Wolfgang Voigt est l’un des seuls musiciens de ces vingt dernières années dont l’œuvre reste réellement passionnante. Peu connu dans nos contrées, il vient de sortir en fin d’année dernière un nouvel album ambient techno sous le nom de GAS, son pseudonyme le plus connu parmi une cinquantaine d’alias : « Der Lange Marsch » est une réussite. Fait notable pour lequel nous lui devons notre éternelle gratitude : il n’a jamais été DJ.

C’est peu dire que les albums potables qui paraissent de nos jours font l’effet de divines surprises. Rengaine connue face à un constat établi il y a vingt ans que plus personne ne discute vraiment. Dommage car ce débat qui n’en est plus un nous donnait l’occasion de nous mettre sur la gueule. Ce qui est surprenant, c’est que les disques écoutables parus l’année dernière ont été réalisés par des artistes français – Léonie Pernet, La Femme et Feu! Chatterton – et de vieux artistes : Low – dont le premier album est paru il y a 28 ans – et GAS alors que Wolfgang Voigt vient de fêter son soixantième anniversaire.

Le cas de Low et de GAS est d’autant plus notable que la créativité s’émousse avec l’âge si on se réfère au rock et à tous ses innombrables sous-genres. Si Kurt Cobain était encore de ce monde, il publierait probablement des albums aussi rébarbatifs que ceux des Foo Fighters, rage factice et créativité délabrée. Lorsque les Daft Punk ont annoncé leur séparation il y a quelques mois, les réactions pleines d’amertume étaient pour le moins surprenantes car le duo n’avait plus d’actualité depuis huit ans (et la parution de leur quatrième album studio) tandis que leur dernier grand disque était paru en 2001, soit une paye.

Les groupes qui remplissent les stades quand la Covid le leur permet sont de vieilles formations qui n’ont plus rien à dire : Metallica, les Red Hot, Depeche Mode, les Rolling Stones. Les groupes fétiches de vos grands-parents. Si le jeunot John Frusciante n’aura que 52 ans en 2022, les autres membres de ces groupes sont tous plus âgés que Jean Castex. Rien de blâmable à ce que ces artistes, qui n’ont rien sorti de passionnant depuis des années, vivent de leur rente en se produisant devant un public nostalgique : on a tous les traites de nos pavillons de banlieue à honorer et l’éducation des gosses à financer.

Voigt, lui, n’a jamais baissé pavillon, ce qui rend sa trajectoire bien plus intéressante et imprévisible : les albums parus sous le nom de GAS sont de grands disques, de ceux qui vous accompagnent longtemps et dévoilent de nouvelles subtilités à chaque écoute. Ce qui fait de lui un musicien majeur et incontournable, c’est que très rares sont les artistes à avoir publié autant de bons disques pendant leurs carrières (et certainement pas les groupes cités dans plus haut, les Stones mis à part, et encore) : sa discographie est passionnante et ce, quel que soit l’album choisi. Auriez-vous l’idée de sélectionner « Delta Machine » ou « Emotional Rescue » lorsque vous souhaitez écouter Depeche Mode ou les Rolling Stones et que vous avez la possibilité d’écouter « Violator » ou « Beggars Banquet » ? La solidité de l’œuvre de GAS rejaillit sur la qualité de chacun des disques qui la compose.

Ambient Techno Pioneer Wolfgang Voigt Opens Up About His Iconic “Gas” Project | Telekom Electronic Beats

Les artistes pour lesquels on hésite entre sept albums si l’envie nous prend de les écouter ne sont pas légion. Bowie bien sûr, les Beatles, Miles, Coltrane, Dylan à la limite, Pink Floyd, Steely Dan, les Stones, King Crimson, Neil Young et basta. D’ailleurs, il y a du Young chez Voigt, un Young qui aurait remisé sa guitare contre un sampler et qui proposerait toujours le même super album – à quelques variations près – creusant le même sillon. Ces œuvres apaisantes n’ont qu’un but : faire naître des sentiments complexes et jouer un rôle de catalyseur introspectif en attendant sagement la mort, la pipe au bec au coin du feu. « Les chansons de Neil Young sont faites pour ceux qui sont souvent malheureux » écrivait Houellebecq et je vous invite à relire la fameuse notice consacrée au Canadien qu’il avait écrit pour Le Dictionnaire du Rock coordonné par Michka Assayas, c’est l’un de ses plus beaux textes.

Wolfgang Voigt n’est pas l’artiste teuton le plus connu en France même s’il fait incontestablement partie des deux plus grands musiciens prénommés Wolfgang de l’Histoire musicale. Son dernier album, « Der Lange Marsch » n’a pas fuité, même pour la presse, et je dois dire que l’attente de sa parution m’a ramené à ma jeunesse lorsqu’il fallait attendre des mois pour découvrir les sorties planifiées d’artistes majeurs. Le peer-to-peer puis la musique disponible partout et tout le temps ont relégué cette activité aux oubliettes.

Sept albums parus en vingt-cinq ans sous le nom de GAS, entre 1996 et 2021. Voigt fait partie de la deuxième vague des artistes qui ont rendu la musique allemande passionnante, après Can, Kraftwerk, Neu, Faust, Klaus Schulze et quelques autres il y a cinquante ans… L’intention de Ralf Hütter, membre fondateur de Kraftwerk et l’une des deux têtes pensantes du groupe, était de proposer une nouvelle musique populaire allemande car celle de son enfance – il est né en 1946 – était comme contaminée, pourrie. Le foisonnement artistique de la fin des Sixties et de la décennie suivante s’explique par la réaction à cette culture maudite et le besoin de reconstruire un nouveau projet artistique sur un champ de ruines intellectuel et moral. Vingt ans plus tard, l’œuvre de Voigt fait figure d’héritage de cette effervescence créative.

Nouvelle vague allemande

Le jeune Wolfgang est né en 1961 et grandit dans un quartier protestant à Cologne la catholique. Ado, il est grandement influencé par la Neue Deutsche Welle (« Nouvelle Vague allemande ») qui englobe groupes et artistes post-punk comme D.A.F. ou Palais Schaumburg. Ce qui stimule Voigt à ce moment-là, c’est l’apparition de la langue allemande dans la pop music d’avant-garde.
Casanier, Voigt ne quittera jamais sa ville natale et se défend toutefois d’être un symbole colognais, ne voulant pas être réduit qu’à ce statut : sa démarche artistique aurait été sensiblement la même selon lui s’il avait grandi ailleurs. Il rencontre les musiciens Jörg Burger et Jürgen Paape – ce dernier cofonde un label avec lui et le producteur Michael Mayer en 1993, renommé Kompakt cinq ans plus tard – et commence à jouer dans des groupes. Utilisant les salles de répétition comme un laboratoire, il préfère expérimenter plutôt que de perdre son temps en reproduisant indéfiniment les mêmes morceaux, s’estimant trop paresseux ou pas assez talentueux pour parvenir à un résultat probant. Répéter n’est pas son truc.

Ce cheminement théorique et pratique permet à Voigt de trouver sa voie lorsqu’il découvre le personal computer et les usages et possibilités infinis qui en découlent. Cette nouvelle technologie croissante permet à tous les jeunes musiciens de s’émanciper des structures de production classiques : un simple ordinateur permet de composer hors des des studios traditionnels.

Voigt et Burger sont des dingues de pop synthétique anglaise sophistiquée, c’est l’âge d’or du genre avec des disques fameux comme « The Look of Love » d’ABC et les deux chefs-d’œuvre « Steve McQueen » de Prefab Sprout et « Cupid & Psyche 85 » de Scritti Politti (groupe ainsi nommé en hommage à… Jacques Derrida). Le temps a fini par réhabiliter ces merveilles parce qu’il n’était pas glorieux d’avouer apprécier ces artistes à l’époque : les critiques du prétendu bon goût honnissaient les garçons coiffeurs comme Duran Duran et, presque quarante ans plus tard, il faut reconnaître que les compositions n’ont pas vieilli en dépit de productions déconseillées aux diabétiques. Elles symbolisent à merveille le charme d’une époque superficielle et synthétique. Refermons la parenthèse « vieux con » si vous le voulez bien.

Les apparitions respectives de l’acid house à Chicago et de la techno à Detroit en 1988 vont changer la donne et les deux jeunes artistes se convertissent en changeant de cap artistique. C’est le moment où pas mal de jeunes artistes, sous l’impulsion des maîtres américains, se lancèrent : cette période est plutôt bien décrite dans le documentaire récent consacré à Laurent Garnier, Off the Record. Ces quelques mois auront un impact décisif sur la musique électronique des décennies suivantes.

Pour reprendre le bon mot de Derrick May décrivant sa musique, « C’est comme si George Clinton et Kraftwerk se retrouvaient coincés dans un ascenseur avec seulement un synthétiseur pour leur tenir compagnie ». Des noirs américains s’inspirent de musiciens allemands pour inventer un style musical révolutionnaire – la techno – qui sera ensuite adopté par des blancs. Les tenants du concept fumeux d’appropriation culturelle ne savent plus où donner de la tête.

En 2022, les courants musicaux dominants que sont le rap, la techno, le R’n’B, le metal sont le résultat de mouvements culturels anciens nés durant les années 70 et 80. Cela reviendrait presque à imaginer que les meilleurs disques des eighties aient été des œuvres bebop. N’allez pas croire que Wolfgang soit devenu l’un de ces crânes d’œuf passant sa vie à créer des sons en manipulant des boutons : il passe du temps en club, c’est là que les idées se créent lors des échanges entre musiciens. Il adopte le même style de vie hédoniste que ses pairs tout en rejetant le salariat et la vie de bureau normée. Heureux homme.

Kompakt in Focus: Wolfgang Voigt | Ableton

La culture techno naissante permet, au travers des multiples labels apparaissant et disparaissant comme des champignons, de se lancer dans des projets qui peuvent être éphémères – l’utilisation de pseudonymes et d’alias le permet – et qui mettent tous les artistes au même niveau quels que soit son origine ou le patelin dans lequel il a grandi. Il est possible de s’investir dans des tas de projets sous des surnoms différents, ce qui permet de ne pas se projeter – et donc d’éviter de se coller une pression inutile – et d’enchaîner les productions sans se soucier de leur cohérence artistique. « C’est la chose la plus libératrice qui puisse vous arriver en tant qu’artiste. Il n’y a aucun préjugé, aller pour vous ou contre vous, dicter si les gens vont l’acheter ou non parce qu’ils ne savent même pas qui vous êtes » : voici ce qu’en disait Wolfgang Voigt trente ans plus tard.

Pour produire des disques au moindre coûts, les jeunes artistes pressent des vinyles sans packaging, il est impossible de distinguer les productions qui sont toutes ornées du même macaron blanc en leur centre : les fameux « white labels ». Par la suite, ce terme englobera les disques dont les DJ mesquins arrachent les étiquettes pour les rendre anonymes pour que le public ne découvre pas le nom des morceaux diffusés pendant les mix. En supprimant titre et pochette, on empêche l’auditeur d’être influencé avant même la première écoute.

300 disques en 8 ans

Le premier pseudo de Voigt, c’est Mike Ink : il publie The Dialogue E.P. en 1991 sur son propre label Trance Atlantic puis enchaîne les projets sous des noms d’artistes différents. Ses productions sont variées, l’époque permet un certain éparpillement. De son propre aveu, le producteur reconnaît rester fidèle à ce son qui lui est propre en le bousillant régulièrement. En 1995, c’est l’album « Las Vegas » du duo Voigt / Burger qui retient l’attention, sous le nom de Burger/Ink et dont le titre des morceaux sont des clins d’œil aux chansons de Roxy Music (Avalon, Flesh Bleed, Love is the Drug (Paris Texas), etc.).

Passé la profusion créatrice des premières années, Voigt traverse une petite baisse d’inspiration pendant un temps, Voigt se consacrera principalement au développement de Kompakt en professionnalisant la structure (magasin de disque, réseau de distribution intégré en plus du label et de l’agence d’artistes) et en jouant le rôle de découvreur de talents. Il vit dans l’immeuble où est hébergé le label dont le logo représente un aigle bicéphale, emblème des anciennes armoiries de la ville de Cologne, et a été dupliqué sous des teintes acidulées qui donnent un aspect pop art à l’entreprise. Flanqué du fidèle Michael Mayer, le duo parvient à faire paraître quelques trois cents disques en l’espace de huit ans, délaissant les tables de mixage et les boîtes à rythmes. Kompakt est devenu depuis le label techno le plus reconnu et influent au monde en captant des artistes comme Gui Boratto, Superpitcher ou The Field. Les productions d’Ostgut Ton, le concurrent berlinois, n’ont pas la même qualité en dépit d’une écurie composée des DJ gladiateurs du Berghain, le club techno décadent le plus célèbre vieux continent.

Voigt insiste bien auprès de ses protégés sur le fait que 51% des morceaux publiés de Kompakt doivent absolument intégrer une grosse caisse, tandis que tout le reste est négociable ! Tout cela rappelle une interview de Richie Hawtin publiée dans l’ouvrage collectif Global Techno, voyage initiatique au cœur de la musique électronique dans laquelle le Canadien évoquait son plan secret : débarrasser la musique de dance du kick. Il n’y est pas parvenu, ses recherches formelles étant passées au second plan, éclipsées par des projets plus triviaux comme le lancement d’une appli pour smartphones, d’une marque de fringues, de saké, etc. Le fait que ces deux têtes pensantes de la musique électroniques aient engagé deux démarches diamétralement opposées est pour le moins singulier.

Au terme de ce hiatus créatif, Voigt se remet à produire en 2008 et son travail creuse une veine plus artistique et littéraire ce qui l’éloigne de la musique de club : par exemple, la série Kafkatrax est constituée de plages minimalistes sur lesquelles des voix déformées récitent des textes de Kafka, les rendant ainsi inintelligibles et l’atmosphère étouffante, à l’image des livres du Tchèque. Le résultat aurait été à peu près le même si les paroles avaient été celles de L’Araignée Gipsy ou une compilation des tweets les plus lourdingues de Christiane Taubira mais qu’importe : Voigt a dorénavant un pied plus proche de la galerie d’art contemporain que de la piste d’auto-tamponneuses.

Son implication dans les arts visuels a mis en lumière la forte correspondance entre ses créations impressionnistes et la musique de GAS et, de son aveu même, le fait d’aborder son art de manière interdisciplinaire lui a permis de trouver des solutions à des points de blocage : réfléchir à une difficulté sur un sujet sans lien avec la musique permet de donner ainsi une nouvelle trajectoire à une idée musicale empêchée en apparence. Voilà qui rappelle les Stratégies obliques de Brian Eno, cet outil ludique permettant de débloquer des situations enlisées.

GAS Live | KANAL — Centre Pompidou — Bruxelles

Contrairement à ses pairs, le producteur n’a jamais été DJ ni éprouvé le besoin d’enregistrer avec des orchestres symphoniques, un exercice toujours laborieux auxquels se prêtent certains artistes électroniques qui, n’ayant jamais joui du prestige conféré par un grand prix de conservatoire, tentent à surmonter leur complexe d’infériorité musicale en multipliant les collaborations foireuses pour gagner en respectabilité. Voigt a préféré brouiller les pistes et mélanger les genres, certains de ses travaux électroniques de cette période s’inscrivant dans une veine fortement influencée par Stockhausen et Schönberg.

Ses compositions sont longues, une dizaine de minutes en moyenne, et sont structurées de la même manière : un enchevêtrement de samples dont la provenance est difficile à identifier. Drone, craquements, cordes, souffles indistincts, la musique de GAS est propice à la rêverie. On distingue difficilement des bribes de cors et autres instruments classiques transformés et étirés dans une ambiance spectrale.

L’atmosphère des enregistrements laisse penser à une promenade solitaire nocturne dans des forêts embrumées d’Europe centrale peuplées d’esprits. Il n’y a ni début, ni milieu, ni fin : les structures musicales s’enchaînent par le truchement de variations inventives. L’ensemble rappelle l’hantologie, ce curieux mouvement artistique né sous la plume de Jacques Derrida – décidément incontournable dans cet article – puis théorisé par Simon Reynolds et dont la démarche consiste à intégrer et travailler des éléments du passé pour en créer un matériau totalement neuf.

Le dénominateur commun de ces plages : l’apparition quasi-systématique d’une grosse caisse dont le battement oscille entre 120 et 130 BPM. Ce rythme est, selon Voigt, l’élément central de sa musique, le reste étant de l’ordre du superflu. Si toute sa musique paraît si stable et cohérente, c’est parce qu’on y retrouve souvent ce son devenu sa marque de fabrique. C’est un pouls discret et structurant qui rend la musique de GAS organique et structure l’ensemble en rappelant la pulsation cardiaque humaine.

Ce cadre permet aux boucles de se déployer et de se superposer : puis leurs modifications presque imperceptibles dessinent les contours de paysages sonores tourmentés et merveilleux. En cela, Voigt est le digne descendant des romantiques allemandes. On l’imagine cherchant l’inspiration comme Le Voyageur contemplant une mer de nuages, la célèbre toile de Caspar David Friedrich, mais peut-être compose-t-il dans son garage en survet-claquettes. Nous n’avons pas besoin d’en savoir plus. Le minimalisme s’est imposé au fil du temps dans la techno et ce qui en fait le sel, ce sont ces minuscules fluctuations qui chatouillent l’esprit pour lui signifier discrètement sa seule présence. Et la réussite d’une telle entreprise réside selon Voigt dans le fait qu’un morceau de vingt minutes puissent en paraître dix à l’auditeur. Si c’est l’inverse qui se produit, c’est loupé.

Une rave dans le village d’à côté

Une définition géniale publiée dans The Wire résume la musique de GAS à une rave dont on entendrait la musique flotter dans les airs depuis un village voisin : c’est exactement cela. C’est la musique de la soirée à laquelle on cherche à se rendre lorsque l’on rêve la nuit, et que de multiples péripéties sans queue ni tête nous empêchent de rejoindre. Le réveil sonne ensuite et l’on retourne brusquement dans la réalité, frustré et déçu. Vous connaissez probablement ces scénarios oniriques plein d’espoir… Narkopop 10 est le mouvement qui symbolise parfaitement cette sensation, l’attente d’un moment qui ne se produira jamais.

« Je sais précisément ce que je veux faire avant d’aller en studio, mais cela marche seulement si j’oublie tout ça. Quand j’enregistre sous le nom de GAS, tout est prévu et tous les ingrédients sont connus. L’enjeu est de mettre tout cela de côté pour pouvoir à nouveau libérer le son, ne pas rester strictement dans le concept, sans toutefois déraper. Je ne veux en aucun cas compromettre ce projet qui m’engage tant. J’arrive avec certaines idées pour trouver ce que je cherche, mais le moment crucial survient lorsque vous finissez par fermer les yeux et les oreilles et entrez dans un royaume magique. » : on ne peut pas être plus clair. Le cadre fixé par Voigt permet de laisser de la place aux facteurs impondérables et la créativité s’épanouit dans la contrainte.

La juxtaposition de pistes permet à la musique de Voigt de se déployer ingénieusement. Des fréquences, des mélodies apparaissent, se métamorphosent puis disparaissent. La musique de GAS est la bande sonore du cheminement hasardeux d’un Petit Poucet que ses parents auraient gavé d’acide avant de le perdre dans la forêt. D’ailleurs, « Königsforst » – troisième album paru en 1998 – est le nom d’une forêt proche de Cologne dans laquelle Voigt a passé du temps après avoir consommé du LSD : sa musique est imprégnée comme un buvard de ces expériences lysergiques et son projet initial était de retranscrire ses sensations sous la forme d’un matériau sonore.

Les morceaux produits par Voigt n’ont majoritairement pas de titre : c’est le nom de l’album suivi du numéro de piste et il devient difficile dès lors de distinguer les compositions les unes des autres. La cohésion de l’album prévaut, c’est à l’auditeur de se forger sa propre expérience. C’est chose courante dans le milieu de l’ambient techno, le méconnu Yagya a fait la même chose sur « Rigning » tout comme Global Communication qui avait décidé en son temps que le chef-d’œuvre « 76:14 » et ses titres devaient être nommés par leur durée en minutes et en secondes. Manière de rappeler que cette musique répétitive est produite par des machines froides et dénuées d’affect. Je ne vous apprends probablement rien mais c’est une manière d’évoquer ces deux disques que j’adore et vous inciter à les écouter. C’est mon article et je fais ce que je veux après tout.

« L’outil que j’utilise le plus est le sampler, il est devenu mon pote et nous formons tous deux un super groupe. »

Si ses recherches en matière d’abstraction vont très loin, Wolfgang Voigt se défend bien d’être un brillant technicien, ce qui est paradoxal, sa musique étant très spécifique et reconnaissable. Son intention première était d’introduire du disco dans la forêt et inversement. Au fil du temps, le projet GAS est devenu plus grand que son créateur et est devenu sa principale entreprise artistique ce qui s’explique par l’enthousiasme des critiques et du public et le résultat collant avec son intention esthétique initiale.

Ses autres projets musicaux explorent des contrées parfois très éloignées : on y retrouve du folk, de la polka et du schlager – musique populaire et folklorique de l’Europe du Nord et centrale, qui cartonnait dans les éditions anciennces de l’Eurovision – et toujours cette fameuse grosse caisse qui rythme l’ensemble. Jetez une oreille attentive à Königsforst 8 – plage qui clôture l’album éponyme de GAS – ou au formidable Vision 04 co-écrit avec son frère Reinhard (et publié logiquement sous le nom de Voigt & Voigt) et vous comprendrez de quoi il s’agit : une rythmique de fête foraine ou de foire à la saucisse sur laquelle apparaissent des nappes subtiles de clavier et propulsant l’ensemble vers la voute céleste. Les curieux apprécieront l’enchaînement entre le Pleasure from the Bass du Canadien Tiga et le morceau précité, point d’orgue du DJ mix de Chloé Thevenin intitulé « I Hate Dancing ». Le schlager ne sort pas de nulle part bien sûr et a bercé les premières années de Wolfgang Voigt comme il le dévoile dans l’interview à suivre. Cette sous-culture est totalement ringarde de nos jours, bien sûr, mais c’est son lien avec la langue allemande qui a intéressé le producteur et l’a mené dans ses expérimentations. Sa démarche n’a pas été comprise– idem pour sa tentative de réinterprétation de la polka – car le public y voyait une tentative ironique de réhabiliter ce qui n’était pas réhabilitable. Cela pose la question de savoir s’il est possible de se débarrasser de nos préjugés pour porter un regard objectif et neuf sur une œuvre.

Revenons-en à « Der Lange Marsch » qui est le sujet initial de cet article et qui creuse un peu plus profondément le sillon déjà exploré tout au long de la discographie de GAS. On y trouve des extraits des albums précédents dont les moments mémorables apparaissent puis s’évaporent : des séquences hantologiques dans un univers hantologique en somme. Cette mise en abyme m’a donné l’impression d’un inventaire avant fermeture, comme si l’œuvre de GAS était passée en revue par son auteur pour en écrire le dernier chapitre.

« Der Lange Marsh » s’achève ainsi sur la même séquence que celle ouvrant le deuxième album de GAS : « Zauberberg » formant ainsi une boucle, une épanadiplose à l’échelle de 24 années de création musicale. Ce procédé rappelle le poncho porté par le personnage sans nom interprété par Clint Eastwood à la fin de Le Bon, La Brute et le Truand, film clôturant La Trilogie du Dollar. Ce même poncho apparaissait au début de Pour une poignée de dollars, le premier des trois films, Sergio Leone voulant signifier par-là que l’ensemble formait un cycle.
L’album propose les séquences les plus romantiques de son auteur et se rapproche du travail de Stars of the Lid, ce mystérieux duo texan influencé par le mouvement minimaliste dont les disques d’ambient sont des chefs-d’œuvre de la musique contemporaine. Cette synthèse remarquable réussit l’exploit de proposer une œuvre singulière avec des matériaux existants et c’était donc l’occasion d’interroger Wolfgang Voigt.

Il y a très peu d’artistes électroniques dont les sons et la musique révèlent immédiatement à l’auditeur l’identité de la personne qui les a composés : Aphex Twin, Kraftwerk, Boards of Canada, Daft Punk – dans une moindre mesure – et vous. Comment composez-vous votre musique ? Quels outils utilisez-vous ?

L’outil que j’utilise le plus est le sampler, il est devenu mon pote et nous formons tous deux un super groupe, le meilleur qui soit depuis maintenant plus de 30 ans. D’une certaine manière, je l’utilise à la manière dont Jimi Hendrix jouait de sa guitare. Il me sert à commenter, transformer, citer et me connecter à toute la planète musicale.

On peut avoir une perception biaisée du romantisme alors que c’est un mouvement qui symbolise la violence, où la mort et les passions sont omniprésentes. Dans quel état d’esprit êtes-vous lorsque vous enregistrez la musique de GAS ?

Quand j’écris de la musique pour le projet GAS, je me mets dans l’état d’esprit qui est celui de GAS. C’est une humeur profondément individualiste qui se situe entre une démarche d’inspiration psychédélique et de contemplation conceptuelle. C’est la simultanéité entre le clair et l’obscur, l’harmonique et l’atonal, ce qui est concret et ce qui est abstrait…

Même si votre son est très identifiable, vous cachez paradoxalement votre identité sous de nombreux surnoms. Est-ce parque vous endossez des personnalités artistiques différentes lorsque vous composez ? Ou est-ce une volonté délibérée d’éviter l’exposition et la célébrité ?

Dans les années 90, quand j’ai commencé à sortir beaucoup de disques sous des noms et des projets différents, il semblait tout à fait normal de rester anonyme derrière les disques que je faisais régulièrement paraître. C’était une époque très rapide, on vivait intensément. Je me suis beaucoup amusé pendant cette période à composer et produire la musique, peut-être était-ce lié au fait que j’avais trop d’envie et d’idées artistiques que je souhaitais mettre en œuvre. Aujourd’hui, tout mon travail artistique est fusionné en un seul artiste : Wolfgang Voigt.

GAS (Wolfgang Voigt) - Line-up

Votre musique semble parfois très optimiste (l’album « Pop ») et parfois très sombre (« Rausch » ou « Narkopop ») : votre humeur a-t-elle une influence sur le final résultat ?

C’est l’inverse : c’est le résultat final qui influence mon humeur.

Bien sûr, on peut supposer que vous soyez un grand fan de littérature puisque votre deuxième album s’intitule « Zauberberg » (La Montagne Magique est le nom du roman le plus fameux de Thomas Mann). Quelle est l’importance de l’art – autre que la musique – dans votre vie ?

L’art est très important mais je ne peux tirer aucune généralité de ce qu’il me procure ou de la manière dont il m’influence dans mon quotidien. C’est ma vie intime. Une cour de récréation. C’est l’air que je respire. C’est ma façon de comprendre le monde et de refléter ce dernier. « Weg. Ziel. Loop. Waldloop. » (NdA : Chemin. Destination. Circuit. Circuit forestier.)

Le rythme des sorties de GAS augmente progressivement ces dernières années. « Der Lange Marsch » propose des séquences extraites de vos disques précédents. Est-ce une synthèse de 25 ans de musique de GAS ? J’ai été pris de court à la première écoute en imaginant que cela pourrait bien être votre dernier album.

Une fois de plus, la fameuse grosse caisse surgit d’on ne sait où, nous guide pour nous emmener nulle part, sans escale. puis nous ramène de gare en gare [allusion à l’album « Station to Station », peut-être le meilleur album de David Bowie qui, paru en 1976, opère une transition entre sa période soul et la trilogie berlinoise à venir, qui synthétise l’ambient, le krautrock allemand et la world musique, Ndr] vers des clairières bien connues et de sombres bosquets, ainsi qu’à de nouveaux inconnus… Pas de début. Pas de fin. Quant à savoir si c’est mon dernier album, je l’ignore.

Cela pourrait être votre album le plus lyrique : quelles sont les influences que vous avez injectées dans son enregistrement ?

La seule influencen l’unique injection, c’est le GAS .(GAS signifie ‘gaz’ en allemand, Ndr).

Que signifie le titre de l’album ? Est-ce une référence à Mao ou à Brian Eno dont le deuxième album intitulé « Taking Tiger Mountain (by Strategy) » était une référence à un opéra écrit et joué en Chine maoïste) ?

Le titre n’a rien à voir ni avec Mao ni avec Eno. Il décrit ma marche personnelle, un voyage de toute une vie à travers une forêt intérieure. Si on le compare aux albums précédents de GAS, la grosse caisse ne s’arrête jamais. « Der Lange Marsch » est également le nom de mon exposition actuelle – la première –qui se déroule à la galerie Kompakt / JUBG.

Je sais que vous aimez beaucoup « Cupid & Psyche » de Scritti Politti et « Autobahn » de Krafwterk.Y a-t-il un disque méconnu que vous aimeriez nous faire connaître ? Alors, avez-vous parfois de mauvais goûts en musique ? Quels sont les enregistrements que vous écoutez et qui pourraient nous surprendre.

La notion de goût n’est pas un critère d’évaluation à mes oreilles. J’écoute n’importe quel genre de musique sans préjugés. Tout ce que j’ai appris de la vie et ce qui a fait de moi ce que je suis aujourd’hui, c’est la culture pop qui me l’a apporté depuis que je suis enfant. Le premier disque que dont je me souvienne et qui m’a mis sur la bonne voie était Du Bist Nicht Allein, une chanson de Roy Black [un chanteur de schlager allemand. C’est Christopher Waltz qui a joué le rôle principal dans le biopic qui lui a été consacré, Ndr]

L’image que l’on a de Cologne est que c’est une ville plus bohème et chaotique que Düsseldorf la bourgeoise. On vous sent plus proche, musicalement parlant, de la métronomie de Kraftwerk, formation originaire de Düsseldorf, que du bordel organisé de Can, groupe colognais. Votre musique est très maîtrisée, déborde peu.

J’adore comparer Cologne et Düsseldorf. Je me sens très bien à Cologne parce que je suis né ici et j’ai senti que je n’avais jamais eu de raison d’aller nulle part ailleurs. Effectivement, Kraftwerk est plus proche de moi que Can. Mais j’aime ces deux groupes.

Quel est votre artiste Kompakt préféré ?

En train que patron du label, je ne peux évidemment pas préférer l’un de mes artistes.

GAS // Der Lange Marsh // Kompakt Records

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