France 1970, quelque part sous la démocratie coincée du cul de Georges Pompidou. Pendant que la télévision s’installe tranquillement dans plus de la moitié des foyers, un homme décide d’investir les kiosques à journaux grâce au PFA (Petits Formats pour Adultes). Cet homme, c’est Georges Bielec.  Ses périodiques de bande dessinée, format poche et dos carré, seront conçus par des adultes, pour des adultes, imprimés en quantité industrielle et raconteront  la culture cul underground. Presque 50 ans après, Christophe Bier a décidé de raconter cette histoire, haute en couleurs, dans un livre nommé Pulsions graphiques. Entretien.

Remontons d’abord à la source. L’homme dont il est question au départ de cette aventure, Georges Bielec, s’est vu confier par la société Italienne Erregi l’édition et la diffusion de ces BD cheap, autrement appelées fumetti. Parce qu’il est reconnu pour son professionnalisme, les Italiens lui laissent une liberté d’action totale quant au choix des BD à traduire. Puisant dans la riche production locale, y compris parmi les concurrents de la maison mère, Bielec va pendant vingt-deux ans friser les rétines des kiosques à la tête de Elvifrance, combinant sa folie et sa passion pour le genre.

Copyright : © Cernunnos/Dargaud 2018 – Christophe Bier
Copyright : © Cernunnos/Dargaud 2018 – Christophe Bier
Copyright : © Cernunnos/Dargaud 2018 – Christophe Bier

Avec jusqu’à 80 000 exemplaires (sur 20 titres différents) tous les mois, Elvifrance aura une importance capitale sur le marché français de l’édition. La concurrence, pourtant forte, n’atteindra jamais ces sommets mais l’histoire ne sera pas sans heurts : l’homme devra user d’un nombre incroyable de moyens détournés pour parer à une censure de plus en plus forte. Un destin zinzin qui aura raison de son âme puisque Bielec s’éteint un an après l’arrêt de ses publications. Son combat contre la censure l’aurait-il tué ? C’est cette histoire que Christophe Bier a choisi de raconter dans son livre Pulsions Graphiques, sorti aux éditions Cernunnos, recueil de près de 500 pages de ces fameuses couvertures couleur. Le livre, épais majeur levé face à notre société qui se cache de plus en plus derrière sa bien-pensance, montre toutes les facettes de la grammaire d’un génial esprit Bis, vecteur d’un imaginaire nourricier, partagé entre personnages chtarbés, érotisation outrancière, récits d’horreur pure et délires en tous genres. Ces couvertures, joyaux graphiques à faire pleurer toutes les pupilles, s’amusent de la mort et de ses démons, transgressent le bon goût.

Christophe Bier, l’une des voix de l’émission Mauvais Genres sur France Culture, est un passionné passionnant, défenseur d’un art protéiforme qui cherche encore et toujours à faire triompher la subversion. Radio, cinéma, presse, il est partout et pourtant on ne le voit nulle part. Voici donc l’occasion de pénétrer dans l’antre de cet invisible, ardent trublion défricheur d’un underground qui semble ne jamais vouloir s’éteindre. 

Question à deux francs: le livre s’intitule Pulsions Graphiques, quelles sont vos pulsions à vous ?

Sans trop bien savoir pourquoi, mes pulsions me conduisent souvent vers l’érotisme voire la pornographie, je ne fais pas beaucoup de différence entre l’un et l’autre. J’ai aussi des pulsions d’accumulation, c’est à dire de fringale d’images, frénésie de découvrir toujours des images insolites, singulières ou alors qui ne sont pas forcément singulières mais dont l’accumulation donne tout à coup quelque chose de singulier, comme avoir tout une série par exemple. La collection Elvifrance représente pas loin de 4000 petits fascicules et les voir réunis dans un sorte de quête obsessionnelle peut conduire à une forme de révélation. Mais dans le fond, je la trouve assez vulgaire. Si on se contente d’une telle pulsion, on ne va pas très loin, tout ne reste finalement que centré sur soi. Pour ma part, une deuxième pulsion surgit à ce moment-là, faire quelque chose de tout ça. Ça me plaît beaucoup. J’aime trouver parfois des idées de collection qui n’ont pas existé. Beaucoup de collectionneurs sont grégaires, portés par cette idée stupide de savoir à tout prix quelle est la valeur de leur collection. Pour ma part, je préfère découvrir un intérêt qui m’est propre, sans guide aucun. Ainsi, je construis mon univers et un moment donné les choses sont mûres pour en faire un livre ou une exposition ou tout autre chose. Un ami artiste-plasticien, Yves Grenet, a par exemple collectionné tous les fascicules Elvifrance pour en faire une installation, une sorte d’armoire. La totalité des Elvifrance en armoire, ça crée un choc visuel. En vérité, je crois que la pulsion qui m’intéresse le plus est la pulsion créatrice.

D’où vous vient cette fascination pour l’érotisme, la pornographie, la littérature érotique ?

Je crois que c’est parce qu’il s’agit avant tout d’un terrain de liberté, d’expérimentations. C’est le domaine où les choses sont les plus vibrantes où l’on cherche sa propre vérité, où l’on se met en danger pour trouver ses propres mécanismes. Je ne me suis jamais vu collectionneur de timbres, même érotiques, je ne sais pas trop ce que je ferais avec des timbres. A côté de la collection d’objets ou de livres, il y a aussi l’érudition qui m’intéresse énormément, j’y vois là une dimension érotique. Il y a une sorte d’ivresse dans l’érudition qui peut être associée à une forme de sexualité. On se perd dans l’érudition. La volonté de tout avoir est moins quelque chose de l’ordre de l’accumulation, qu’une volonté de tout savoir. Parfois, Je suis assez surpris de trouver des livres dont on voit tout de suite qu’ils ont été écrits en quelques mois, ce qui est peu. Si on n’appréhende pas un sujet dans sa totalité, c’est difficile d’en parler vraiment. Que ce soit érotisme, pornographie ou savoir, la collection est tout simplement une pulsion de vie, elle nous rend vivant. Collectionner des objets, des livres liés à l’érotisme est une forme de sexualité qui peut se substituer à la sexualité classique et parfois même s’avérer meilleure. Un ami qui lisait beaucoup d’Elvifrance me disait souvent que les filles de papier sont moins compliquées, ah ah. C’est une façon de voir les choses ! Si cela procure un épanouissement. Toutes ces œuvres populaires faites à la chaîne peuvent nourrir l’imaginaire du lecteur qui s’en empare et les expérimente à sa façon. Ça ouvre des horizons.

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Est-ce que vous les collectionnez parce qu’elles représentent une certaine forme de subversion ?

Possible, mais il ne faudrait pas que ce soit un moteur, le fait que les choses soient déviantes. D’abord, il reste à prouver qu’elles le sont. Je n’agis que très rarement en fonction d’un prétexte et là, en l’occurrence, le prétexte, ce serait être déviant, ce qui est une forme de snobisme en définitive. J’écoute mes envies, mes désirs sans me soucier de ce qu’on peut en penser, que ce soit les bien-pensants ou les mal-pensants, sans posture aucune. Je trouve toujours les postures dramatiques. J’ai une façon de voir les choses qui est souvent de l’ordre du détournement, que l’on pourrait qualifier de subversif, mais je ne cherche pas à me distinguer. Ça ne m’intéresse pas du tout. J’aime les artistes qui transgressent, c’est évident. Je trouve qu’il y a un problème avec certains artistes contemporains qui sont prisonniers d’un marché, qui exercent leur métier d’artiste pour vivre, qui doivent faire attention aux lieux dans lesquels ils exposent et qui, consciemment ou pas, brident leur imaginaire. Ceux qui en sont conscients et qui vivent de ce système m’intéressent le moins. L’érotisme est un excellent curseur, comme on dit bêtement aujourd’hui, pour voir à qui on a affaire. J’ai moi-même édité il y a plus d’un an, un artiste qui représente la quintessence de la transgression. Lui aussi ne cherche pas à transgresser, il met sur papier ses fantasmes, mais sans filtres et c’est ça qui est passionnant. Il est complètement hors du circuit. Il a été un moment dans le réseau des sex-shops, donc dans la marge de la marge. Il s’agit de Joseph Farrel, dessinateur SM.

Dessin publié dans « Farrel’ (Christophe Bier éditeur, 2017)

Je l’ai rencontré et je suis tombé de fascination devant cet homme incroyable et son travail. Quand j’ai édité cet ouvrage sur lui, on m’a dit qu’il fallait voir des avocats pour savoir si je risquais quelque chose à publier un livre pareil. Voilà pour moi une totale transgression que je peine à trouver chez les artistes contemporains de 20, 25, 30 ans. Je sens une forme d’autocensure permanente pour plaire aux autres, pour se plaire à soi. Les gens ont peur du gouffre.Il y a chez Farrel des abîmes insondables qu’on n’arrivera jamais vraiment à percer. J’ai fait ce bouquin en prenant une partie de l’argent d’une assurance-vie, c’est presque un acte militant d’une certaine façon.

« Quand on observe de près ce qu’on appelle le réalisme tel qu’il est présenté par certains auteurs, c’est encore une vision fantasmée d’une réalité où les femmes sont toutes offertes, ça n’existe pas. C’est un anti-réalisme total ».

 Le cinéma qui choque et que vous mettez souvent en avant semble être ou de l’érotisme ou de la pornographie, que pensez-vous du cinéma d’horreur ?

J’aime bien le cinéma bis, l’outrance. Je l’assimile beaucoup au cinéma Italien : Freda, Bava, Fulci. Les Elvifrance viennent eux aussi d’Italie qui est un pays très catholique, peut-être y a-t-il quelque chose à creuser là-dessus ? Beaucoup de films d’horreur sont aussi des films érotiques. Ils jouent sur des pulsions également, pulsions de violence avant tout. L’érotisme, peut-être parce qu’il est un peu moins exploré aujourd’hui, m’intéresse plus. Je serais d’une autre génération, j’aurais eu vingt ans en 1950 ou en 1960, j’aurais peut-être énormément écrit sur le fantastique et l’épouvante. Mais l’érotisme est plus que latent dans les grands films de l’âge d’or hollywoodien. Je suis contre cette idée stéréotypée dans l’érotisme et la pornographie selon laquelle, pour que le fantasme soit fort, il doit être ancré dans une sorte de quotidien. Je comprends l’idée et je peux l’admettre dans certains contextes, mais il y a pour moi une idéologie, une tyrannie du réalisme qui m’insupporte. Quand on observe de près ce qu’on appelle le réalisme tel qu’il est présenté par certains auteurs, c’est encore une vision fantasmée d’une réalité où les femmes sont toutes offertes, ça n’existe pas. C’est un anti-réalisme total.

Copyright : © Cernunnos/Dargaud 2018 – Christophe Bier

Vous apparaissez dans de nombreux films de Jean Pierre Mocky, était-il pour vous un cinéaste subversif ?

J’ai débuté chez lui. J’ai été son assistant de 1991 à 1996 quand je suis arrivé à Paris vers 25-26 ans. Ça démontre une ténacité de ma part. En arrivant à Paris, je voulais travailler pour une seule personne : Mocky. J’adore son cinéma. Voilà un cinéma anti-réaliste d’ailleurs et pourtant ancré dans le réel. C’est un cinéaste français qui s’empare de sujets que d’autres ignorent complètement, qui filme des zones qu’on ne voit que très rarement. La société l’inspire mais les histoires qu’il raconte prennent parfois des tournures très étranges. J’ai toujours été fasciné par ses seconds rôles. Ma première rencontre avec lui était dans le but d’écrire un livre sur ses seconds rôles, ses figurants, les têtes bizarres qu’il y avait chez Mocky. Ça m’a toujours passionné. Il n’y a pas que l’érotisme en fait ah, ah. J’aime les visages, les personnalités singulières qui tout d’un coup surgissent dans un plan. Le livre ne s’est jamais fait mais ce fut le prétexte qui m’a permis de le rencontrer. C’est un des rares cinéastes français facile d’accès, même maintenant. En 1991, beaucoup de ces seconds rôles n’étaient pas encore mort et j’avais déjà fait plein d’entretiens. Quand j’ai réussi à trouver un éditeur, j’ai appelé Mocky et je l’ai rencontré. A la fin ou même dès le début de notre conversation, il m’a tout de suite engagé comme assistant pour chercher des têtes, j’étais son chasseur de têtes. Il a compris mon centre d’intérêt, je me suis donc retrouvé en charge des figurants.

« J’ai une pulsion naturelle à aller dans les marges et Mocky est pour moi un cinéaste des marges ou des laissés-pour-compte ».

Je lui disais que j’étais moi-même acteur et j’avais toujours un rôle chez lui. Pas des rôles très importants parce que, finaud comme il est, il préférait que je sois un bon assistant plutôt qu’un bon comédien. Jamais je n’aurais pu avoir un rôle extraordinaire chez Mocky nécessitant ne serait-ce que cinq jours de tournage et, en même temps, être un assistant valable, c’était impossible. Je me suis donc contenté du rôle d’assistant ! Mocky, ce n’est pas Claude Sautet, il est plus subversif. J’apprécie certains aspects des films de Sautet mais ce cinéma qui s’occupe des problèmes sentimentaux des couples, je trouve ça insupportable, ça me tombe des mains. Je préfère le Sautet de Mado, L’arme à gauche, Max et les ferrailleurs qu’un film comme César et Rosalie. En allant vers Mocky, je suis allé vers le plus trublion des cinéastes français, celui qu’on affuble souvent du qualificatif de marginal voire de franc-tireur. J’aime les destins brisés de ses personnages, j’étais très sensible au côté dérisoire et absurde de son cinéma et ce sont d’ailleurs les deux adjectifs qu’il revendique. A la réflexion, j’ai l’impression que j’ai une pulsion naturelle à aller dans les marges et Mocky est pour moi un cinéaste des marges ou des laissés-pour-compte. Plutôt que de m’intéresser aux stars, je m’intéresse aux figurants, ceux qui ne font qu’ouvrir une porte mais qui marquent malgré tout.

« Être punk, c’est peut-être avoir le sens du dérisoire plus que de la dérision ».

Pensez-vous qu’il y a encore une place pour la subversion, un intérêt pour les marges en France ?

Oui, bien sûr. [Sur la table devant moi, une revue littéraire montre en couverture Michel Simon, le Michel Simon du Vieil Homme et l’enfant taillant une pipe à un travelo, les yeux rivés sur l’objectif. Le Hollywood Porn du cinéma français dans toute sa splendeur]Regardez cette revue littéraire, elle ne se trouve pas en kiosque mais en librairie. Il reste des endroits qui peuvent permettre à ce genre de choses d’exister, il restera toujours des endroits de flibusterie, des endroits pirates. J’ai travaillé avec Bertrand Mandico. Voilà un cinéaste qui impose envers et contre tout un univers très singulier, qui arrive à trouver des financements. Ce n’est pas forcément facile, mais il le fait. En plus, j’ai constaté que beaucoup de jeunes ont vu son premier long-métrage Les Garçons Sauvages comme une voie à suivre. Il est possible qu’il suscite des vocations. J’ai un petit rôle dans son film et j’ai été engagé à deux reprises grâce à mon apparition. Il y a un auteur que j’adore, dont la lecture est toujours une source d’émerveillements et de réflexions, c’est Annie Le Brun. Elle a sorti un livre en début d’année sur l’art contemporain et son inanité. Elle exprime cette idée de la résistance et de la force de l’imaginaire. Il ne faut donc pas s’avouer vaincu mais se réveiller, être vigilant.

Qu’est ce qui choque aujourd’hui d’après vous ?

Je dirai qu’il y a des relents de censure, des choses que l’on pensait oubliées qui ressurgissent. Il y a un retour de l’ordre moral qui prend différentes formes : les formes classiques avec des associations comme Promouvoir, qui s’attaquent au cinéma dès qu’il y a une scène explicitement sexuelle. Il y a une idéologie féministe, à laquelle certaines féministes s’opposent d’ailleurs, un flicage de la pensée, notamment depuis l’affaire Weinstein. Elle a certainement eu des répercussions sur l’imaginaire. L’érotisme est devenu un problème. Il y a des médias qui n’ont plus trop envie d’aborder ce genre de questions, surtout Elvifrance dans la mesure où on se dit que, pour la plupart des récits, ce ne sont que des femmes torturées, humiliées et soumises, ce que je nuance dans mon texte. A l’heure actuelle, ajouté à tous les scandales, ça dérange les journalistes. En même temps je ne vois pas tellement quel est le problème, ce ne sont que des filles de papier, puis ce sont des fantasmes masculins. Ce qui me gêne c’est qu’on veut assainir les fantasmes, comme s’ils pouvaient avoir une répercussion sur la vie quotidienne des gens. Je pense que si les fantasmes ne sont pas sales, il n’y a pas tellement d’intérêt à en avoir. Je ne dis pas qu’il faut absolument avoir des rêveries vicieuses mais un fantasme, c’est souvent ce qu’on ne peut pas ou qu’on n’ose pas réaliser, donc ça peut aller dans des zones interdites, irréalisables ou réprouvées par la loi. Ce ne sont que des visions, il ne faut pas en avoir peur.

Copyright : © Cernunnos/Dargaud 2018 – Christophe Bier

L’art est là pour suppléer à tout ça, en tant qu’exutoire ou comme une sorte d’expression de très haute tenue qui exploite les fantasmes jusqu’au bout. Si on commence à vouloir rétrécir le champ de travail des artistes, ça n’ira plus. La grande théorie, c’est qu’on pousserait les gens à agir comme dans les bandes dessinées ou les romans. Ce discours est vraiment très paternaliste, il vise à prendre les gens pour des enfants, les croire très influençables. C’est un discours de censeur, comme quoi l’art pousse les gens à agir dans le même sens, cette idée tenace que les images ont un pouvoir corrupteur. Mais les artistes extrêmes dérangent peut-être ? La violence qu’il y a dans leurs dessins n’est pas forcément un exutoire, mais un reflet, un reflet terrifiant, déformé, sublimé de notre folie. Pour revenir à Farrel, je vois chez lui une certaine violence sociale et pas uniquement l’expression d’un fantasme érotique pur. 

En travaillant cet entretien, je me suis rendu dans une librairie d’occasion de la banlieue parisienne, qui a pendant un mois exposé ces couvertures au public via sa vitrine. Pendant ce mois, sa devanture n’a eu de cesse d’être recouverte de crachats et autres projections. Ces publications sont donc loin d’être du goût de tout le monde, en les défrichant de la sorte, vous sentez-vous l’âme punk?

Ca me plaît de ne pas être du même avis que tout le monde. Je me suis toujours méfié du consensus. Intuitivement quand j’étais tout petit, je m’en méfiais, et par la suite, j’ai toujours eu l’impression que c’était mieux de ne pas être d’accord avec le plus grand nombre. Pour moi, mon acte le plus punk a été d’éditer Farrel. Je pense que c’est punk aussi de passer plusieurs mois à écrire un roman pornographique. En 2018, quand on écrit un roman pour Média 1000 (maison d’édition de romans pornographiques, ndlr) qui est la dernière collection qui subsiste dans les relais H des gares, maintenant réduits à peau de chagrin, on le fait pour la beauté du geste. La rémunération n’est plus à la hauteur de ce qu’elle pouvait être il y a dix ou quinze ans. Donc oui, je peux me considérer comme punk parce que, plutôt que de publier un roman chez Gallimard, mon rêve c’était de le publier chez Média 1000. Une ambition dérisoire, comme un pied de nez à la prétention ? Être punk, c’est peut-être avoir le sens du dérisoire plus que de la dérision. Je suis quelqu’un de révolté, contre le bon goût, comme contre toutes les formes d’aliénation. Revendiquer une pornographie à l’état brut, sans artifices, voilà quelque chose de très punk. C’est aussi pour ça que j’adore collectionner les romans de sex-shop des années 1970. Il s’agit de romans-photos porno. C’est trivial, fait pour se branler mais beaucoup plus pur qu’un porno de chez Marc Dorcel, souvent blindé d’artifices. Ce que j’aime par-dessus tout, ce sont les titres d’une simplicité, je pourrais dire presque biblique. Celui que je préfère, c’est Mon cul. Il y a aussi le formidable C’est bon la bite. Vide-moi les couilles…celui-là est déjà un petit peu plus travaillé. Suce-moi, c’est bien. Avale tout, c’est pas mal aussi mais le meilleur, c’est Mon Cul.

« L’érotisme est devenu un problème. »

Vous aviez déjà fait paraître un article sur le sujet en 2005, d’où vous est venue l’idée de faire un livre sur Elvifrance ?

C’est Cernunnos qui est venu me chercher. Jean-Marie Donnat en l’occurrence, qui a porté ce projet, sachant que j’avais 99 % de la collection Elvifrance. Il s’intéresse beaucoup aux aspects de la culture populaire, notamment à travers sa maison d’édition innocences.net. J’étais persuadé qu’il y avait un livre à faire sur le sujet. C’est cette opportunité qui m’a permis de me replonger dans tout ça, de manipuler les volumes à nouveau. Il y a tant de choses à écrire sur le sujet, sur Elvifrance bien entendu mais aussi sur toutes les mauvaises bandes dessinées, les sous-Elvifrance qui ont émergé à la suite. Le seul regret ici est que le livre manque un peu de pages intérieures de bandes-dessinées. On en reproduit mais on aurait dû en mettre plus. C’est quand même de la bande dessinée avant d’être des couvertures et cela aurait permis de montrer des images assez insolites, mais c’est peut-être parce que le rapport que l’on a immédiatement avec ces petits formats est celui de la couverture. Même à l’époque, la pulsion d’achat, c’était grâce à la couverture et au titre. Pulsions Graphiques rend plutôt hommage à cet aspect-là, l’emballage. Il pourrait s’appeler Pulsions d’achat, mais ce ne serait pas très vendeur ah, ah. Peut-être ferons nous un volume deux qui inverserait la proportion, délaisserait les couvertures et ne représenterait que de l’intérieur.

Copyright : © Cernunnos/Dargaud 2018 – Christophe Bier
Copyright : © Cernunnos/Dargaud 2018 – Christophe Bier

Ces fumetti célèbrent surtout un érotisme hétérosexuel. Qu’en est-il de la culture homosexuelle dans la bande dessinée à l’époque ? J’ai lu qu’elle était généralement moquée.

Il y a eu un personnage bi chez Elvifrance. Il s’appelait Macho, une sorte de routier. Personnage assez baraqué qui pourrait presque sortir d’un Tom of Finland. Il y avait aussi un serviteur homosexuel d’une femme loup-garou. Il y avait dans certaines séries une sympathie, une connivence vis-à-vis de la communauté homosexuelle. Ces BD sont surtout parcourues de scènes de lesbianisme souvent traitées dans le mode pornographique, dans l’idée d’offrir deux corps féminins aux lecteurs plutôt qu’un. Il y a quelques nuances. Dans Zara la vampire, qui est une de mes séries favorites, Zara rencontre dans ses pérégrinations un personnage qui va devenir récurent, Frau Murder, brune capiteuse qui dit ouvertement dans certaines bulles : « Je suis lesbienne ! » A ce sujet, on peut dire qu’Elvirance ouvre au lecteur lambda certaines portes qu’il ne soupçonnait pas forcément. Sur l’homosexualité masculine, il y a des stéréotypes gay de folles tordues, mais parfois des histoires plus nuancées, même si ce n’est pas la grande majorité. A l’époque, les publications gay étaient plutôt confidentielles ou spécialisées, comme celles de Tom of Finland justement, qui publiait ses propres magazines. La BD gay a eu plus de mal à émerger.

Malgré leurs caractères forts et leurs perversités débordantes, ces BD ont-elles permis d’anoblir l’art de la BD ?

Non. Ce qui anoblit la BD sont les albums cartonnés. Ces publications la rabaissaient, au contraire. Milo Manara, qui a débuté là-dedans, ne veut pas qu’on en parle. Il a débuté dans une série qui s’appelait Genius. Il n’avait pas encore le style affirmé qu’il a aujourd’hui, c’était même parfois bâclé. Il utilisait beaucoup de photos de films pour reproduire ses personnages. Les petits formats, même pour enfants, n’ont jamais été bien considérés. Ils ont toujours été le ruisseau plutôt que la rivière. Je ne sais pas d’ailleurs si le musée d’Angoulême s’intéresse aux petits formats. S’il n’y avait pas des collectionneurs ou des libraires spécialisées, tout ça disparaîtrait à jamais. Ça change un petit peu, on commence à se rendre compte que ça fait partie de la culture de la bande dessinée mais ce sont surtout les albums qui ont tout anobli. Il y a eu Barbarella en 1964 et c’est là que l’érotisme a acquis ses lettres de noblesse en bande-dessinée. Par la suite, il y a eu Pravda La Survireuse, principalement venu d’un éditeur génial, Eric Losfeld, qui avait une certaine aura.

Copyright : © Cernunnos/Dargaud 2018 – Christophe Bier

Pensez-vous que toutes ces couvertures ont une dimension politique ?

Ce n’est pas forcément l’aspect le plus important de la collection Elvifrance. Dans des séries plus réalistes dites de « fait-divers », on trouve des histoires terribles avec des résonances fortes. Elles s’appelaient Histoires Noires, avec des récits en one-shot. Il y en a une qui s’appelle Brûlez-le, c’est un nègre !. Le titre est terrifiant. Au moment de constituer cette intégrale, je ne la retrouvais pas. Il s’agit d’un Somalien, enseignant, qui quitte son pays, devenu invivable politiquement, pour atterrir en Italie. Là, il va se heurter aux préjugés de la société italienne particulièrement raciste et il va finir brûlé. C’est une histoire extrêmement linéaire, comme une sorte de condensé, possiblement raccourcie par Bielec. Un moment donné, des blousons dorés italiens, en moto, avec des filles, trouvent amusant de tourmenter ce Somalien et de le brûler. Il n’y a pas de réquisitoire contre la société, c’est un fait-divers raconté dans sa brutalité la plus simple. Je trouve ça assez politique comme publication. Dans cette collection, certaines séries abordaient également des histoires avec la Mafia.

Avez-vous une couverture qui n’est qu’un détail pour nous mais qui pour vous veut dire beaucoup ?

Plutôt que de répondre de façon singulière, je choisirai la couverture du numéro qui m’a permis de découvrir Elvifrance, le tout premier fascicule que j’ai eu entre les mains. Je devais avoir treize-quatorze ans et il était planqué dans l’armoire de mon frère, celui-là et une poignée d’autres. Je ne sais pas si j’avais flairé quelque chose, je suis tombé dessus en fouillant, tout en bas au fond de l’armoire. Il s’agit de Shatane.

Copyright : © Cernunnos/Dargaud 2018 – Christophe Bier

Rétrospectivement, je me dis que j’ai quand même assez bon goût puisque Shatane, c’est de Leone Frollo, maître incontesté de la bande dessinée érotique, que j’adore. J’ai commencé à le lire et ça m’a stupéfait. J’ai trouvé ça extraordinaire et je suis même persuadé que ça m’a fait bander. J’ai tout remis soigneusement en place et de temps en temps, je relisais ce Tragique 69, titre du fascicule. Je n’ai aucun souvenir des autres, mais celui-ci m’a particulièrement marqué. Est-ce que j’étais déjà sensible à Frollo à l’époque, difficile à dire, c’est le grand mystère : quel est l’apport d’un dessinateur par rapport à la puissance d’un fantasme raconté dans une histoire ? Le personnage est pour moi une des héroïnes les plus libérées des publications. La mieux dans sa peau, assez extravagante, c’est une sorcière. Elle devait certainement m’avoir conquis et Frollo y est pour beaucoup. Extrêmement belle, cette Shatane. Dans cet épisode, elle a pour mission de récupérer pour Arsène Putain, fétichiste homosexuel, une culotte portée par Rudolph Valentino, le comédien. Pour être sûr qu’elle mène à bien sa mission, Putain a kidnappé son chauffeur/homme à tout faire/esclave sexuel chauve qui s’appelle Yul, comme l’acteur Yul Brunner. Elle va donc à Hollywood où elle rencontre Valentino, qui s’avère un amant lamentable, imbu de sa personne et pourvu d’un micropénis. Il y a deux cases incroyables où elle se venge de la connerie de Valentino. Le type croit l’avoir baisée comme un dieu et elle utilise son art magique pour le doter d’une énorme bite qui en vient même à dépasser la case ! Je ne sais pas pour quelle raison, mais ça m’avait sidéré, cette fantaisie, cette outrance. En le relisant, je me rends compte que tout ça est assez pervers : une fois la culotte remise à Arsène Putain, celui-ci s’empresse de se masturber en la reniflant. Amusant, non ? Le personnage me plaisait énormément, je trouvais cet univers incroyable. C’est aussi à partir de là que j’ai commencé à collectionner les Shatane et par la suite les Elvifrance.

Quelle est la couverture que vous mettriez devant votre pire ennemi pour le faire souffrir ?

Curieuse question. Mon pire ennemi est forcément quelqu’un qui doit être conventionnel ou conservateur, je le confronterais certainement à une situation invivable pour lui. Si c’est un homme, je reproduirais la couverture de Coup bas.

Copyright : © Cernunnos/Dargaud 2018 – Christophe Bier

Il s’agit d’une histoire de règlement de comptes entre mafieux, qui commence par une scène d’émasculation, mais pas n’importe laquelle, puisque l’homme en question se fait arracher les couilles par un hélicoptère. Ce n’est pas fait directement par les pâles, il y a un fil attaché aux couilles et relié à l’hélicoptère qui est sur le point de s’envoler. C’est vicieux. Il y a deux fils, l’un noué aux couilles et l’autre à la langue. C’est très très vicieux, AH AH AH.

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4 commentaires

  1. Gonzai qui renvoie vers un lien d’achat sur les egemonique Amazon ,les bras m’en tombent vous touchez du pognon de ses enflure ou quoi ?

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