En dépit de son chant teuton sur des hymnes martiaux, Laibach n'est pas un groupe nazi, mais slovène. Leurs titres sont à la fois un manifeste éthique – « Live is life », une dénonciation des limites tautologiques du langage – « Leben Heisst Leben » – et un abrégé de théologie – « God is god », explorant la face cachée de la pop. Précisément celle où se cachent les sbires de Hitler, si l'on en croit « Iron Sky », film à paraître dont ils signent la BO. Une histoire de nazis de la lune qui reviennent sur terre… Laibach aussi revient, avec un album de reprises et une tournée à venir. Introduction donc à "An introduction to Laibach..."

Pour pas que l’on puisse dire qu’avec Sigismund Benway on n’apprend jamais rien, voici : la Slovénie n’est pas la Slovaquie. Ah ah, surpris, n’est-ce pas ? C’est ça l’Europe de l’Est. Non content de s’arracher des bouts de territoires, ils se piquent aussi des syllabes, entraînant des confusions à n’en plus finir. La Slovénie, c’est un confetti de l’empire Austro-hongrois qui fut recollé à d’autres confettis du coin pour former la Yougoslavie, avec le résultat que l’on sait. Entre temps, il y aura eu l’occupation allemande, et la capitale Ljubljana fut rebaptisée Laibach pour l’occasion. Comme ça vous saurez aussi d’où vient le nom du groupe. Sachez que le principal produit d’exportation slovène est la drôlerie. En témoignent les succès fulgurants de Gaspard Proust, Slavoj Zizek et Laibach, donc.

Laibach entame sa carrière dans les années 80, et la Yougoslavie est alors animée par une scène punk étonnante, plutôt individualiste et contestataire. Ça ne va pas durer longtemps : la vague nationaliste des années 90 chasse les braves keupons à grand coup de turbofolk, genre musical atroce ayant pour ambition d’allier modernité industrielle et tradition du terroir comme dans les pires rêves des futuristes italiens. Du biniou de boîte de nuit vantant les mérites du peuple serbe, croate ou slovène, il y en aura pour tout le monde mais choisis ton camp, camarade. Pour les plus aventuriers d’entre nous, il faudra compulser l’œuvre de la jolie Ceca, bimbo yougoslave et femme d’Arkan, le célèbre criminel de guerre assassiné, fondateur des « tigres d’Arkan » mais aussi président du club des supporters de l’Étoile Rouge de Belgrade, pâtissier émérite et agent secret. Au même moment, Laibach résume la situation avec sa reprise de DAF, All Gegen Alle, chanté dans un Sarajevo assiégé par l’armée serbe lors du « Occupied Europe NATO Tour » de 1994.

Vivre, c’est la vie

Laibach aura donc été prophète en son pays, proposant dès les années 80 ses commentaires ironiques sur la pop music, travestissant les plus inoffensifs hymnes festifs en machines de guerre politiques. N’oublions pas que la guerre a commencé en Slovénie. Ainsi donc Live is Life, de l’étonnant groupe autrichien Opus. De sympathiques jeunes gens qui communient ensemble en frappant dans leurs mains « la laa laa lala ». Pour Laibach, il suffit de rajouter des bruits de bottes et c’est un rassemblement des jeunesse hitlériennes. La parodie du One vision de Queen — mais peut-on vraiment parodier Queen ? — transforme l’hymne humaniste de Freddie en chant nationaliste, tout simplement en le chantant en allemand — puissance d’évocation de cette langue. De « One true religion One race one hope » à « Ein wahrer Glaube, Eine Rasse und ein Traum », le rendu n’est plus tout à fait le même. Idem avec le Final Coutdown d’Europe, célébrant les noces du nihilisme yougoslave et du pompiérisme musical. Certes, ils sont loin d’être les premiers à ironiser sur la dimension fasciste des grands rassemblements festifs, mais Laibach n’oublie jamais la musique ; le détournement de l’art doit rester de l’art, et non devenir un discours moral. L’ironie laibachienne potentialise l’efficacité de la pop, tout en déclenchant, comme par réflexe, un rire libérateur. Celui de l’homme seul dans la foule zombie.

Si, comme le disait Bergson, « le rire c’est la fonction de coercition sociale du groupe s’exerçant sur l’anormal », ce n’est plus la même quand c’est le groupe lui-même qui est devenu fou. Un zombie qui fait ses courses, c’est drôle, quinze qui font la queue chez le charcutier pour acheter du cerveau, ça devient dangereux. Pareil avec les fascistes. Vu depuis la quiétude de nos contrées démocratiques et libérales, un tel acharnement à démonter la mécanique de l’embrigadement peut sembler triviale — et Dieu sait que Laibach n’est pas avare de truismes : en Europe de l’Est, les choses y vont tout autrement. All Gegen Alle, les braves pères de familles qui partent dans la forêt pour aller buter leur voisin du village d’à côté au son de l’electro body music  de DAF. Et remarquez la performance : Laibach qui parvient à surenchérir dans la veine pédé-militaire, là où l’Amitié germano-américaine n’y était déjà pas allée de main morte.

Évidemment, dans le monde de la musique industrielle,  la frontière est fine entre Rammstein et les Bratisla Boys, entre le débile et sa parodie. Et si en plus il faut marcher en équilibre là dessus, faut pas s’étonner si certains se vautrent lourdement de temps en temps.  Ce que n’évite pas Laibach, forcément. Imaginez un film avec des nazis qui viendraient de leur base lunaire secrète — alors que tout le monde sait bien qu’ils sont cachés dans la terre creuse — pour envahir le monde sur une bande original de Laibach reprenant du Wagner… De quoi friser l’indigestion. Ce film, c’est Iron Sky, qui vient confirmer que le nazi, à l’instar du zombie, n’est plus bon qu’à faire rire.

Pour se tenir, une série B doit se prendre au sérieux. C’est essentiel. Fulci ne rigole pas lorsqu’il tourne La maison près du cimetière. Et c’est l’effort de conviction donné au grotesque des sujets qui fait  la beauté du genre. C’est aussi valable pour Laibach. S’il n’y avait que God is God, on pourrait hurler à la blague. Mais il y a aussi « Let it Be ». Car oui, c’est Laibach qui signe le meilleur album des Beatles, fièrement représenté sur « A introduction to… » avec Accross the Universe et Get Back. « Let It Be » est le sommet de la méthode Laibach : prendre le cadavre d’un tube archi-rebattu, le tronçonner en petits morceaux et le réanimer reficelé à grands coups d’electro body music. Quelque chose entre Frankenstein et Re-animator. Encore plus loin dans la même veine, Laibach reprenant un de ses morceaux, mais uniquement avec des morceaux de Kraftwerk dedans : Bruderschaft.

« Notre apparence est principalement due au fait que nous sommes tous chasseurs. »

Alors Laibach, nazi, pas nazi ? « Laibach n’est pas la réponse, mais la question », disait leur compatriote Zizek. Disons que si vous allez à un concert de Laibach, vous risquez de vous retrouver au milieu d’une foule de nationalistes ayant réussi à passer outre le côté sarcastique de leur musique, avec au milieu quelques snobs un peu pervers. C’est le problème de ce genre de performance ironique. Souvenons-nous du happening avorté de David Byrne : une installation prévue pour une trentaine d’années avec David Byrne qui ferait semblant d’être un cadre moyen vivant dans une banlieue pavillonnaire. Ne s’y permettant que de fines allusions,  comme par exemple faire un footing, mais de façon ironique. Et tout ironique qu’il soit, Byrne aurait eu pour voisins d’authentiques cadres de banlieue pavillonnaire. À moins que…
Savez-vous pourquoi David Byrne a renoncé au projet pour monter une boîte d’import/export dans la pop music ? Parce qu’il s’est rendu compte que dans ces banlieues pavillonnaires, tout le monde avait eu la même idée que lui ; qu’entre eux ils organisaient des barbecues ironiques ou promenaient ironiquement leurs chiens pour se foutre de la gueule des voisins. Et que c’était à celui qui tiendrait le plus longtemps sans éclater de rire. Un rire qui serait un peu dément, forcément. La meilleure blague du monde. De l’humour slovène, probablement.

Laibach // « An Introduction to Laibach » // Mute (Naïve) sortie le 3 septembre 2012
Iron Sky, un film de Timo Vuorensola, 2012 

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