En 1980, la revue Actuel publiait un article de Patrick Zerbib intitulé « Les jeunes gens modernes aiment leurs mamans ». Un titre moqueur pour parler d’une nouvelle scène française dont l’existence sera fulgurante (1978 - 1983). En 2008, la galerie Agnès b. consacrait une exposition à ces groupes de punk et de cold wave français, figures de la contre-culture et disparus de la mémoire collective : les « Jeunes Gens Mödernes ». Le commissaire de l’exposition Jean-François Sanz, décide alors d’utiliser les entretiens réalisés en cette occasion pour en faire un documentaire qui sortira le 3 juillet prochain. Mais qui étaient-ils, ces jeunes gens ?

« Les jeunes gens modernes aiment leurs mamans ». En illustration, une photo de famille où posent les membres du groupe rennais Marquis de Sade… avec leurs vraies mamans. À l’époque, le papier rencontre un certain écho, bien que qualifié de « bidonnage » par le guitariste Franck Darcel, l’interviewé de Zerbib dans l’article. Bidon ? Dans le propos, peut-être. Zerbib se moque gentiment de ces jeunes « rockeurs » à la française, issus d’un milieu plutôt aisé contre lequel ils ne se rebellent pas. Pas très rock tout ça, veut nous dire le journaliste. En revanche, Actuel met en lumière ce jour là l’existence d’une scène émergente, qui ne ressemble à rien de connu. Marquis de Sade, Eli et Jacno (encore Stinky Toys à l’époque), Kas Product, Mathématiques Modernes, Charles de Goal, Taxi Girl…tous (et bien d’autres encore) composent ce mouvement disparate, bien qu’uni par les liens – paradoxaux quand on vit encore chez maman – de l’indépendance. Si le punk anglo-saxon ressemblait à Sid Vicious et Richard Hell, en France, il ressemblait à ça :

Le documentaire de Jean-François Sanz permet d’explorer ces quelques années ultra créatives, à la lumière d’archives inespérées et de témoignages précieux, bien que parfois déprimants – les interlocuteurs comme Jacno ou Daniel Darc nous ayant depuis faussé compagnie. On réalise à travers leurs mots interposés que la bande növö n’était pas soudée à proprement parler. Ils partagent un goût pour la fringue et l’élégance. La chanteuse Edwige, ambassadrice du punk français, restera la figure de l’époque des nuits du Palace. S’ils admiraient les travaux de chacun, les jeunes gens modernes ne formaient pas pour autant une même communauté. Qu’importe. Tous produisent une musique rétrofuturiste qu’on appelle cold wave, musique expression d’une jeunesse fonçant vers l’an 2000 qui promet un futur robotique et dépouillé de chaleur. Une telle conception de l’avenir pousse au second degré et au cynisme, mécanismes de survie nécessaires. C’est la raison pour laquelle leur son oscille entre le glacial, le naïf, l’humour absurde et la révolte. « Être növö, c’est être dissident de tout : y compris, et surtout, de soi-même. » concluait le critique rock Yves Adrien en 1980 dans son livre Növövision, ouvrage qui inspirera la terminologie apposée au mouvement français.

1980, la décennie la plus foutraque comme la plus passionnante concernant la pop culture, surtout quand il s’agit d’ajuster les jumelles sur un micro phénomène. On retrouve l’extravagance généralisée qui disparaitra avec les 90. L’excitation simultanée à la peur du nouveau siècle à venir. La Guerre Froide, Le Mur. Et un sentiment européen qui semblait exister de manière bien plus intense. Les artistes piochent dans la culture européenne comme ils piocheraient dans le dressing de leurs propres mères, avec le même droit de jugement et de réappropriation. Ainsi, des groupes comme Marquis de Sade puisent autant dans l’avant-garde dadaïste que dans la peinture et le cinéma impressionniste allemands. Les Mathématiques Modernes, quant à eux, posent telle une jeunesse arienne devant un Paris dévasté, à la Tour Eiffel amputée de sa hauteur. Nous sommes tous berlinois. « On était urbains et revendicatifs » synthétise Lio dans le film de Sanz, car oui, Lio, Daho et les Rita Mitsouko sont rattachés à la même famille d’origines. Etienne Daho, alors qu’il n’est encore qu’un jeune rennais sans histoire, fait des pieds et des mains pour que viennent jouer les Stinky Toys dans sa ville. Daho s’endettera pour des mois à cause de cette soirée organisée, mais se lie d’amitié avec le duo. Jacno produira en 1981 le premier album de Daho, « Mythomane », qui, comme on le sait, ôtera Daho à la sphère de l’underground avant même qu’il y soit entré.

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Pendant ce temps, dans le milieu de l’industrie du disque, on se pavane au milieu des billets de banque qui affluent en quantité inédite. Pas question de prendre des risques en cette période bénie et de lancer des artistes qui jouent des synthés inquiétants en chantant des paroles cryptiques. Les seuls à jouir d’une minime médiatisation sont Taxi Girl et leur Chercher le garçon et Jacno, avec son album culte intitulé « Rectangle ». Côté iconographie punk, les français du collectif Bazooka exhibent leurs dessins trash dans les pages de Libération. Loulou Picasso, un membre de la famille Bazooka, relate dans le documentaire de Sanz un âge d’or pour la liberté d’expression graphique, en affirmant qu’aujourd’hui, il serait impensable de publier leurs œuvres de 80’. « On faisait en dessin ce qu’ils faisaient en musique » résume-t-il. Tout était lié. Sauf que voilà, la côté démerde et ultra indépendant de ces groupes, plus qu’une posture punk, était avant tout une contrainte, un chemin obligé pour faire un son qui ne correspondait pas aux canons musicaux de l’époque. Des disques, il y en eu pourtant. Mais désormais, rechercher les albums de groupes comme Marie et Les Garçons et des autres french növö relève plus du métier d’orpailleur que du collectionneur fondu de musique. Leurs productions sont rares : Marquis de Sade, 2 albums ; Kas Product 3 albums ; Marie et Les Garçons, 1 album ; Ruth, introuvable… Pour toute consolation, le label Born Bad a édité au moment de l’exposition Agnès b. une compile qui réunit un bon nombre de tueries du mouvement. En boucle, en boucle, altération impossible.

C’était le son d’une jeunesse urbaine et déjantée, dégoûtée des hippies comme du conservatisme. Modernes, ils l’étaient vraiment. Ils sollicitaient leurs références pour créer des objets nouveaux, sans verser dans la paraphrase nostalgique à laquelle nous semblons condamnés en 2014. Même décrépis ou morts aujourd’hui, ces vieux jeunes demeurent une source d’inspiration puissante. En témoigne, malgré lui, le film Les Jeunes Gens Mödernes de Jérôme de Missolz sorti en 2011. Il prend Yves Adrien comme protagoniste, héros incontesté, et lui présente la soi-disant nouvelle génération növö – fondatrice du magazine Entrisme. Le portrait de cette jeunesse nous prouve bien que la relève möderne n’est pas encore née. La modernité n’a rien à voir avec l’âge et se soucie bien peu de la postérité. Elle ne peut pas non plus faire ainsi allégeance à ses plus récents aînés puisqu’elle trouve son essence dans la rupture. Est-ce un hasard, si l’esprit de ce mouvement növö rappelle dans ses fondamentaux celui né au début des années 60’ en Angleterre, appelé Modernism ? Bien sûr que non. Le hasard dans l’histoire des arts, cela n’existe pas.

Des Jeunes Gens Mödernes // un documentaire de Jean-François Sanz //

sortie en avant-première le 3 juillet 2014

Le lien pour aider à finaliser le projet :http://www.kisskissbankbank.com/fr/projects/des-jeunes-gens-modernes?ref=similar

 

 

 

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