Trop souvent résumé au rang de « premier éditeur de Crumb », l’inventeur des "Freak Brothers" a croqué mieux que personne la côte ouest psychédélique. Un demi-siècle plus tard, il a participé à toute la presse satirique U.S. et refuse obstinément de lâcher ses crayons. Pourtant, quand la fumée du joint se dissipe et qu'on lui parle, on réalise que le roi des freaks pourrait bien être plus straight que votre comptable. Allo Gilbert, comment ça va bien ?

Devenir le pape du psyché et le shérif de l’underground, pas évident pourtant quand on a grandi dans l’État champion du conservatisme de finir sacré Père de la bande dessinée indépendante américaine. Pourtant, Gilbert Shelton mérite ses galons et avant d’imprimer son nom sur la rétine de la contre-culture, il s’est bien tapé tout le parcours de santé – bien souvent à contre-sens et souvent sous emprise.

Né en 1940 à Houston, le petit Gilbert n’est pas du genre à faire des problèmes. Ses parents n’aiment pas la « race music » alors il se cache sous ses draps pour écouter les radios noires. À 18 ans, Shelton rejoint à Austin le contingent des baby-boomers qui gonfle le campus de l’University of Texas jusqu’alors respectable mais cette année-là envahie de beatnicks, dont sa copine Janis Joplin et le bluesman Johnny Winter, pour ne citer que les plus célèbres. En plus de son goût pour le Rhythm’n’blues  Shelton ajoute une autre gourmandise à son régime qu’il va chercher de l’autre côté de la frontière mexicaine. Au téléphone, il explique : « Il n’a pas fallu attendre longtemps dans les années 1960 pour trouver de la marijuana partout où un public se rassemblait. Mais dans les années 1950, c’était difficile de trouver de la bonne herbe, donc je voyageais un peu. » Une consommation doublée d’une curiosité qui va lui permettre d’échapper à l’armée quand tant d’autres feront des pieds et des mains pour ne pas être mobilisés : ses expériences du peyotl, cactus hallucinogène et du LSD, alors pas encore frappé d’illégalité, lui vaudront d’être réformé pour raisons médicales. Sans doute parce qu’il prenait les deux… en même temps. On le voit donc souvent rôder sur le campus de l’UT ou dans les hootenanny en fan de folk assumé. Mais ce n’est pas dans la musique qu’il se fait remarquer.

Houston, on a un… phacochère

« J’ai commencé à dessiner des strips quand j’étais gamin, pour le journal des scouts et j’ai toujours continué. À l’University of Texas j’ai proposé des pages dans le journal satirique de la fac : le Texas Ranger. En 62, j’en étais devenu le rédacteur en chef. » Déjà à l’époque, Shelton a le sens des priorités. Non seulement ses petits Mickeys – en l’occurrence à l’époque il dessine surtout Wonder Wart-Hog, une parodie de Superman avec un phacochère – lui rapportent du fric et la sympathie de ses congénères, mais il travaille aussi sa notoriété et exporte ses strips. « Dans les 50’s, toutes les universités avaient créé leur journal d’humour et on s’échangeait les contenus. J’avais une correspondance avec le rédac chef de Berkeley [Joel Beck], de Gainesville [Bill Killeen] ou celui d’Occidental College [le campus de Los Angeles]… Terry Gilliam. Beaucoup d’autres suivirent, jusqu’à Harvey Kurtzman [fondateur du fécond Mad Magazine, ndlr] quand il lança sa nouvelle revue Help, au début des années 1960. À 35$ la page, il devint un mécène pour bon nombre d’entre nous. » Si la satire de Mad moquait la pop culture des années 1950, politiques et entertainers, dix ans plus tard il faut croire qu’on avait besoin d’un bon coup de genou dans les collants moulants d’une super-puissance émergente : Marvel. « Je n’ai jamais lu un seul comic book Marvel en entier de ma vie. Gamin j’avais lu Superman et Batman, mais je suis devenu très snob et trouvais ça in-intéressant. Même si je reconnais le talent de Stan Lee et Jack Kirby, je leur préférais les cartoons de Tex Avery… » Et des milliers d’étudiants semblaient d’accord.

La révolution ne sera pas photocopiée

Ce grand échange de strips étudiants lui permet de construire un maillage de contacts et, durant la première moitié de la décennie, de constamment lancer de nouveaux fanzines et journaux d’humour (dont le plus marquant, The Austin iconoclastic newsletter). Shelton voyage régulièrement à New York où il retrouve Frank Stack, ancien rédac’ chef du Texas Ranger, et à Cleveland où il rencontre le jeune Robert Crumb. S’il tente de consolider et de syndiquer ce réseau, il repère également les comix (fanzines BD underground) notables et joue les apprentis sorciers de la reliure. Avec succès : sa publication reliée des très iconoclastes Adventures of J. (esus, évidemment) de Jack « Jaxon » Jackson, son voisin texan, marquera les esprits et servira de base pour le God Nose à venir en 64, tout premier comic book underground recensé. Bientôt viendra Zap Comix de Crumb et une génération de dessinateurs, jusqu’ici impressionnée par la domination « Disney » du monde du comic book, sautera dans la brèche de l’autopublication à l’agrafeuse. Mais avant ce raid, il y eu la presse.

« Je voulais vraiment aider les journaux qui soutenaient le mouvement, car je trouvais qu’ils étaient ternes.« 

Les comix mis à part, la première entreprise de Shelton, sa première implication dans la cause, passe par la presse gauchiste. Traditionnellement aux USA, les journaux contestataires sont des weekly et The Rag d’Austin n’est pas le moindre : ses commentaires acerbes sur la guerre du Vietnam vont faire la réputation du tabloïd alors qu’il se vend encore à la criée dans les rues. Quand Shelton vient leur proposer des strips, The Rag est devenu un acteur de la contestation, bien plus qu’un rapporteur. « Je voulais vraiment aider les journaux qui soutenaient le mouvement, car je trouvais qu’ils étaient ternes. Ils avaient grand besoin de comic strips, tels qu’on en voyait dans les grands quotidiens, pour attirer plus de lecteurs. C’était ça ma motivation quand j’ai décidé d’écrire les Freak Brothers. » Et l’histoire va le confirmer, le lecteur s’y est retrouvé…

Freak authentique

À eux trois, les personnages de Fat Freddy, Freewheelin’ Franklin et Phineas Freakears synthétisent les aspirations, les convictions, les occupations, les hallucinations, mais surtout les paranos, les mythos et les escro’ de toute une génération d’enfants-fleurs. Tout y est, du quotidien des hippies (hygiène, alimentation, transport, loisir) aux engagements de la cause (politique, écolo, sociale, doutes inclus) en passant par les micmacs pour trouver, cacher et fumer son herbe, les déboires avec les administrations trop square et les flics trop dumb. Tout. Égrainé, disséqué, enluminé et étalé entre la première publication en mai 1968 et les dernières, trente ans plus tard. Et le tout né d’un heureux accident : « Un soir, à la télé d’Austin il y avait un double feature avec à la fois les Marx Brothers puis les Trois Stooges. Cela m’a donné envie de tourner une comédie basée sur un trio, je me suis dit que je pouvais le faire. J’ai monté un court métrage de cinq minutes à peu près avec ces trois freaks et j’ai dessiné un strip qui était une pub annonçant le film. Je l’ai montré autour de moi et tout le monde m’a dit que le strip était plus drôle que le film. Alors j’ai abandonné mes ambitions de réalisateur et j’ai refais des strips. Et je crois que j’ai eu raison. »

Souvent comparés à nos Pieds Nickelés (majoritairement à tort), les « Fabulous Furry Freak Brothers » (en entier) sont à Gilbert Shelton ce que Les Misérables sont à Hugo : une œuvre contemporaine emblématique qui résume une époque et une classe sociale autant qu’elle les influence. En d’autres termes, ceux qui s’y reconnaissent l’achètent et ceux qui le lisent voudront y ressembler à tout prix. Mieux qu’un marché, c’est un « il y avait donc un marché ». Pourtant, Shelton et ses potos devaient avoir le nez enfumé parce qu’ils décidèrent en 1968 de rejoindre leur copain Jaxon installé à San Francisco. Objectif avoué : faire des posters.

« Nos impressions de poster étaient si ratées que personne ne nous voulait. Par contre on s’est rendu compte que pour les comics, les gens se fichaient de la qualité.« 

Under the Vulcano

Pas tout à fait une lubie. Qui dit boom du psychedelic rock dit pognon à prendre pour les rois de la photocopieuse. Justement, un vieux copain de Gilbert ouvre en 67 son club à Austin, le Vulcan Gas Company et le nomme directeur artistique ! Cela consistait à faire toute la déco du club, la com, mais aussi le videur et jouer au pied levé quand le groupe ne se pointait pas à l’heure. À part quelques concerts devenus cultes par le nom des groupes ou la défaillance légendaire de la ventilation (400 personnes compressées maintenues à 50° lors du gig de… Canned Heat), le Vulcan est passé à la postérité pour les affiches colorées de Shelton, inspirées de celles de Victor Moscoso, « mais en plus grand, coupe Shelton, parce que… tout est plus grand au Texas ! J’ai trouvé un imprimeur qui pratiquait le split fountain inking, une technique d’impression multicolore à réservoir d’encre séparé. Par exemple, tu mets une encre bleue sur un bord et une autre jaune de l’autre côté et quand tu allumes la presse les rouleaux tournent et créent un magnifique dégradé de l’un à l’autre avec du vert au milieu. Et encore, ça c’est au premier passage ; au second tu pouvais rajouter un lettrage bleu… » Pas de doute, graphiquement, le résultat colle aux rétines et cinquante ans après il reste directement associé aux années psyché, bien mieux que nombre de pochettes réalisées par d’autres dessinateurs, que ce soit « Disraeli Gears » de Cream ou le premier 13th Floor Elevators. Certaines affiches valent aujourd’hui une fortune. Le secret ? « Le problème de cette technique c’est qu’on ne pouvait faire qu’une centaine de posters avant que l’encre soit trop mélangée pour produire un dégradé. La bonne nouvelle c’est que ces posters sont donc très rares désormais… » Un marché on disait ? C’est aussi ce que ce sont dit nos Texans.

… Be sure to wear some flower-power in your hair

Relocalisé deux ans plus tôt à San Francisco, Jaxon dessinait les affiches du Family Dog, salle de concert et communauté gérée par Chet Helms, futur manager de Big Brother & the Holding Company. En 68, les auteurs Dave Moriarty et Fred Todd rejoignent Gilbert. Ils s’installent au-dessus de l’ancien opéra Mowry à côté du mythique quartier de Haight-Ashbury. Tout le monde met la main à la poche et les quatre freakers s’achètent une vieille presse offset de marque Davidson sur les conseils de Don Donahue, responsable d’Apex Novelties qui éditait les premiers efforts de Crumb. En Janvier 69, Rip Off Press est née.

Et sinon, l’imprimerie, are you experienced ? « Aucun de nous ne savait la faire marcher mais Moriarty finit par apprendre. Nous voulions fournir des affiches pour le Family Dog mais aussi le Fillmore ; le truc c’est que nos impressions étaient si ratées que personne ne nous voulait. Par contre, on s’est rendu compte que pour les comics, les gens se fichaient de la qualité. Même salopés, ils marchaient ! Comme il y avait très peu d’imprimeurs dédiés aux comics, on s’est spécialisés dans la BD… » Mais pas que. Rip Off restera célèbre pour deux publications notoires dont le Psychedelic Chemistry, un livre de conseils pour cultiver, synthétiser et cuisiner ses drogues – douces ou vraiment pas – et le traité pseudo-religieux Principia Discordia, spiritualité pro-chaos. Le bonheur en vente livre.

Opportunity, opportunity knocks at your door

Pour financer le papier et l’encre, Shelton réédita Feds ‘n’ Heads, un best-of intialement autopublié de 28 pages des Freak Bros et de Wonder Wart-Hog à 35 cents. D’abord tiré à 5000 exemplaires, il sera réimprimé 14 fois. Son premier comic book est un best seller indiscutable, écoulé par millions. Rapidement, Frisco devient le cœur de la BD indé et les auteurs rappliquent. Le biker marxiste Spain Rodriguez d’abord, puis Crumb, puis tous. Un flot se déverse du Texas vers Frisco. Même à Berkeley, siège d’imprimeurs, c’est l’exode. Paradoxalement, l' »été de l’amour » ne va pas tarder à fermer ses portes mais l’opération Shelton est un succès : comme le psyché, la BD indé se répand comme une traînée de poudre. Littéralement, car une nuit l’opéra brûle et les hippies qui squattent le toit et tournent des pornos dans les fondations, fuient à toute jambe… Rip Off renvoie une part de son personnel et déménage. Summer is almost gone.

L’argent rentre et les lecteurs en redemandent. Les commandes d’artworks pleuvent. Bientôt Shelton sera invité dans Actuel puis Playboy... Son chat (Fat Freddy’s Cat) deviendra l’ancêtre de milliers de lolcats. Pourtant, l’âge doré vient de passer. Janis cassera sa pipe d’opium et Jimi aussi. Les modes musicales s’enchaîneront sans qu’aucune n’ait besoin de la main de Shelton aux pinceaux. Il fera bien une ou deux compiles de R’n’B et un dernier disque d’un Grateful Dead, mais ce sera tout. Il n’en a cure. La fin des freaks ne le concerne pas.

« Je ne suis pas un dingue ; je suis plutôt un réac…« 

Ni freak ni cheap

Dispersons la fumée. Les fans qui le rencontrent sont généralement déçus : Shelton n’est pas un vieux hippie le joint collé aux lèvres. Il n’écoute guère Janis ni l’Airplane et n’a aucune nostalgie pour les années 1960. En fait, on lui reproche de ne pas être un Freak brother lui-même. Grave erreur d’estimation : il ne l’a jamais été. « J’étais trop jeune pour être un beatnick et un peu plus âgé que les hippies quand tout cela a explosé. Je ne suis pas un dingue ; je suis plutôt un réac… » Oubliez la cravate, pensez au bleu de travail. Plutôt qu’au piquet de grève ou au squat, Gilbert a passé ses nuits à l’atelier, près de la presse à imprimer. Voire la caisse enregistreuse : « Rip Off Press me donnait beaucoup de travail et de responsabilités. J’étais donc plutôt un business man qu’un insouciant hippie ! En résumé, j’ai vécu mes années freaks à Austin alors qu’à Haight-Ashbury, je bossais ! »

Tout est dit. Les errances étaient finalement des expériences et des tentatives. Ultime question : est-ce que ces années de boulot ont porté leurs fruits ? Une anecdote répond à la question : le jour où il a été question d’adapter les Brothers, c’est rien de moins que Matt Groening qui posa l’option. Là où le Freak rejoint Shelton, c’est que finalement rien ne fut adapté et, les contrats obsolètes, il récupéra ses droits. Son résumé ? « En un sens, on peut dire que durant un moment Groening et moi travaillions dans la même boîte ! » Plus pragmatiquement, il est l’auteur du comic indé le mieux vendu de l’histoire et l’éditeur qui a mis Frisco sur la carte et lancé des superstars de l’indé. Si son dessin rebute encore parfois, il a marqué l’ère psychédélique et l’histoire du rock. Les éructations de celle-ci ne le touchèrent guère – il ne se sentit ni punk ni tout ce qui suivit ; les histoires des Freaks publiées dans les années 1980 moquent ce virage à cheveux courts et cuirs rapiécés. La chose continue pourtant de l’animer. Dans sa dernière série, Not quite dead (dessinée par Pic), il raconte les relations humaines d’un groupe vue de l’intérieur, internes, avec les patrons de club, etc… « Mais peut-on seulement écrire sur la musique ? C’est une de ces choses si subjectives… Je ne parle que de ceux qui en font. »

And the beat goes on… Plus encore que d’avoir été un pivot de l’explosion indé, il incarne le baromètre de la presse satirique des cinquante dernières années. Déboulé au moment où la presse satirique américaine battait de l’aile, dépassé par les comics de super-héros, il a participé à la démocratisation de la culture pop avant de devenir un pourvoyeur de renouveau pour toute la presse alternative, jusqu’à sa récente déchéance.

Au moment où Crumb raccroche les gants de son mythique fanzine Zap !, Shelton reste en activité sans chercher à capitaliser sur son grenier. Souvenons-nous en quand il sera temps d’élever un panthéon du neuvième art…

Remerciements à Férid de Thé Troc

3 commentaires

  1. Johnny Winter sans S
    et Rhythm’n’blues avec un H
    Bande de sales jeunes incultes… Bon, c’est pas mal. Avec des guillemets à l’endroit, ça pourrait même faire un papier sympa.

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