On a connu "Voices from the Lake" - premier album du duo éponyme composé de Neel et Donato Dozzy - l'année dernière de manière fortuite : le site de référence Resident Advisor avait eu la clairvoyance de le catapulter "album de l'année 2012". Cet album n'était ni "sympa" ni "chouette", il était simplement incontournable et se devait d'être rangé aux côtés des chefs-d’œuvre ambiant que sont "Selected Ambient Works 85-92" (Aphex Twin), "Music Has the Right To Children" (Boards of Canada) et "76:14" (Global Communication).

La venue de Donato Dozzy à la Machine du Moulin Rouge voilà quelques jours a donc été l’occasion de parler de cet album avant d’assister à un mix à quatre mains en compagnie du Libanais Rabih Beaini, plus connu sous le nom de Morphosis, malencontreusement pris pour un garde du corps en raison de sa carrure imposante et de sa grosse barbe de Père Noël.
Rendez-vous est donc pris le samedi 28 septembre à minuit, backstage. Un traquenard… En effet, l’alternative était la suivante : me mettre en condition comme n’importe quel samedi soir en allant boire des coups préalablement en bonne compagnie (option « Lester Bangs ») ou attendre sagement chez moi que l’heure tourne en lisant un bon livre et en fumant ma pipe au coin du feu (option « Greil Marcus »). C’est donc après avoir enfilé dix Picon-bières de trop que je me radine dans les loges de l’ancienne Locomotive. Le lieu n’est pas très cosy : on dirait une backroom albanaise et je m’attends à voir Francis Heaulme surgir de la pénombre pour s’occuper de mon cas. Donato Dozzy est là, sobre comme un chameau et décline la vodka offerte par la production pour biberonner de l’eau minérale. C’est parti pour la première interview en français de Dozzy.

L’écoute de l’album de « Voices from the Lake » donne l’impression qu’il est bâti autour de deux moments clés, les pistes Twins in Virgo et S.T. (VFTL Rework) : une sorte de voyage structuré autour de ces deux morceaux. Ce sont d’ailleurs les seuls passages que l’on pourrait fredonner sous la douche. Est-ce délibéré ?

Absolument pas. L’ensemble de l’album a été composé de manière à faire un tout et tous les morceaux ont été composés lors des mêmes sessions. Ils ont chacun leur rôle et leur place dans cet ensemble. On a eu une vision musicale partagée avec Neel, et nous n’avons donc pas cherché à créer de climax à tel ou tel moment. Nous composons avec tous les outils à notre disposition, qu’on utilise au mieux pour mettre le plus d’intensité et d’excitation possible dans notre musique.

Etes-vous satisfaits du résultat ?

Oui. L’une des plus grandes préoccupations d’un artiste, c’est d’être fier de son travail. C’est un objectif très difficile à atteindre. Une fois qu’on a fini ce disque, on s’est dit qu’il était très réussi. La création est un processus compliqué, et la production qui s’ensuit est difficile à mener. Et là, tout était tellement simple et facile – c’est suffisamment rare dans une carrière pour être signalé – que c’était une sensation merveilleuse que de se dire qu’on avait réussi quelque chose se rapprochant autant de la perfection. Je n’oublierai jamais ce moment. Parce que rien ne fonctionne comme cela d’habitude. Et du coup, ç’a été dur de se dire qu’on avait fini la production du disque.

Donc, vous êtes conscient d’avoir publié un album qui est devenu une référence immédiate dans l’histoire de la musique électronique ?

Le résultat a dépassé de très loin nos attentes, oui. Notre sentiment a été conforté par de nombreux avis émis par d’autres, notamment des proches. Cela a un effet inhibant sur le coup : comment reproduire cela un jour ? On continue à composer malgré tout et cela aide d’avoir l’impression d’avoir réussi quelque chose de grand. Maintenant, je serais bien en peine de vous dire si cet un chef-d’œuvre ou non.

Vous avez d’autres projets avec Neel ?

Bien sûr : il est l’un de mes meilleurs amis et nous aimons travailler ensemble. Nous enregistrerons de nouveau tous les deux.

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Parlons un peu de vous, on ne sait rien de vous et de votre rapport avec la musique.

J’ai 43 ans. J’ai commencé à mixer dans les années 80, à l’époque de l’acid. Je suis un dingue de musique et j’ai toujours baigné dedans depuis ma plus tendre enfance. Le funk, la musique psychédélique, les Who, Soft Machine, Dion. Forcément, des sons marquent plus que d’autres et on creuse le sillon pour en savoir plus. J’écoutais aussi beaucoup de musique brésilienne sous l’influence familiale, puis des sons électroniques et du rap. Tout était bon à prendre en terme d’apports et de stimulation intellectuelle.
Je suis un grand fan de la musique progressive italienne des débuts, comme Goblin, bien sûr. J’ai un lien spécial avec ce groupe, qui est originaire du même quartier de Rome que moi. Claudio Simonetti est une légende : il a progressivement intégré des éléments de musique électronique dans sa musique. J’ai grandi avec en écoutant ces trucs au casque et en lisant des bandes-dessinées. De Simonetti, je suis passé ensuite à Giorgio Moroder et à la musique répétitive de dancefloor.

En France, on a une image épouvantable, et biaisée, de la musique italienne, qu’on résume à la variété napolitaine et Zucchero. Est-ce qu’elle vous a influencé ?

En fouillant un peu, on trouve des choses très belles dans la musique italienne. J’aime beaucoup Lucio Battisti et Franco Battiato.

« La Voce Del Padrone » de Battiato est un chef-d’œuvre de musique commerciale. On est entre la new-wave et la variété : c’est une réussite absolue.

Ses travaux les plus pertinents sont à mon sens ses albums « Clic » et « Fetus »; ils m’ont permis de comprendre la musique expérimentale et concrète. Ce mouvement n’était absolument pas documenté à l’époque… On collait à la musique progressive italienne l’étiquette de pop et on s’y intéressait guère. La contribution de pionniers, tels que Battiato, Claudio Rocchi et Demetrios Stratos à la musique de cette époque est considérable, tout en étant méconnue. L’Italie est un pays musical. C’est pareil pour la France : vous avez des artistes passionnants mais il faut creuser un peu.
Le groupe Banco del Mutuo Soccorso a publié également des albums indispensables dans les années 70. C’était une période féconde où les Italiens ont inventé une nouvelle manière de faire de la musique en s’inspirant du rock cosmique allemand. Le public était prêt pour ça et attendait des artistes qui aillent de l’avant, qu’ils sortent du format des chansons de quatre minutes avec ponts et refrains. Les artistes ont pu improviser en sortant du cadre sans s’attacher à la durée des morceaux. La musique a alors été perçue comme un medium dans lequel on pouvait intégrer des choses hétéroclites comme les bruits du quotidien. Et tout cela avait un sens. C’est ainsi que je travaille. Cette approche a été un peu laissée de côté mais j’ai l’impression que pas mal de compositeurs y reviennent depuis quelques années. L’étiquette que l’on colle au résultat a peu d’importance, je fais de la musique, point.

Votre musique est extrêmement maîtrisée, rien n’est laissé au hasard.

Oui, car je compose depuis longtemps. Je manipule des sons jusqu’à trouver le moment où je suis satisfait des émotions dégagées. C’est mon travail, c’est ma vie, c’est ce que je partage avec ma femme : c’est tout pour moi.

Un morceau techno évolue parce que l’on ajoute ou retire des pistes sonores toutes les quatre ou huit mesures. Il y a donc un côté prévisible, l’auditeur sait ce qui va se passer. Au contraire, vous laissez la musique se dérouler. On dirait un liquide qui s’écoule, à son rythme, hors du temps.

Effectivement, je n’essaie pas de pousser le truc aux extrêmes, je n’inclus de moments épiques que lorsque c’est nécessaire. C’est un parti-pris, si je ne procédais pas de la sorte cela dénaturerait ma musique en lui enlevant tout son sens  Et cette façon de faire est conforme à ma personnalité : je suis quelqu’un de plutôt tranquille et heureux, ma musique est une extension de ma sensibilité. Je la veux la plus honnête possible. J’ai une vie plutôt peinarde, je préfère cuisiner plutôt que de sortir en boîte. Rome est une ville excitante dans laquelle je puise mon énergie. Ma musique ne serait pas la même si je n’étais pas né dans cette ville. Je ne me verrais pas vivre ailleurs, du reste.

Même pas au bord d’un lac ?

Et bien figurez-vous que le nom du groupe et de l’album est une référence au Lac de Sabaudia, sur la côte entre Rome et Naples et plus précisément à une zone qui s’appelle Agro Pontino. J’ai grandi dans la petite ville de San Felice Circeo, ma mère m’a surnommé Dozzy quand j’étais petit, sans savoir que c’était un terme anglais pouvant désigner quelqu’un de défoncé. Cette zone de terre qui sépare la Mer Tyrrhénienne de ce fameux est minuscule et d’une richesse incroyable. L’exact opposé de l’agitation et de la folie qui règnent à Rome. « Voices from the Lake » est né à cet endroit, mes amis les plus proches sont originaires de ce coin qui ne compte que quelques centaines d’habitants. On a commencé à composer là et à jouer dans le cadre de soirées privées. Notre musique et cet endroit se confondent.

Vous semblez tout faire pour rester dans l’anonymat.

Mon seul objectif est d’être satisfait de ce que je produis. Mon job s’axe là-dessus. Je me fous d’être connu et ne ferai donc aucun effort pour cela. Si je suis célèbre un jour, c’est que je le mériterais,  mais ça sera bien malgré moi. Bon, je vais devoir aller mixer. Et si vous voyez un pétard passer pendant la soirée, ne m’oubliez pas : ça sera raccord avec mon approche cosmique de la musique.

https://soundcloud.com/donato-dozzy

11 commentaires

  1. Les deux albums de BoC et Aphex Twin sont cités parce que sont des références en matière d’ambient. Il n’y a pas de filiation évoquée. La référence en matière d’ambient pour Donato Dozzy est Global Communication de mémoire…

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