Planquées tout au long du 20ième siècle derrière des génies masculins qui leur ont parfois beaucoup empruntés, certaines femmes ayant fait « carrière » dans l’avant-garde ou dans la marge ressurgissent ces jours-ci grâce au temps long et à la mémoire d’Internet. Meredith Monk, Américaine follement inclassable, est l’une d’entre elles. Découvrir son œuvre, à rebours, donne l’impression d’assister à l’improbable rencontre entre Moondog et Camille.

« Laisse tomber, c’est une hystérique ». Le terme, familier pour ceux qui pratiquent le dictionnaire de la misogynie sur le bout des doigts velus, a longtemps été associés à ces femmes qui – supposément – auraient été incapables de maitriser leurs émotions. « A moitié folles », « gouvernées par ses cycles menstruelles », « incapable de gérer la pression comme un vrai mec », ce genre de conneries. Le terme même, né en France au 18ième siècle, vient du grec et renvoie à l’utérus. Manière de dire que les femmes, en musique comme dans la société, ne sauraient penser qu’au travers de leurs humeurs hormonales.

A la première écoute, pour celle ou celui tombant sur la discographie de Meredith Monk comme le piano sur la tête du déménageur – ce vrai bonhomme, on pourrait croire à tort que l’Américaine née en 1942 à New York en est une belle, d’hystérique. Entendre par là : une femme à enfermer, selon les préceptes du néo-féministe Eric Zemmour. Imaginez une voix parcourant les octaves et prenant tantôt la forme de cris, de gémissements et de rires ; des structures balayant la notion de refrains et une grande confusion primaire : est-on en train d’écouter un CD Nature & Découvertes ou les œuvres complètes de Sandrine Rousseau ? Cette grande œuvre débutée en 1961, parfois à la limite du soutenable, cache en réalité une bombe : un Nagasaki de la « chanson » comme on l’entend habituellement, explosant les carcans par le versant le plus abrupt, le plus périlleux. Celui de la poésie et du lâcher prise, comme si la compositrice-chorégraphe-danseuse-réalisatrice (un CV capable de gaver au moins 10 profils LinkedIn) s’était donnée pour mission de revenir aux premiers chants païens pour écrire la bande-son de musiques oubliées. Une partie de l’audience ayant désormais quitté la salle, rentrons désormais dans le vif du sujet.

Regard oblique

Une carrière tient parfois à peu de choses. Dans le cas de Monk, qui partage avec son homonyme Thelonious cette envie de sortir du sentier, tout s’est joué à l’âge de 3 ans. Victime d’un strabisme corsé, la petite Meredith est envoyée dans un programme Dalcroze associant la musique au mouvement ; de quoi lui permettre de travailler ses muscles oculaires en regardant, littéralement, la musique bouger. Une étape fondatrice qu’on peut encore aujourd’hui entendre (et voir) dans son travail, puisque la musique de Monk échappe aux structures traditionnelles d’écriture et repose sur un rapport rythmique associant l’innocence de l’enfance (la voix partant dans tous les sens, sans contrainte) à un piano cavalant souvent dans la pièce comme un tricycle inarrêtable. « Ce programme a finalement influencé tout ce que j’ai fait par la suite confiera plus tard Monk, et c’est pourquoi j’associe autant la danse, le mouvement et le cinéma à ma musique ». Et si la femme au physique d’Indienne voit les notes, reste encore à se faire remarquer.

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La grande répétition

Fille d’un homme d’affaires et d’une chanteuse, Monk a hérité d’un patrimoine, si ce n’est financier, du moins génétique. Un patrimoine qui va inconsciemment la pousser à tout mixer dans le désordre. Moralité : une pratique du chant anti-commercial à côté duquel même la discographie de Nico ressemblerait à du Lady Gaga mainstream.
Premier acte : un premier album en 1971, « Keys », republié sept ans plus tard en écho à lui-même, à classer aux côtés des travaux minimalistes de Charlemagne Palestine et autres Philip Glass ou Steve Reich. Un orgue en son continu, la sensation d’une transe où parfois on croit entendre des Iroquois chanter comme des perroquets pour se prévenir à 3 millions de kilomètres de l’arrivée des cowboys, le long d’une ligne de train sans début ni fin. Que faire après cet Ovni enregistré en Californie ? Investir la zone 51 de l’avant-garde et s’y planquer pendant une dizaine d’années. Le temps, peut-être, que sa technique vocale étendue résonne dans la tête d’auditeurs éclairés.

Coup de bol pour Monk, les années 80 sonneront comme un tremplin. L’opéra « Einstein on the Beach » de Philip Glass, écrit en 1976 pour le festival d’Avignon, a ouvert la voie au concept des voix répétées, en canon « pop ». On est alors encore loin des polyphonies corses. Et si l’on peut croire aisément que cette utilisation des cordes vocales puisse donner envie à certains de se défenestrer, Monk va surfer sur la petite vague : elle crée son propre ensemble vocal en 1978 et signe son premier album chez ECM. « Dolmen Music » est publié en 1981. Inutile de préciser que la musique à écouter ci-dessous est aussi loin de Eurythmics et de Bonnie Tyler que Gérard Depardieu d’une méthode de régime. Tout au plus pense-t-on à une lointaine cousine qui, la même année, commence à faire parler d’elle : Laurie Anderson avec son single O Superman.

De l’avant-garde à The Big Lebowski

Difficile à placer sur une carte, ladite Monk enchaine albums chez ECM (dont le très eighties « Turtle Dreams » en 1983), performances, chorégraphies et films, quitte à réussir l’exploit d’omettre de graver sur disque l’un de ses plus beaux morceaux, Ellis Island for two pianos, pour le coup instrumental. Preuve que bien courageux celui qui saura mettre la musicienne dans une boite tant son registre semble vaste.

 

Cet état d’impermanence lui vaudra d’être d’abord repéré par Jean-Luc Godard (qui utilisera sa musique pour son Nouvelle Vague de 1990) puis, dans un registre bien plus étonnant, par les frères Coen pour The Big Lebowski où son Walking Song est rajouté à la bande-originale, faisant ainsi entrer l’Américaine dans une cour un peu plus grande, mais sans qu’elle n’y perde pour autant. Il faudra pourtant attendre encore une quinzaine d’années pour que la micro-consécration ne vienne par l’intermédiaire d’un disque hommage conçu par le pianiste américain Bruce Brubaker – un obsessionnel de Glass – et publié chez ECM ; le bien nommé « Piano Songs » qui revisitait en 2014 l’œuvre de Monk en délestant ses compositions des parties vocales, pour mieux valoriser l’os et les structures de ce qui restent un beau chapitre de la grande musique américaine.

 

Désormais célébrée un peu partout, et encore récemment à la Philharmonie de Paris, Monk, 80 ans, n’a pas pris une ride. Ses nattes d’éternelle enfant dissimulent une conception toute particulière du lien qui nous unit à la musique, un lointain souvenir de liberté, sans jugement, et que l’on aimerait voir enseigné dans tous les collèges de France à la place des pénibles cours de flûtes à bec. « La voix est un langage universel qui parle directement au cœur confiait-t-elle dans un documentaire de 1994 qui lui était consacré, « le problème étant qu’une partie vocale suppose dans la plupart des cas d’utiliser les mots d’une langue. Pour ma part, j’essaie d’être plus directe et sans filtre, pour que ma musique parle à tout le monde ». Monk, en bon anglais, signifie moine. Maintenant qu’on a la musique, ne reste plus qu’à inventer une nouvelle religion pour célébrer cette femme à la carrière folle et… historique.

A lire : Meredith Monk, une voix mystique par Jean-Louis Tallon, aux éditions Le Mot et le Reste.

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