Après sa Palme d’Or (Dheepan) et son escapade américaine (Les Frères Sisters), Jacques Audiard plante de nouveau sa caméra en France dans Les Olympiades, chronique du 13ème arrondissement et ses locataires. Avec ce décor parisien, le cinéaste semble revenir en terrain conquis, voire safe. Mais à travers ce récit choral de paumés en quête de sens, Audiard signe d’une main son plus grand film depuis De battre mon coeur s’est arrêté et de l’autre, une renaissance artistique miraculeuse. A presque soixante-dix ans, comment l’un des réalisateurs contemporains les plus étudiés (et donc prévisible) a-t-il réussi cet exploit ?

En 2021, plus besoin de présenter Jacques Audiard. Et c’est bien sa force et sa faiblesse. Ses terrains balisés, ses marottes, le grand public et la presse les connaissent par coeur. Il y a l’attente du casting naturaliste avec des acteurs débutants voire amateurs, des relations père / fils / frères compliqués et une histoire de revanche / vengeance explosant en descente aux enfers épique dans le dernier tiers de l’intrigue. Si Les Frères Sisters l’avait vu bousculer ses habitudes avec une brochette d’acteurs starifiés et un décor de western US interpellant de front sa cinéphile, le bilan, au demeurant propre, en restait anecdotique, énième redite de thématiques déjà exploitées. Le cadre évolue, le genre évolue mais pas le fond. Bref, la soupe change mais pas le goût. Une sensation qu’Audiard faisait du surplace, bien pantouflé dans son aura de réal palmé. Alors qu’espérer d’un homme bénéficiant de tout le crédit intellectuel du monde et qui entame sa dernière partie de carrière ? Lui, propriétaire d’une collection assommante de prix, a-t-il encore faim ?

De ce contexte naquit Les Olympiades, adaptation de la BD Les Intrus d’Adrian Tomine. Le film suit le parcours de trois résidants du 13ème arrondissement et l’enchevêtrement de leurs rencontres à Paris. Sur un malentendu, Camille, professeur passant l’agreg’, se retrouve en coloc avec Emilie. Sur un malentendu, Emilie tombe amoureuse de lui mais ce n’est pas réciproque et le duo se sépare. Vient s’ajouter Nora, trentenaire reprenant ses études, victime de harcèlement. Sur un malentendu, les étudiants la confondent avec Amber, une camgirl réputée. Nora stoppe alors ses études. Camille lache son agreg et son taf de prof pour reprendre l’agence immobilière d’un ami. Nora postule chez lui et en y travaillant, les deux développent des sentiments.

A première vue, le résumé de cette fable moderne fait grincer des dents. Le « film d’appartement parisien » est devenu un sous genre moqué, nid à clichés s’auto-parodiant volontiers depuis les Escarres des Inconnus. Ajoutons le choix du noir et blanc au tableau et la prétention suinte du DCP. Céder à ces aprioris nous priverait pourtant de la richesse émotionnelle inouïe du film. Nul besoin de chercher très loin les architectes de cette réussite : Céline Sciamma et Léa Mysius. Scénaristes du métrage, les deux femmes synthétisent en quelques scènes l’intériorité de citadins ambitieux rabaissés par le réel urbain. Une composition qu’on ne voit pas venir mais qui reste d’une cohérence thématique virtuose. Les échecs d’aujourd’hui qui deviendront les réussites de demain, les chagrins d’amour dont naîtront les meilleurs relations résument ces paraboles sur la vie de jeunes adultes. Mieux ! Audiard n’idéalise pas ses protagonistes, tout à tour séduisants, ridicules, passionnés et pleutres. Ainsi se révèle le vrai sens du noir et blanc, vidant les couleurs du réel pour ne garder que l’essentiel : les gestes, les sourires, les lumières et les ombres. Ce choix affine le cadre et ressert les émotions. Il tord complètement l’utilisation de cette parade esthétique. Au lieu de figer l’image dans une posture et mettre sous cloche ses enjeux, elle donne le meilleur écrin à la lueur cachée des regards. S’invitent aussi des procédés post-modernes héritiers de Godard à travers les cartons.

Les Olympiades - film 2021 - AlloCiné

De ces petits gestes, l’ensemble puise sa richesse. Lorsque Camille refuse qu’Emilie lui tienne le bras dans la rue, c’est un drame. Mais un petit. Sourd. Pudique. En retenu jusqu’à la rupture. Idem pour la rencontre tant attendue entre Amber et Nora où la passion virtuelle se matérialise en quelques regards gênés dans un parc. Longtemps la passion et le désir n’avaient été aussi juste au cinéma, dans toute leur gaucherie, leur faiblesse et leur narcissisme. Cette note d’intention s’incarne dans la mise en scène du sexe. Ni objet de frustration, ni outil de domination, l’acte est présenté comme un jeu moteur de liberté, source de tous les fantasmes. Il n’y a rien de mal à jouir sur le visage de son partenaire ou se sentir troublé par le corps de l’autre. Ressentir le manque de son organe, être obsédé par sa peau. C’est une invitation à la découverte de soi et à la beauté du présent. Le droit de se tromper, changer de chemin, tâtonner pour se trouver. Tant de subtilités de l’oeil et des muscles peauciers traversent les personnages. Autant de portes ouvertes qui trahissent leurs non-dits. A ce titre, et comme toujours chez Audiard, les acteurs fournissent un travail bouleversant et titanesque. Lucie Zhang s’impose en grande révélation du film, électron libre ne se privant de rien. Une scène muette la résume : après une partie de jambes en l’air Tinder, la voilà qui revient de sa pause en serveuse, dansant au ralenti sur la BO de Rone dans l’allée du restaurant asiatique, aérienne et magnétique. Mais cette grâce cache aussi un côté lâche comme Camille est lâche, lui le cérébral piégé par sa libido et son manque de foi envers les femmes qui l’entourent, amantes comme soeurs.

Festival de Cannes 2021 : Les Olympiades (Jacques Audiard, Sélection officielle – Compétition) - Critikat

Ces contrastes, comme cette alliance entre une image esthétisante et une galerie de personnages faits de chair et de sang, formulent toute la main tendue des Olympiades à la fête, aux combats ordinaires, au sexe joyeux, à la drogue cathartique et au demi-tour vitaux. L’impression qu’une grande tempête a lieu dans l’échange le plus simple. Que l’impossible union des opposés existe. Qu’assister à cette dramédie banale tutoie l’extraordinaire. Là où De rouille et d’os se vautrait dans un mélo en toc aux ruptures de tons et autres postures iconoclastes bancales, cet essai confirme la confiance nouvelle de Jacques Audiard hors de ces domaines de prédilection, porté par deux des plus brillantes scénaristes actuelles. Il n’y a rien de nouveau dans ces vitupérations amoureuses de millennials chaotiques mais elles encapsulent pourtant, en une poignée de minutes, le pouls de notre temps. Le cinéma a cette capacité merveilleuse de reproduire avec précision des simulacres sentimentaux qui tapent dans notre passé. Et pour peu que cet hubris intérieur vous touche, un grand shot de dopamine vous attend au dernier photogramme.

Les Olympiades d’Audiard, en salles le 3 novembre.

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