Quand résonnent les noms de Frank Miller et d’Alan Moore associés au genre de la dystopie super-héroïque, on pense immédiatement au dyptique The Dark Knight et Watchmen. Avec Brat Pack, qui sort ce mois-ci aux éditions Delirium, Rick Veitch vient de monter sur la troisième marche du podium.

« Bien le bonsoir Slumburg ! ». Une ville ordinaire entame sa soirée sur l’écho d’une émission de radio populaire. La voix de l’animateur résonne entre des carcasses de bagnoles cramées, un boucher qui décapite ses poulets, des taxis qui martèlent le bitume et un prêtre en plein baptême. Aussi ordinaire soit-elle, Slumburg (littéralement « Zoneville ») ressemble avant tout à un mix entre le New-York crade des années 80 et un Seattle aux abois. A une nuance près : sous ses dehors glauques, la ville est vide de toute criminalité. Normal, une équipe de super-héros locale la squatte depuis quelques temps. C’est dans ce théâtre que va se jouer l’histoire de Brat Pack. Le sujet défendu ce soir par l’émission de radio : « Faut-il ou non tuer les sidekicks ? » Un sidekick ? La figure est plus que répandue dans le milieu des comics de super héros. Considéré comme le bras droit ou encore le faire-valoir, le spectre brasse large et pourrait avoir comme figures de proue le mythique Robin et Rose, la partenaire de Doctor Who. Entre les deux, c’est un pan de la pop culture. Le sidekick doit-il mourir ? A Slumburg où le super héros fait depuis longtemps parti des murs, la question parait anodine, presque normale. Dans la réalité, à l’époque ou sort le livre de Rick Veitch, elle est loin de n’être qu’une simple phrase lancée en l’air.

Résultat de recherche d'images pour "rick veitch brat pack"Vivre à mort

A la fin des années 70, Rick Veitch sort tout juste de la Kubert School. L’école, imaginée par un dessinateur de renom Joe Kubert, forme à la création de bande dessinée sous toutes ses formes. Veitch fera partie de la première promotion aux côtés d’un autre nom : Steven Bissette. C’est à ses côtés que Veitch met un pied dans le monde professionnel de la bande dessinée. Le duo fait des étincelles sur l’adaptation en comics du film de Steven Spielberg, 1941.

Qualifié de « talentueux mais malades » par le réalisateur, les deux découvriront que Spielberg a envoyé un missive au magazine pour se plaindre de la grossièreté de l’adaptation et de sa sauvagerie apparemment bien peu représentative de la sagesse prodiguée par son film. Le duo n’en garde, de fait, pas un souvenir mémorable. Qu’importe, pour Veitch « c’est avec ce magazine que l’industrie réalisa que le public avait changé et que tout s’accéléra. Les formats changèrent, les personnages s’étoffèrent, les histoires se complexifièrent et l’aspect sexuel et violent des super héros fit surface. » Le journal en question : Heavy Metal, version américaine de notre Métal Hurlant français et accessoirement berceau de talents burnés en devenir d’un côté comme de l’autre de l’Atlantique.

« Gamin, j’avais grandi dans l’idée que les bureaux de maisons comme Marvel ou encore DC étaient des viviers d’équipe créatives et bon esprit. En réalité, ça puait le désespoir et le cynisme. » 

Pas refroidi par l’expérience pour autant, carton sous le bras et clope au bec, Veitch se décide à faire le tour des maisons d’édition new-yorkaises à la recherche d’un taf. « Gamin, j’avais grandi dans l’idée que les bureaux de maisons comme Marvel ou encore DC étaient des viviers d’équipe créatives et bon esprit. En réalité, il s’agissait d’espaces ternes qui puaient le désespoir et le cynisme. » C’est cette base qui va servir de terreau au futur récit de Brat Pack, vu comme « un exutoire créatif à ce puissant clivage ». En attendant, il s’essaye à l’auto-édition, travaille dans le comics indépendant avant d’atterrir malgré tout dans les branches adultes des deux géants de l’édition : Vertigo chez DC et Epic chez Marvel. Il va développer une première histoire de super héros au moment où plane la menace d’une troisième guerre mondiale possiblement nucléaire : The One voit le jour de façon mensuelle chez Epic Comics en 1984 et va devenir la première pierre angulaire de son œuvre, la King Hell Heroica à laquelle Brat Pack viendra s’ajouter. En parallèle, DC dont la santé commençait à faiblir, se remet à pied grâce une juteuse franchise : Swamp Thing. Aux commandes John Totleben, l’ami Steve Bissette et un certain Alan Moore.

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Aimer à fond

« J’habitais pas loin de chez Steve Bissette et j’étais souvent convoqué pour dessiner anonymement quelques-unes de ses pages et de ses cases, dont Swamp Thing » raconte Veitch. « J’appréciais vraiment la manière dont Alan saupoudrait son comics d’horreur avec des apparitions décalées et souvent poétiques de super-héros et de super-vilains de chez DC. En devenant dessinateur régulier de la série, je me suis mis à correspondre de plus en plus souvent avec Alan et, au fil des discussions portant sur la nostalgie super-héroïque que nous pouvions ressentir, nous nous sommes fixés pour mission de transformer toute l’entreprise des héros en sous-vêtement avec notre travail. »

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Pas étonnant donc de retrouver la signature de Moore en ouverture du recueil de The One à sa sortie. Grâce à ce premier travail, Veitch trouve une place au sein de la jeune scène « révisionniste » du super héros dont les deux noms les plus connus restent Frank Miller et Alan Moore. Encore lui. Début 88, Veitch signe Swamp Thing au scénario et au dessin. Un an plus tôt, Moore toujours, publie avec l’aide de Dave Gibbons, Watchmen. Le récit puissant, empreint d’un romantisme noir inhabituel à ce genre d’histoires en pulvérise les codes et s’impose immédiatement comme son chef d’œuvre officiel. « Pendant ce temps, je laissais Brat Pack mijoter dans un coin de ma tête ». DC Comics qui deux ans plus tôt avait publié le Dark Knight de Frank Miller au succès lui aussi important, souhaite apporter du sang neuf à ses super-héros. La maison d’édition demande alors à Veitch de leur proposer un titre qui pourrait faire suite à ses numéros de Swamp Thing : « je leur ai présenté Brat Pack ».

Proche d’un renouveau dans le circuit indépendant, Veitch prend conseil sur d’éventuelles possibilités d’auto-édition de Brat Pack. C’est auprès de Kevin Eastman, génial géniteur des Tortues Ninja, dont la renommée explose alors, qu’il apprend comment prétendre à une liberté artistique totale, loin des mentalités étriquées des studios. « Mais je trainais des pieds. J’adorais ce que je faisais sur Swamp Thing et j’avais besoin d’un revenu régulier ». En cause, le fait que Veitch va devenir papa et qu’il doit payer une hypothèque. Mais le divorce avec DC est annoncé quelque temps plus tard, la faute à une question de censure de la part de l’éditeur concernant une discussion entre Swamp Thing et Jésus dans un épisode de la franchise. Veitch quitte le titre. « L’histoire se répandit dans la presse nationale. DC contre-attaqua en tentant d’annuler mon assurance santé à quelques jours de l’accouchement de ma femme. » C’est le moment que choisi l’esprit détraqué de Rick Veitch pour concrétiser cette idée folle qu’est Brat Pack et qu’il diffusera donc de manière indépendante. « C’est peu dire qu’en l’entamant, j’avais l’écume aux lèvres. Le sentiment de trahison qui s’était accumulé au cours d’une décennie passée dans les tranchées se déversait sur les pages comme de l’acide chlorhydrique ».

Bas les masques

Retour à Slumburg. La ville jouit toujours d’un calme apparent ce qui permet à Midnight Mink, Moon Goddess, King Rad et Judge Jury de s’occuper de leurs affaires. En effet, ici les super-héros ne vivent que pour eux, partagés entre leur cynisme et leur mégalomanie rampante. Ils gèrent leur image de marque répandue entre t-shirts, montres, et autres goodies, leur royalties et l’entretien de leurs faire-valoir, les sidekicks. Chacun dispose d’un bras droit issue d’univers et d’origines divers et variés. Ils sont jeunes, fougueux et ne demandent qu’à prendre un jour ou l’autre, la relève. Ils sont le fameux Brat Pack du titre.

Outre l’introduction déjà évoquée, le livre s’entame sur une réunion du Pack. Le ton que Veitch donne à ses personnages est sans fard : ils sont des êtres pervertis, en proie à des démons crées de toutes pièces par leurs nouveaux papas super-héroïque, pur produit de l’aliénation de leurs maitres aussi zinzins, voire pire, que les duplicatas qu’ils ont mis au monde. Ils sont le prolongement de leurs faces cachées, un nouveau pendant moulé dans la folie et ils meurent au bout de trente pages. Rassurez-vous, il en reste 150. La première surprise, de taille, va évidemment en cacher d’autres. Comme Hitchcock tuait l’une de ses héroïnes au bout d’une demie heure de film, Rick Veitch flingue son Brat Pack à l’aide du vil, du purulent Docteur Blasphemy. Le méchant de l’histoire, qu’on croirait tout droit sorti d’une soirée SM à La Péripate, jure de dire la vérité et rien que la vérité. Il ne sera finalement qu’un rouage d’un récit qui se camoufle sous ses riches niveaux de lecture. Imaginée il y a plus de vingt ans, la satire trouve une force nouvelle à l’heure du pullulement de films d’hommes et de femmes en collant dont Hollywood nous bombarde la gueule toutes les deux semaines. Comme la bande qui hante Slumburg, les super-héros font aujourd’hui partie de notre quotidien et il est très clairement difficile d’y échapper : si dans la vraie vie Superman ne sauve pas un navire en perdition ou de tour en flamme, il s’affiche sans problème sur ton caleçon ou ton paquet de céréales. Et pourquoi pas ton papier toilette ? Toi aussi, viens te torcher avec le sourire bright de Aquaman et Captain Marvel. Cheers.

Qu’on évoque le terme de Brat Pack et la mémoire des cinéphiles, et voilà qu’apparaissent les tronches d’Emilio Estevez, Molly Ringwald, Anthony Michael Hall ou encore Demi Moore. Une bande de sales gosses à qui on avait laissé Hollywood en héritage. Où sont-ils aujourd’hui ? Que nous ont-ils laissé ? Le livre de Rick Veitch, en plus d’être une terrifiante histoire d’amour doublée d’une charge testostéronée sur un milieu qu’il connait sur le bout des pinceaux, questionne en permanence l’idée de la transmission sous des autours trash et sans compromis. De la dégénérescence qui s’opère au moment du passage de flambeau, de la façon dont tout un chacun s’approprie ou se réapproprie des codes et des figures dans le simple but de les pervertir, la thématique inonde le livre. « Ce qui donne un certain poids à cette satire, c’est qu’elle me permettait aussi de gratter du côté de ma propre histoire. J’avais grandi trop vite, un gamin la tête fourmillant d’idées, laissé pour compte dans un bled minable. Assez vite le thème des parents toxiques trouva sa place dans Brat Pack, et pour cause : j’en avais eu ma dose. »

Les récits de super-héros sont habituellement construit via des couleurs flashy, saturées d’un psychédélisme devenu presque racoleur à force d’usages dans tout et n’importe quoi. Ici, Veitch donne à son monde des teintes tout en nuances de gris qui termine d’asseoir sa vision nihiliste. Quand sort Brat Pack en 1990, le monde du Comics vit de front cette transition d’un monde dépassé vers un renouveau possible. Veitch lui imagine plutôt un No Futur, punk jusqu’au bout du masque, malade jusqu’au bout du collant. La fin de l’histoire, bien qu’un peu abrupte et mal négociée dans sa gestion des personnages (elle fut réécrite suite à de mauvais retours de proches de Veitch), questionne quand même : un espoir est-il possible, au moins envisageable ? C’est là toute l’ambivalence de ce récit qui sort pour la première fois en France, adoubé par Neil Gaiman en personne et qui introduit cette édition. Pas sûr que Superman apprécierait cette charge politiquement incorrecte contre les siens. Qu’il aille se faire mettre sur la Lune.

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