Journaliste/cartooniste de l’Ohio pendant des années, John ‘Derf’ Backderf a assuré sa retraite grâce à un strip satirique comme il n’en existe qu’aux States : The City a été publié chaque semaine dans près de 140 canards pendant plus de 20 ans. Inimaginable au pays de Plantu et Pétillon. Lassé de dessiner des graphiques en barres et de foutre des chiffres dans des camemberts, il quitte la presse pour se lancer dans la BD et y raconte ses souvenirs. D’abord de son premier job derrière une benne à ordure sous le nom Trashed, puis Punk Rock & Mobile Home, une fiction inspirée de sa jeunesse dans les clubs punk de Cleveland et Akron. Des années durant il raconte son lycée et collecte les infos sur un singulier copain d’alors : Jeffrey Dahmer, discret ado à problèmes plus tard connu des journaux sous le glacial sobriquet de « Cannibale du Milwaukee ». Ouais. Cela arrive. Rappelez vous le pire mec de votre lycée, le plus déjanté ou le plus introverti, et calculez les probabilités pout qu’il ait déjà tenté de tuer un mec depuis. Bref, John a vécu ça. Et Mon ami Dahmer est exceptionnel sur ce point précis, évitant d’évoquer toute la boucherie pour ne se concentrer que sur ce regard, ce terrible constat qu’on aurait pu déceler ça et peut être même aider ce gamin plus tôt, mais tout le monde s’en foutait. C’est aussi ça le ventre mou d’un pays, des milliers d’average Joe se foutant de tout tant qu’ils ont un boulot les poussant à se lever le matin et à boire le soir.
Le bouquin est acclamé un peu partout, ce qui est amplement mérité. C’est bien simple, si vous ne savez pas quoi offrir à un pote qui vous invite à dîner offrez lui ça, vous aurez réussi un coup. Garanti. Et ce malgré un trait qui tire un sourire tant il est surgonflé de partout, des personnages élastiques comme le Keep on truckin’ de Crumb, avec des yeux globuleux et des sourires à croquer la lune comme dans Mad Magazine et National Lampoon. Tiens, à mon tour d’émettre une théorie tordue : je crois que ce décalage entre le dessin « comics » et le traitement journalistique rend le bouquin plus savoureux encore. Réalisez : la clique des dessinateurs de presse de Charb à Tignous ne peut s’empêcher d’en rajouter des tonnes dans la dérision ; Backderf lui arrive à faire sourire sans rendre son sujet risible. Le tout sans tomber ni dans le grotesque ni dans le sermon.
Pourtant, ce n’est pas pour ce livre là que j’ai voulu rencontrer le fantasque cartooniste. C’était pour son précédent, Punk Rock & Mobil Homes, traduit seulement cette année chez Ça et Là. Derf y délaisse un peu son cerveau gauche journalistique pour laisser remonter la fibre subjective en racontant la touchante et féconde scène punk qui accompagna le déclin économique de l’Ohio. L’occasion de voir passer les powerdomes de Devo, la flatulence nasillarde de Stiv Bators, et les seins couverts de mousse à raser des Plasmatics. C’est plus barré, plus drôle et piquant de réalisme. Le bouquin ne laisse aucun doute sur le génie de notre binoclard pour animer les villes white trash américaines. C’est ce vécu et ce regard que je cherchais lorsque je suis venu serré sa main lors de mon passage à Angoulême et que j’ai finalement trouvé dans un café Place Georges-Pompidou, Paris 4. Comme je suis lancé, j’avance une seconde théorie farfelue : s’il ne doit y avoir qu’un livre de Backderf dans les bibliothèques de France, cela doit être Punk Rock & Mobile Homes. Parce qu’il montre qu’on n’est pas passé loin de tenir ici le Lester Bangs de la bayday. Ain’t it fun ?
Derf, dans vos livres vous abordez toujours les faits – que ce soit la scène punk ou la vie personnelle d’un tueur en série – par les yeux d’un type qui vous ressemble drôlement…
C’est vrai. Honnêtement ça c’est un truc que je regrette : si à l’époque j’avais envisagé d’écrire Mon Ami Dahmer, j’aurais dessiné Otto dans Punk Rock & Mobile Home différemment et placé l’action ailleurs. Bon ça marche très bien quand même. Et puis, bien que les concerts sont basés sur ceux auxquels j’ai réellement assisté, PR&MH est tout de même une fiction. Le coup de pied dans la tête au concert des Ramones : vrai ! La danse de Klaus Nomi : vrai ! Les flics fondant sur les Plasmatics : vrai ! J’ai juste parachuté ce type Otto là-dedans.
Là où je voulais en venir c’est vous mélangez observateurs et acteurs, ce qui m’évoque l’approche gonzo. D’autant plus flagrant que vous faites intervenir Lester Bangs dans l’histoire.
J’étais un énorme fan de Bangs. Je dévorais Creem, j’étais abonné. C’était tellement important pour moi que j’ai toujours su qu’il serait dans mon livre. Quand tu grandis dans une petite ville en pleine époque punk, c’est difficile d’avoir des news. On n’avait ni internet ni aucune info, les gens se tenaient au courant ou se conseillaient les uns les autres. Et puis il y avait Lester Bangs ! C’était le seul qui écrivait à propos de cette scène-là.
OK, mais est-ce que cela a influencé votre écriture ?
Ben, j’ai sorti trois livres et tous sont liés à mon vécu donc… J’ai étudié et passé mes diplômes de journaliste, j’ai bossé dans des rédactions pendant des années, donc c’est la seule façon que je connaisse de raconter une histoire. Quand j’ai voulu décrire ma première fiction, j’ai fonctionné de la même façon que mon mémoire par exemple. Seulement après j’ai goûté à cette liberté de pouvoir inventer complètement des choses. Cela faisait du bien. Pour Dahmer, c’était vraiment « voilà les faits, et c’est marre » ; mais pour PR&MH j’ai fait ces petites recherches personnelles et recoupements parce qu’ils donnaient du poids à l’histoire, la rendait factuelle. Cela nourrit la lecture.
Mélanger du vécu à une fiction, c’est du gonzo renversé ça ! C’était pour rendre l’histoire plus crédible, plus prenante ?
J’aime les histoires de ce calibre. Je voulais outrepasser le « oui c’est arrivé ». C’était d’autant plus nécessaire que je trouve cette scène-là vraiment passionnante et injustement délaissée aujourd’hui, négligée.
Du coup, qu’est-ce qui est vrai et qu’est-ce qui ne l’est pas ?
Tous les concerts sont vrais. Le club The Bank a vraiment existé, il ressemblait vraiment à ça. Les trucs dingues se sont vraiment passés comme je le raconte. Une fois je rentre dans les toilettes et Stiv Bator était là à se faire tailler une pipe. Je sais plus pourquoi je l’ai pas mis dans le bouquin, ce n’est pas par censure parce qu’il y a déjà son quota de sexy et de boobs. Ce sera pour la version uncut… Enfin cela se passait comme ça quoi. Le parking à camping-car [NdA : le Mobile Home du titre] est quasi-vrai ; il y en avait dans ma ville natale mais pas comme celui-là. Par contre les résidents sont inspirés de mes voisins à Cleveland.
Genre le type qui veut se dynamiter le cul ?
Nan, ça c’est tiré d’une autre anecdote. Mais le type qui aboie pardessus sa clôture quand tu viens ramasser le journal le matin… RrrrrrrrWAH ! Lui oui. D’ailleurs il est mort il y a pas longtemps. J’ai collecté des petits trucs, peaufiné quelques détails ici et là et créé une fiction autour. Ce qui est marrant c’est que malgré l’avertissement sur la couverture du livre « Rien de tout cela ne s’est passé », je reçois des courriers des gens qui disent « Oh oui, je me souviens de ça j’y étais » et autre « Ha mais j’étais à ce concert j’ai vu Otto ! » et ben, non tu ne te souviens pas cocotte ! Ça semble vrai, mais ça ne l’est pas. Ce qui pour moi redéfinit « réel » et prouve que le livre fonctionne vraiment.
Mais comment pouvez vous être si précis ? Vous savez ce qu’on dit : si tu te souvient des 80’s c’est que tu n’y étais pas !
Ha ça, le punk c’était un mode de vie à la dure. Tous les gens de PR&MH sont morts aujourd’hui ! A dire vrai, Stiv Bators est même mort ici à Paris. J’ai vu Devo récemment, ils tournent ; ils sont trop gros maintenant pour entrer dans leurs combinaisons mais ils sont toujours excellents. Ce batteur [Alan Myers, mort d’un cancer en 2013 NdA] quelle perte pour le rock. C’était peut être les seuls ohioains à être devenus riches avec Chrissie Hynde. Oh et les Cramps. Quant à moi, si je me souviens de tout ça c’est que je n’ai jamais été très branché drogues. Et je buvais pas tant que ça.
Ho ? J’ai enfin fini par trouver un ex-punk resté clean ! Il était dans l’Ohio en fait.
Oui voilà. Moi j’étais trop occupé à dessiner. A l’époque je dessinais très post-punk, des traits de traviole et des gros sourcils, un peu comme Gary Panter. Bon et puis la bière était dégueulasse à The Bank aussi, haha ! Au bar ils avaient cette machine qui ajoutait de l’eau pour couper l’alcool ! Et tu sais quoi : on les voyait faire ! ils s’en foutaient. Tu commandais une bouteille de whisky et il la remplissait d’eau, à quoi ça rime sérieusement ?
Le modèle punk c’est le triangle Detroit / Cleveland / Akron.
Parlons musique. Vous parlez d’un trait post-punk ; j’ai toujours pensé que le punk dépassait cette seule musique londonienne de 76.
Attends ! D’abord les U.S., puis Londres après ! Et les U.S. à nouveau après ! Les Stooges, le MC5, le Velvet… voilà d’où vient le punk. A ceci près que les deux premiers sont de Detroit ce qui fait du punk un produit du midwest. Et à Akron, même cirque. Tu sais qu’on est à seulement 3 heures en bagnole de Detroit ? Il faut bien comprendre ça, le modèle punk c’est le triangle Detroit / Cleveland / Akron.
Plus que New York ?
Devo a commencé en 73, on les voyait dans des fêtes privées et des soirées étudiantes. Ils faisaient des performances, du théâtre ou jouaient une bande son sur des trucs. Rocket From The Tombs c’est au même moment, ils se connaissaient tous. En 75 ils splittent et deviennent les Dead Boys ET Père Ubu qui vont faire les beaux jours du CBGB’s vers 77-78. Les Ramones et les Talking Heads ne les connaissaient pas parce qu’ils se foutaient de ce qui ne venait pas de New York. Mais fallait voir Père Ubu aux débuts, dans des clubs miteux, entourés d’anciennes usines de Cleveland, au bord du fleuve avec le brouillard qui monte… Ils faisaient des dance parties le jeudi et tout le monde était comme fou là-dedans. C’était de la pure science-fiction. Une vraie BD de Moebius tu vois. Ce fog partout et le feu qui jaillissait des usines autour, c’était Blade Runner brrr…
Ces usines, la crise, c’est au cœur de PR&MH. Une sale époque pour tout le monde et pourtant bam ! c’est l’étincelle pour cette vague d’innovation que fut le punk.
Le club The Bank d’Akron était à un pâté de maison de l’immense usine de pneus Goodrich. Ça a été la plus grande du monde, mon grand-père y bossait. Et quand on l’a fermée, le punk s’ouvrait en grand lui. On savait que quelque chose prenait fin. Et bien c’était le rêve américain. Tout le monde est parti. Une fin nihiliste.
D’où le « No futur ».
Voilà oui ! Complètement. Ha tiens il faut aussi citer Death ! 1974 des blacks qui faisaient du punk à Detroit, véritablement extraordinaires !
« J’ai adoré chaque minute des 80’s ! »
Mais qu’est-ce qui a pu donner tant d’inventivité ? Surprenant de la part de mecs qui pensait que tout ça était clos.
Va savoir. Ça a été un coup d’un soir. Un coup de chance qui ne s’est pas répété. New York a continué, pas les autres. On a coupé la musique, clac. Enfin si, ça a recommencé 10 ans après. Poussé par les college radios – surtout à Cleveland, il y en avait 3 majeures, des pionnières – vers 86-87 on a eu Hüsker Dü, Nine Inch Nails, Easter Monkeys, le groupe de Jim Jones [batteur de Père Ubu NdA], les Replacements… Ça a été gros d’un coup, il y avait du monde aux concerts mais ça n’a pas eu le même impact. J’ai adoré chaque minute des 80’s ! Et puis le grunge a tout tué. Tout le monde est devenu geignard. Ils faisaient « bouhouhou », mais ferme-là bon sang ! Puis le hip hop, et voilà, fin de l’histoire. Enfin le bon point, c’est que le grunge a tué aussi le glam-metal qui était alors super à la mode à Cleveland, haha !
Vous avez gardé des liens avec tous ces musiciens ?
Pas plus que ça. Ou alors les proches, les petits. Et puis majoritairement ils sont morts. Ha si, tu connais les Black Keys ?
Carrément !
Ils sont d’Akron aussi. Hé oui. Tu vois le batteur ? Et bien je le connais depuis qu’il est grand comme ça [mains ouvertes de 30 cm…] haha ! Son père est un de mes vieux potes. Ils sont brillants, depuis toujours.
J’ai des images qui me viennent de gosse à lunette sur une batterie neuve dans le garage de ses vieux… J’aurais bien évidemment pu me contenter de ça, mon énième interview d’un type ayant passé l’âge et qui revient sur ses souvenirs de jeunesse. Mais il y avait une déclaration de Derf sur son site qui me touchait. L’aveu qu’il ne dépasserait jamais Mon Ami Dahmer, quoi qu’il fasse après. Il le savait depuis le début. Ce qui l’incite à ne pas s’inquiéter de ce qu’il fera ensuite : le plus important, le plus renommé de ses livres, il l’a déjà écrit. Now is time for fun. Ha ça c’est une idéologie. Si tous les garçons du monde qui achètent une guitare avaient ça en tête et se contentaient de leur Bandcamp, on subirait moins d’atroces « digital EP release ». Finalement, il y a une vraie sagesse chez les bouseux du midwest qu’on aimerait voir inonder New York.
Aujourd’hui, vous bossez sur quoi ?
More Trashed. Je refais un livre sur mon camion-benne, The Big Book of Trashed. Un gros livre qui va sortir chez mon éditeur américain [Abrams Books]. Cela fait déjà deux fois que je replonge : un premier bouquin en 2012 puis des web-comics, et maintenant ce livre vu que tout le monde adore. Je retourne donc dans ma petite ville loufoque de l’Ohio, à différentes époques.
Vous n’arrivez pas à couper le cordon on dirait, laisser vos jeunes années filer ?
On écrit sur ce qu’on connaît, et moi je connais bien ces petites villes du midwest. Et puis je trouve que ce sont vraiment de bonnes histoires donc je continue de les raconter.
Vous vous sentez utile en faisant ça ?
Carrément. Pourquoi ça ne serait pas le cas ? Mais si ta question est « suis-je la voix d’Akron ? » et bien depuis la mort d’Harvey Pikar [NdA : auteur d’ American Splendor] je suis le dernier auteur debout. Finalement on n’est pas beaucoup à venir d’Akron et être devenus célèbres. Il y a Dahmer, Devo, et moi héhéhé…
Punk Rock & Mobile Home, par Derf Backderf aux éditions Ça et Là
http://www.derfcity.com/
6 commentaires
dément, ça (comme on l’imagine) :
« fallait voir Père Ubu aux débuts, dans des clubs miteux, entourés d’anciennes usines de Cleveland, au bord du fleuve avec le brouillard qui monte… Ils faisaient des dance parties le jeudi et tout le monde était comme fou là-dedans. C’était de la pure science-fiction. Une vraie BD de Moebius tu vois. Ce fog partout et le feu qui jaillissait des usines autour, c’était Blade Runner brrr… »
Je l’ai lu hier, c’est un chef-d’oeuvre.
Jim Jones était guitariste chez PU, pas batteur. Pas bien grave. La lecture de ces deux bouquins est indispensable.