Ne pas se fier à son physique. Ce n’est pas parce qu’il est à mi-chemin entre un sosie white trash de Kenny Powers et le névrosé redneck qui aurait décidé de cramer des fourmis à la loupe, que le fondateur de Earth n’est pas un homme affable. Et puis on ne déconne pas avec Dylan Carlson. Le fusil qui permit à Kurt Cobain d’en finir avec la célébrité, c’était le sien. Mauvaise pioche.

L’habit ne fait pas le moine, les anges cachent parfois des démons et vice versa. L’histoire du bonhomme étant finalement à l’image de son dernier album, « Angels of darkness, Demons of light part II », on ne s’étonnera pas que Dylan Carlson soit un bougre à double tranchant. Le cruel dilemme et les affres et la lumière, c’était un peu son hobby, son dada, depuis plus de 20 ans d’une carrière qu’on a suivi qu’en pointillés tant le mot « drone » évoque des groupes mystiques auxquels on n’entrave pas grand chose – Sun O))) – que des rockeurs ténébreux qui font saturer les amplis le dimanche, à Villetaneuse.

Dans les backstages de la Maroquinerie, Dylan Carlson attend patiemment. Quelques minutes auparavant, l’Américain a gentiment serré la pogne de fidèles venus en nombre, autant de fans à la main tremblante trop émus de rencontrer leur idole pour ne pas baragouiner un anglais du Wall Street Institute – cf le dimanche à Villetaneuse. Mais bref, Dylan patiente en attendant que le magnétophone commence à faire son boulot. De mémoire d’accoucheur des consciences, on aura rarement rencontré gloire aussi disponible, personnage aussi étranger à notre culture musicale qui soit aussi souriante et sans baratin à colorants artificiels ; très loin du jargon promotionnel décliné à longueur d’interviews par des rockeurs qui lui ont généralement beaucoup pompé. Certes, on s’égare. Tandis que Dylan change de voie avec ce nouvel album davantage celtique que doomesque, rendant ici honneur aux pionniers de la folk anglaise, du Fairport Convention à Vashti Bunyan. Le tout, bien évidemment, joué par un bûcheron adepte d’Aleister Crowley. Un livre de magie anglaise traîne nonchalamment sur un coin de table, bonne pioche.

Ça vous dérange pas si je fume ?

Dylan Carlson (en français) : Non non.

Vous parlez français ?!

(En anglais) : Hein ? Non, pas du tout.

Ah merde, j’ai pas préparé de questions en anglais, ah ah ah !

(Il baragouine une phrase en français, incompréhensible) C’est dommage parce que ma mère parle bien le français, mais pas de bol elle est pas là !

On peut pas l’appeler ?

(Il se marre) : Ça me fait penser qu’on a longtemps vécu en Allemagne quand j’étais gamin…

C’est vrai qu’avec votre père militaire, vous avez pas mal bourlingué.

Ouais. Et on est passé par Paris, pas très longtemps.

Bon, passons aux choses sérieuses. Vous allez me botter le cul mais j’ai vraiment découvert Earth avec ce dernier album. Ce qui, pour les fans un peu intégristes qui vous attendent de l’autre côté de la cloison, doit être un bon motif de lapidation. Mais bref, « Angels of darkness, Demons of light part II » est formidable, alors que je ne suis pas sûr d’aimer un jour autant les précédents…

Oh c’est pas grave, ça va me changer des questions rituelles sur les vieux disques !

Et justement, comment en êtes-vous venu à scinder « Angels of darkness, Demons of light » en deux albums distincts, le premier en 2011 et l’autre en 2012 ?

Tout a commencé voilà deux ans, on disposait d’une tournée de deux semaines avant d’entrer en studio pour poser de nouvelles chansons, deux morceaux —  Old Black et Father Midnight – avaient déjà été enregistrés lors d’une autre tournée en 2009, mais je n’étais pas satisfait du résultat… Et bref on a fait cette tournée de deux semaines pour se roder avant l’entrée en studio. Juste avant ça, je suis tombé salement malade et ça m’a foutu par terre, donc tout s’est un peu compliqué.

Malade, c’est à dire ?

Une sorte d’hépatite, j’ai perdu quinze kilos et j’avais la gueule toute jaune. Au départ, nous avions prévu de publier les deux parties de « Angels of Darkness, Demons of light » la même année, parce que tout sortir sur un seul album aurait nécessité 4 ou 6 faces de vinyles…

Sans déconner, c’était la seule raison ?

Bon c’est sûr que les fans de Earth auraient sauté au plafond, mais ç’aurait été un peu lourd pour le nouveau public, un sacré investissement.

Conclusion : vous avez bossé comme un taré en 2011, puis décidé que les deux objets seraient publiés à un an d’intervalle.

Bah ouais. Parce que j’ai du mal à penser mes albums autrement qu’en vinyle, ça me semble faire davantage sens qu’un double CD. Et puis je te parle même pas des coûts de fabrication pour un double vinyle, avec la crise tout ça…

Une fois n’est pas coutume, on tient là un album superbe, tant sur le fond que sur la forme, avec cette incroyable pochette mais aussi avec le titre même de ce diptyque : « Angels of darkness, Demons of light ». Vous vous situez où, entre ces deux extrêmes ? Les démons, c’est une obsession[1] ?

Ouais, cette ambivalence m’a toujours fasciné ; il y a certainement une époque où ça m’a clairement pété à la gueule… Enfin bref, j’ai toujours été intéressé par ce conflit entre les opposés, le bien et le mal, comme si on pouvait réduire le monde à une logique binaire… Le monde n’est pas aussi simple, il est à la fois noir et blanc, et cette ambivalence donne un gris qui est à mon avis la source de tous les problèmes que nous connaissons aujourd’hui.

Doit-on lire dans cette pochette une référence à l’inquisition espagnole ?

Totalement. Mais j’étais encore plus obsédé par cette époque quand j’étais plus jeune, sur d’autres disques… Désormais je m’intéresse davantage à la vieille culture celtique, aux esprits qui rodent sur la vieille Angleterre …

Comment vous est venue l’idée de vous éloigner du mouvement doom, que vous avez vraisemblablement crée, pour bifurquer sur cette folk hantée qui s’inspire justement de Pentangle ou Fairport Convention ?

Au fur et à mesure que Earth avançait dans sa carrière, moi je remontais dans le passé pour chercher de nouvelles inspirations… (sourire). Ça peut sembler paradoxal, je te l’accorde.

Vous allez finir par puiser dans le jazz des années 30, faites attention…

Ah ah ah ! À chaque fois qu’on enregistre un nouvel album, j’aime bien fouiller dans ma discothèque pour chercher de vieux disques oubliés, des choses qui puissent m’aider à avancer dans ma propre musique.

Mais comment en êtes-vous arrivé à ce virage musical ?

Je sortais d’une longue période d’inactivité, presque 6 ou 7 ans à faire tout et n’importe quoi, sauf de la musique !

Vous faisiez quoi, si ce n’est pas indiscret ?

Majoritairement de la taule…

Ah merde.

AH AH AH ! C’est pourtant vrai. J’ai passé tout ce temps à régler des problèmes, disons, administratifs et légaux. Puis je me suis finalement décidé à reprendre la guitare, sans même penser que ce serait avec Earth.
Je pensais que tout ça était derrière moi, puis on a recommencé à jouer ensemble et tout s’est remis en branle, presque par accident. J’ai toujours voulu composer des disques différents, des disques qui ne se répètent pas. Et comme à cette époque je suis retombé sur ces vieux albums dans ma discothèque…

À quel point est-ce difficile, lorsqu’on est devenu une icône telle que vous, d’imposer des virages aussi brutaux à un public de fans historiques ?

Oh, je m’estime plutôt chanceux, à ce niveau. Depuis les débuts de Earth, le cercle des fans s’est constamment agrandi, de disque en disque. J’ai vraiment pas à me plaindre.

Est-ce une bénédiction d’avoir pu lancer Earth à une époque (NDR : 1989) où le rock était encore assez fédérateur pour assurer des carrières aussi longues, et donc des virages aussi significatifs ?

Quand j’ai lancé Earth, j’avais un concept assez précis de ce que devait être le groupe. J’ai toujours gardé dans un coin de ma tête le bon conseil que m’avait donné Buzz [Osborne] des Melvins. « Y a deux manières de faire les choses, soit tu essayes de sonner cool, ou alors tu fais ce que tu veux et surtout tu continues de le faire ». Inutile de te dire que j’ai opté pour la deuxième proposition.

Et d’ailleurs, quelle est votre définition du doom ? Pour moi, ça se résume à jouer la même mesure indéfiniment, avec une intensité variable. Le même riff balancé avec des nuances, une pratique finalement pas très éloignée des compositeurs minimalistes comme Terry Riley ou Steve Reich…

Yeah. Au départ, l’objectif pour moi c’était de mixer le heavy metal avec toutes ces vieilles choses. C’est une question de chambres d’écho et d’accords ouverts, de portes à ouvrir…

Vous souvenez-vous de ce moment où vous avez trouvé le bon équilibre, ce moment où la musique de Earth a fait sens pour la première fois ?

Oui, bien sûr. Avec le recul c’est marrant de constater à quel point les amplis Sunn[2] ont pu façonner notre son, Buzz des Melvins utilisait les mêmes et comme c’était bon marché à l’époque, je me suis dit que c’était de circonstance. On peut donc dire qu’on doit tout au matériel, ah ah ! Dingue de voir à quel point les groupes d’aujourd’hui semblent obsédés par ces histoires de pédales et de technique…

À force de jouer, comme ce soir, cette musique lancinante et terriblement hypnotique, vous arrive-t-il de la jouer dans un état de transe, à la limite de l’inconscience ?

J’ai beau avoir toujours été le leader de Earth, il faut dire — et c’est particulièrement vrai pour « Angels of darkness, Demons of light Part II » — que la musique du groupe est au bout du compte devenue collective, le résultat d’une expérience vécue à plusieurs dans un même studio. Avec Earth, je n’ai jamais joué le rôle du dictateur.

Cette barbe, pourtant, vous donne un air de Fidel Castro…

AH AH AH ! C’est vrai.

Nan mais sans rire, vous pensez à quoi en jouant des chansons comme His Teeth Did Brightly Shine ou Multiplicity of doors ?

J’essaie de penser le moins possible. J’essaie de ne penser à rien. Les meilleurs concerts dont je me souviens sont ceux où je n’étais pas en train de réfléchir à ce que je devais faire au moment où je le faisais.

Si vous deviez faire travailler les neurones dix secondes, et que je vous demande où vous serez dans 5 ou 10 ans, et quelle musique vous auriez envie de faire, vous me répondez quoi ? Du blues ?

J’aime pas trop ranger la musique de Earth dans une boîte, j’essaie toujours d’incorporer des références à ma propre musique et non l’inverse. Pour « Hex » par exemple, je baignais dans la country music et ça se ressent sur le disque. Pareil pour le dernier avec le folk anglais…

Je vous parlais de blues pour le côté rongé jusqu’à l’os, l’envie de supprimer des notes au fur et à mesure que vous trouvez les bonnes. Philip Glass disait par exemple que John Cage se foutait souvent de sa gueule : « Too many notes, Philip, too many notes… ». Est-ce le but ultime : ne jouer que les bonnes notes et savoir les faire durer ?

Quand j’improvise, j’essaie de limiter le matériau à son minimum, pour le conserver à l’état brut, aussi expressif que possible. C’est aussi pour ça que l’idée d’avoir à taper du solo m’est devenue insupportable, j’ai passé l’âge de faire le malin pour prouver que je sais manier le manche d’une guitare, comme Kyuss. Je crois que je n’ai jamais cherché à faire de l’ombre à mes musiciens, et c’est d’ailleurs marrant parce que Lori et Carl (NDR : les musiciens de sa nouvelle formation) passent leur temps à m’engueuler : « Monte le volume de ton ampli, Dylan ! ». Et forcément… je fais tout l’inverse.

Earth // « Angels of darkness, Demons of light part II » // Southern Lord (Differ-ant)
http://www.thronesanddominions.com/

Photos : Nicolas Giraud


[1] « Pentastar », enregistré en 1996, est sous-titré : « In the style of démons ».

[2] Le groupe Sunn O))) doit son nom à la même marque d’amplis, avec évidemment une référence explicite au groupe de Dylan Carlson, dont la bande à Stephen O’Malley s’est clairement inspirée.

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