Sorti en 1978 sous l’égide de Métal Hurlant, Heilman aurait pu être un trauma punk, une charge électrique au pays de Claude François. L’époque n’en a pas voulu ainsi et il est passé à la trappe. Pourtant, sa proue excessive demeure un flash, un choc visuel. La voir ouvre d’étonnantes perspectives fantasmatiques. Et plus les pages défilent, plus il éclate, fun, dopé, obscur, second couteau qui ne mérite pas de rester au bloc. Attention, chérie, ça va couper !

Les gens, c’est comme les avions de la Malaysia Airlines : parfois, on les perd de vue. Coupable toute désignée : la postérité, cette injuste gare de triage qui choisit selon des critères discrétionnaires (un peu le talent, beaucoup le hasard), de faire le distinguo entre les retenus, lumineux, et les exilés, obscurcis. Enième démonstration de ce phénomène, dans les ressouvenances de l’aventure Métal Hurlant. Certains noms y reviennent en permanence : Dionnet, Manœuvre, Druillet, Moebius, Clerc, Margerin, et cætera. Mais celui d’Albert « Al » Voss, mort au Portugal voici cinq ans, il faut parfois creuser plus profond qu’une plateforme pétrolière d’Alaska pour en apercevoir une mention. Histoire de vous faire comprendre le flou qui entoure sa personne, il suffit de relever les violons désaccordés autour de son lieu de naissance : les Français disent qu’il est né au Brésil, les Brésiliens affirment que c’était en France. Les âmes conciliatrices transigeront en élisant son landerneau dans la « France antarctique », ce qui serait une jolie pirouette absurde ; il n’empêche que cette incertitude est d’une prolixité confondante pour attester du Triangle des Bermudes mémoriel où il se trouve. Al Voss a pourtant dessiné l’une des BD les plus frappées de son époque, en tension directe avec le punk : Heilman.

Pour preuve de ce que j’avance – car je vous sais sourcilleux sur l’emphase – un exemple, garanti pas pioché dans le Kamoulox mais à la Une du n°22 de Métal. Qu’y voit-on ? Un glam-rocker extraterrestre, la langue dardée, capé, maquillé comme à Carnaval, guitare en bandoulière sur un justaucorps à swastikas. Arrivés à ce point de la description, la figuration est déjà plutôt colorée – on se doute qu’on n’a pas affaire à un courtier en assurances. Mais le curseur peut aisément monter de trois, quatre niveaux si j’ajoute qu’il sodomise une femme-fauve dorée tout en jouant de ladite guitare (dont la tête est une croix-de-fer, mais on n’est plus à cette coquetterie près).

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En légende de l’image, un triptyque autrement moins faisandé que Liberté (Travail), Égalité (Famille), Fraternité (Patrie) : « Star Wars, Sperme opéra, Sex Pistols. » De la SF, du cul et du punk, le tout en 1977, pile à la bonne époque. Niveau esthétique, c’est de la série B pur jus. En somme, Heilman a tout pour faire bander les ados en mal de jouissance et de révolte – et s’attirer quelques décennies plus loin un sticker « culte » sur le coin d’une couverture plastifiée, celle d’une réédition deluxe pour les aficionados de la vingt-cinquième heure, ou de la génération d’après. Bref, faire pareil que Judge Dredd, La Nuit ou Tank Girl. Sauf que, bah, rien. C’est raté. Nada, nib, zéro. Tout juste les plus avertis ont-ils pu le reconnaître, vingt ans plus tard, dans le coin inférieur gauche d’un des collages du plasticien islandais Errò (Rock and role, 1996). Autant dire que ça ne fait pas grand monde.

PUNK DE PAPIER

Pourtant, Heilman ne manque pas de références. Le gusse arrive même à se trouver au confluent de deux lignes esthétiques fortes. D’une part, vous avez, avec Bowie période Thin White Duke à la guérite et l’apprenti Klaus Nomi dans l’arrière-boutique, cette pop théâtrale s’inspirant beaucoup du cabaret, du mime et de l’expressionnisme allemand ; où l’on s’assimile à des personnages troubles, cocaïnés, sophistiqués. D’autre part, Heilman vole aussi aux New York Dolls et à Je chante le rock électrique de Yves Adrien, chipant au glam-punk sa flamboyance, son goût pour la vitesse et la provocation. Punk, glam, cabaret, Anglo-Amérique, Allemagne, heil, man : secouez le tout puis servez chaud, en noir et blanc, dans les ruelles interlopes de planètes inconnues.

Pur produit mutant de l’époque, Heilman (qui fut interdit en Allemagne du fait de son attirail nazi-kitsch) ne passerait probablement pas le cut de la publication aujourd’hui. À voir, notez. On estime toujours mal son époque à proportion des autres. Rien que pour la blague, allez jeter un œil aux charts de 1977 ou 78, vous me direz si les punks étaient nombreux aux sommets des hits-parades ou sur les ondes radio nationales. Bref, aparté inutile, passons.

MAINTENANT QUE LES BRÉSILIENS SONT PUNKS …

À sa première publication (ce fameux numéro 22, toujours), Heilman fut accueilli avec cette sentence du manitou Jean-Pierre Dionnet : « [Heilman, c’est] une histoire speed qui délaisse les gourous de banlieue et la méditation programmée. Bennin [NDLA : organisateur du premier concert français des Pistols] va sûrement virer au vieux hippy maintenant que les Brésiliens sont punks. » Bon, c’est sympa, la formule est « impactante » (pour emprunter au sociolecte publicitaire) mais c’est très abusif. Peut-être que Dionnet espérait faire dans la prophétie auto-réalisatrice, à supposer que Métal fût distribué en terre mésoaméricaine (sous le poncho, peut-être ?). Parce que le Brésil, à l’époque, c’était une dictature militaire qui n’y allait pas avec le dos de la cuillère à café sur la répression – confer l’Acte institutionnel n°5 ou l’Opération Condor. Loin, très loin d’être un Libertalia du punk ou d’une quelconque liberté, d’ailleurs.

Ce n’est pas ça qui va entraver Al Voss. Le bonhomme a en effet eu la bonne idée, après avoir réalisé deux pochettes pour le groupe culte Os Mutantes (Jardim Eléctrico en 71, Mutantes e Seus Cometas no País do Baurets en 72), d’émigrer en France en 1972. Il ne retournera au Brésil qu’en 1981. Arrivé dans cette France pompidolo-giscardienne qui, certes, préfère Sardou à Hawkwind, Voss va s’en donner à cœur joie, ne déparant pas au milieu de la horde métal-hurlante, alors lancée à toute berzingue sur les sentiers contre-culturels. Donc, Heilman.

SHOT BY BOTH SIDES

Graphiquement, les planches ont une patine assez classique (ce n’est pas de l’expérimentation façon Arzach ou Bazooka). Toutefois, ce n’est pas non plus de la bonne vieille ligne claire franco-belge : il y a une empreinte particulière. Elles s’apparentent à des gravures sur bois médiévales qui seraient révélées par un onguent sulfuré, manipulations alchimiques à l’appui. Pour ceux qui n’auraient rien pané à cette tartine de confiture stylistique, disons des planches d’Heilman qu’elles sont charbonneuses et possèdent un sens consommé du clair-obscur, duquel le trait tranche. On retrouvera par la suite cette patte dans les traits de Kar War, un album très (trop) inspiré de Mad Max. Et, à l’instar du flic post-apo australien – dont il faudra un jour dire les énormes limites dans ses adaptations cinéma –, Heilman carbure à un kérozène qu’il avale (glou glou) avec la même facilité que Jacno un fond de Valstar tiède.

Avec son initiale sous influence Schutzstaffel ou ces bras tendus de manière assez connotée, Heilman joue complaisamment du rapprochement entre servitude nazie et adulation rock, un propos dans l’air du temps au milieu des 70’s [1]. Pour autant, rassurez-vous, Heilman n’est pas un faf. C’est un flashiste : il faut que ça en jette, que ça claque. Du reste, il abandonne assez vite cette panoplie douteuse pour d’autres réincarnations. Au total, ce sont sept vies que va vivre Heilman ; sept aventures éclairs, branchées sur du 220 volts, en dépit d’un mutisme diégétique que seul compense un narrateur un brin verbeux – et quand je dis verbeux, c’est au point d’utiliser des expressions comme « vortex spiralé de la chaîne karmique ». Mais, malgré ces éléments de langage rappelant l’ère du Verseau, Heilman se fait bélier concernant les épisodes métamorphes de son héros. Des duels de riffs assassins où les sons se matérialisent, blessent et tuent. Un combat contre un démon fantomatique vampirisant l’énergie vitale des fans. L’apparition, en maître juvénile du purgatoire des rockers, d’un Elvis qui, dans le vrai monde réel de la réalité véritable, venait alors tout juste de se refroidir, tout bouffi, sur ses chiottes. Des groupies idolâtres ayant l’amour de leur servitude étoilée. Une électrocution sur corps crucifié donnée en spectacle. Et, tout cela, rien que sur les quinze premières pages. Pour la suite, je ne déflorerai pas davantage les péripéties émaillant les résurrections de ce « touriste interdimensionnel », sorte de Gulliver glam-SF, laissant aux curieux poursuivre plus avant. Car, si Heilman, l’album en encre et papier, se révèle peu ou prou introuvable dans les grandes enseignes hexagonales, Heilman, l’album en PDF, s’offre assez facilement sur Internet à qui sait donner quelques clics adroits sur le mulot.

Je me contenterai donc d’ajouter un petit supplément musical. Pendant que j’écrivais cet article, j’essayais d’imaginer la BO parfaite pour accompagner cette BD. M’improvisant Didier Deschamps de la soundtrack, je plaçais Bowie 71-72 en incontournable capitaine, installais les New-York Dolls en relayeurs titulaires, surreprésentais les space-rockers sur les ailes (profil-type : guitares corrosives avec vue sur le cosmos). Mais surtout, en numéro 10, mon choix se porta sur la fusée éclairante de Magazine, Shot by Both Sides : le thème parfait d’Heilman, pied rivé à la pédale et tenant le manche, fier, ardent, maudit. Une secousse magistrale d’un groupe de deuxième division. Filons le parallèle : comme pour le groupe d’Howard Devoto et John McGeoch, il est temps de donner à Heilman un petit coup de main pour l’aider à s’extraire du permafrost, du cagibi de l’underground. Et, ainsi, lui donner une secondhand daylight. Après tout, comme le gribouillait un autre zigue phrançais : avec « du verre brisé, des cuirs flamboyants, et overdose sur overdose d’électricité […][,] il n’est jamais trop tard pour tout recommencer ».

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[1] Au choix, Rock around the bunker de Gainsbourg, The Third Reich’n’Roll des Residents, le dessin des Rolling Stones dans le Rock Dreams de Peellaert. Ou encore les déclarations d’un Bowie coco-parano : « Hitler était l’une des premières rock stars. Il a mis en scène un pays tout entier. Regardez certains films, regardez la façon dont il bougeait. Je crois qu’il était aussi bon que Jagger. »

5 commentaires

  1. Ah bon les Nazis étaient contre la liberté?,ah ah,que la culture du 20ème est drôle à relire.Elle donne au moins ce plaisir. Notre liberté doit n’appartenir qu’à nous,par définition,que dire alors de monde « lôgé » depuis des siècles? Qu’il faut le nettoyer?
    Bah ouais.Par la force. BAh ouais.
    Branle-dessinée,qui ne fait bander que la gauche parano.

    1. C’est tout de même marrant cette résurgence de commentaires pro-Hitler & co. Quelqu’un a laissé la porte ouverte ? J’étais sûr d’avoir fermé à clef pourtant…

      1. Tu fermes à clef,même quand on parle de Heilman? Tu vires Heilman.
        Si t’es fatigué de répondre…
        J’emmerde les clichés punks,et j’aime bien me les faire. Et alors? Vive les mensonges?
        Par exemple ta dictature au Brésil a été mise en place par les mêmes qui ont tué l’Allemagne,donc la bd Heilman y aurait été la bienvenue.
        Je dis juste qu’on crie à la liberté alors qu’on est dans un monde qui passe son temps à mentir et manipuler,et on peut poser la question de l’obédience de ce dessinateur comme de tous ceux qui nous abreuvent d’anti hitlérisme à longueur de décennies.Les Nazis étaient une putain de libération et l’ouverture vers un monde qui avance sans rails théologiques.Vous ne l’écrirez pas.Alors je l’écris.

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