, Lanegan mettra trois ans à le terminer. Bref, ils l’ont viré. Puis Nirvana a EXPLOSÉ. On s’est tous retrouvés avec des cheveux longs et sales, des jeans déchirés et un trou comblé dans nos âmes de vingtenaires rebelles. Sub Pop l’a rappelé, évidemment. Des dollars à gagner. Pour tout le monde. Lanegan a ravalé sa fierté et empoché l’avance. Devinez ce qu’il en a fait ? Un disque aussi, oui.

 « Quand Kurt est mort, j’ai su que je ne m’en remettrai jamais et que ça me hanterait jusqu’à ma mort. »

Whiskey for the Holy Gost n’est pas un chef-d’œuvre. Juste un galop d’essai, le premier manifeste d’un artiste qui a compris que la seule chose qui compte, c’est la singularité. Déjà junkie oui, mais ambitieux quand même. Les héros de Lanegan ne sont pas n’importe qui : Neil Young (qui le fera chialer en festival, en chantant « The Needle and the Damage Done », tu m’étonnes), Johnny Cash (pour qui il ouvrira et au concert duquel, pas peu fier, il invitera son père, grand fan), Jeffrey Lee Pierce (avec qui il deviendra ami), Nick Cave (qu’il fournira, épatant ses voisins voyant la star en costume trois pièces sortir de son appartement). ­

On y entend les prémisses de ce que deviendra Lanegan après avoir touché le fond. Sa voix n’est pas encore hantée, son corps, pas encore emporté par la dope, sa musique, pas encore remplie de fantômes, de douleur et de culpabilité. Pour la scène, tout est déjà là : un géant de deux mètres immobile, une main sur le micro, l’autre sur le pied, occupant tout l’espace dès qu’il ouvre la bouche. Et des bastons avec le public, parfois. Du matériel cassé, aussi. Au point que les Screaming Trees furent tricards dans les festivals suivants. Il faudra l’appui de Cobain, menaçant de ne pas jouer au Reading festival si son pote et son groupe n’étaient pas réintégrés, pour calmer l’affaire. Je l’ai vu pour la première fois il y a moins d’un an. L’orage était passé depuis longtemps sur sa tignasse rousse, son âme tordue et son visage émacié. La musique n’était pas terrible, le concert, pas dingue. Mais quelle aura ! Quelle puissance ! Quel bonhomme !

« La remise en question et l’introspection ne faisaient pas partie de mon vocabulaire limité. »

La vie est trop Kurt

On ne peut pas être bon à tous les coups. Sa discographie est inégale. Mais quand il a relevé la tête, après cette vie de « fantôme qui refuse de mourir », il a d’abord changé de braquet avec son pote Josh Homme et les Queens of the Stone Age, puis sorti quelques disques – Bubblegum, Blues Funeral, I’ll Take Care of You – qui lui vaudront un jour, de gré ou de force, le Rock’n’Roll Hall of Fame.

En 1992, il est encore loin du compte : une infection du sang l’envoie huit jours à l’hôpital, avec risque d’amputation du bras. À peine sorti – avec tous ses membres, il se retrouve dans un jacuzzi avec deux groupies, et se shoote dès le lendemain. « Self-reflection and soul-searching were not in my limited vocabulary. » Lucide. Courntey Love a du mal à trouver une veine ? Call doctor Lanegan. Une tâche ardue, à l’en croire « pendant qu’elle passait son temps à parler et à se plaindre ». Peu de temps après, il devient vraiment dealer. Manque de balancer tous les masters de son disque, complètement défoncé. Les bandes ne devront leur salut qu’au producteur qui les récupérera in extremis. Il décline l’invitation de Cobain à venir chanter « Where Did You Sleep Last Night » avec lui pour le unplugged de MTV, futur gros carton. Refuse la proposition de David O. Russell, qui veut utiliser son disque pour son film Spanking the Monkey, premier long-métrage d’un futur cador d’Hollywood. Ne donne pas suite à la sollicitation de soumettre un de ses morceaux pour le American Recordings de Johnny Cash, futur come back titanesque. Ne décroche pas quand Kurt appelle. C’est con : on n’est pas loin du 5 avril 1994. Il a de la dope chez lui, veut préserver son pote, et craint de se retrouver entre lui et Courtney, qui s’engueulent beaucoup. Cobain rappelle plusieurs fois, Lanegan culpabilise, mais reste sur son canapé à mater la télé. Deux jours plus tard, il décroche enfin. Une amie commune lui annonce le suicide du leader de Nirvana. Larmes et culpabilité. « I knew I would never get over this deah. It would shadow on me until the day I died. » Vingt-six ans qu’il vit avec ça.

Mark Lanegan's Greatest Cover Songs - Cover Me

Ex-junkies, rockstars et anges gardiens

Encore un peu de glauque ? Un jour, son pote Layne Staley l’appelle au secours : des araignées sont sorties de son bras, il ne faut pas qu’il parle trop fort parce qu’elles pourraient l’entendre, il faut qu’il les tue avant qu’elles ne s’emparent de son appartement. Le chanteur d’Alice in Chains mourra d’une overdose huit ans jour pour jour après Kurt. Entre-temps, les deux compères partageront piaule dégueu, seringues et pipe à crack. Overdose aussi pour la bassiste de Hole qui l’a dragué à l’enterrement de Cobain. On n’est plus très loin de la dégringolade finale. Du pantalon en cuir sauvé de justesse, d’une autre nuit dantesque, à Amsterdam, où il harcèlera le responsable du merch pour récupérer des dollars, dollars qu’il se fera braquer par des dealers, retournera à l’hôtel dans un taxi furieux courant après son paiement, finira à l’aube sur le porte-bagage d’un géant néerlandais pris du syndrome de la Tourette version cris d’oiseaux qui finira par l’emmener chez lui pour lui donner ce dont il a désespérément besoin : de la DOPE.

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Croyez-le ou pas, mais Mark Lanegan doit son salut à Courtney Love. Le retour de la tournée européenne pue la lose. Exsangue, fauché, vivant un temps sans eau ni électricité, il finit par quitter son appartement, se retrouve à la rue, où il vend de la dope. Courtney a laissé le prospectus d’un centre de rehab chez le prêteur sur gages où il a ses habitudes. Il ne le réclamera pas par volonté d’enfin s’en sortir, mais parce qu’il n’avait plus nulle part où aller, après avoir arnaqué son partenaire de deal. Les premiers mots du créateur du Musicians’ Assistance Program, à la vue du trentenaire ? « Jesus Christ ! Look at you, man ! We got you just in time ! You are definitely in the right place. » Besoin de traduire, vraiment ?

Il mettra presque un an à revenir sur terre. Tous frais payés par Courtney Love. Les anges gardiens de Lanegan n’étaient pas tous des enfants de chœur, ayant emprunté les mêmes chemins tordus que lui : ce fut ensuite au tour de Duff McKagan de lui tendre la main. Le bassiste des Guns N’ Roses, ayant entendu parler de ses problèmes, qu’il avait lui-même connus auparavant, lui a remis le pied à l’étrier, en l’accueillant chez lui. Il l’a même invité à son mariage. L’ex-junkie n’avait évidemment pas de costume. McKagan a fouillé chez lui, trouvé celui que Seal avait laissé là. Qui aurait seulement pensé à associer un jour ces deux chanteurs ?

La carrière de Mark Lanegan pouvait enfin (re)commencer. Pleine de tristesse, de culpabilité, de peur et de fureur. Dans son livre et ses textes, le chanteur n’est jamais tendre avec lui-même. Trop de souffrance et de chaos laissé derrière lui, d’échecs et de douleur. Un CV parfait pour devenir le meilleur loup solitaire du rock’n’roll circus durant les vingt années qui allaient suivre. Son dernier disque, Straight Songs of Sorrow, sorti dans la foulée du bouquin, ne dit pas autre chose. « My heart is black as night », chante-t-il sur le premier morceau. C’est vrai. Mais son cœur bat encore.

Sing Backwards and Weep, éditions White Rabbit, pas encore de traduction française.
Straight Songs of Sorrow (Heavenly Recordings/PIAS)

Sing Backwards and Weep: A Memoir : Lanegan, Mark: Amazon.fr: Livres

6 commentaires

  1. toutes ces histoires de musiciens drogués sont fakes,continuez de gober ces boufonneries de feujs

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