Si la Yougoslavie était surtout connue pour ses footballeurs et ses guerres ethniques, son folklore musical gagne à être connu. Seul dans son atelier en Californie, Branko Mataja l’a réinterprété à la guitare de manière expérimentale à partir des années 60. Une œuvre inconnue découverte par hasard via un digger de Los Angeles, énième illustration de ce phénomène de réhabilitations musicales improbables qui se répète sans cesse depuis quelques années.

Ce réseau social de l’enfer qu’est Tiktok peut avoir un maigre intérêt. Au milieu des cougars en manque d’affection, des découpeurs de viandes ultra grasses à gants noirs ou des michtos de l’ASMR, il existe cet îlot perdu de la recommandation musicale. C’est ainsi qu’un Américain fou d’ambient jouait dernièrement une scène vantant les mérites de celui qu’il appelait le « Ennio Morricone algérien », Ahmed Malek. Le genre de surnom facile qui attise forcément la curiosité. Ça marche à tous les coups sur moi ce genre de trucs, donnez-moi du Aphex Twin pakistanais ou du My Bloody Valentine uruguayen. D’ailleurs, musicalement, je parlerais plutôt de « François de Roubaix algérien » pour Malek. Il n’a en fait pas besoin de comparaisons tant sa musique est merveilleuse, entre B.O. orientalo-chic ayant cartonné dans l’Algérie décomplexée des années 70 (Les vacances de l’inspecteur Tahar) ou expérimentations électro sur Atari dans les années 80. Voilà encore un musicien apparemment un peu oublié, même dans son pays, et dont le retour en grâce est le fruit du travail du DJ allemand Stürtz et son label Habibi Funk, composante de cette myriade de maisons de rééditions, du Luaka Bop de David Byrne à Finders Keepers, Light In The Attic et tant d’autres.

Chaque mois ou chaque semaine a son lot de découvertes d’artistes extirpés du passé. Souvent injustement tombées en désuétude, leurs sonorités empreintes d’une culture plus « exotique » permettent de sortir de l’ornière de la pop occidentale qui rince nos oreilles depuis des décennies. Il m’est devenu de plus en plus difficile de ressentir cette forme d’épiphanie à l’écoute d’un titre. Et ce sont souvent ceux issus de cultures moins exposées et sortant totalement du format anglo-saxon qui ont tendance à me permettre de revivre cet enchantement, comme un vieux toxico rêvant de revivre son premier fix.

Souvent avide de complexités, la langue française n’arrange pas les choses avec ses articles définis « le » et « la » quand il s’agit de désigner un genre musical. Les anglo-saxons ont imposé leurs appellations et c’est à nous de nous débrouiller pour savoir s’il faut dire le rap, la disco, le métal ou la house leftfield. Je n’ai jamais réussi à dire la folk, ça sonne super mal et je préfère largement dire le folk. D’autant que ça vient du folklore, anglicisme dont il est clairement établi qu’il est masculin, et signifiant l’ensemble des pratiques culturelles des sociétés traditionnelles. C’est probablement là que réside le secret, le monde est assez vieux et possède assez de diversités pour qu’on ne se tape pas toute notre vie des pop songs de trois minutes trente.

Alors, quand dernièrement un ami m’a parlé d’un guitariste yougoslave un peu psyché, j’ai naturellement foncé tête baissée. D’autant que le storytelling autour de ce Branko Mataja est tellement bien foutu qu’on pourrait croire à une invention frustrante, un peu comme dernièrement celle du synthé modulaire créé par une Française et retrouvé dans une valise.

Pourtant tout ici semble vrai : né en 1923 en Dalmatie dans ce qui est aujourd’hui la Croatie, il grandit à Belgrade et fabrique sa propre guitare à 10 ans, est embarqué par les nazis comme travailleur forcé en camp de concentration, devient cuisto pour l’armée américaine qui l’a libéré, vit en Angleterre puis c’est le Canada, Detroit et enfin Los Angeles. Il y sera longtemps coiffeur puis réparateur de guitares (notamment pour Johnny Cash) dans son atelier où il se terrera pour y créer une musique étrange à base de guitare modifiée, de techniques proches du tapping de Van Halen, de reverb, d’échos ou de bandes de cassettes avec des techniques proches de celles de Lee Perry. Il n’en sortira que pour regarder la Coupe du Monde et contempler les exploits de Dragan Stojkovic. Sans que son travail ne s’échappe jamais de chez lui, si ce n’est pour jouer de la gratte dans les rassemblements familiaux avant de finir dépressif dans l’incapacité de jouer de son instrument pour raisons médicales.

Un article du précieux The Guardian racontait dernièrement sa vie et c’est ici aussi la foi d’un digger qui a permis de faire ressurgir l’œuvre de ce musicien décédé en 2000 d’une crise cardiaque. Sur la trace de ses origines balkaniques, David Jerkovitch achète en 2005 pour 7$ dans un disquaire de L.A. un exemplaire du « Traditional and Folk Songs of Yugoslavia » de ce Mataja. « Ça ne ressemblait à rien de ce que j’avais pu entendre auparavant » selon ses mots. Et il veut d’emblée le faire connaître au monde entier. Si le fils du guitariste qui a fait fortune en louant des bagnoles pour Hollywood refuse d’abord la publication, il change d’avis à sa retraite 13 ans plus tard et refile toutes les bandes d’origines de son père au label Numero Group, géré par un ami de Jerkovitch.

Uniquement instrumentale, sa musique est effectivement absolument unique. N’étant pas musicologue, le folklore des Balkans m’est assez inconnu. En bon ignare, il y a des sonorités rappelant la Grèce et son Sirtaki ou la mandoline du Sud de l’Italie (Susti Bagrem Beli), ce qui paraîtrait assez logique au regard de la proximité géographique. Le talent de Mataja est pourtant d’avoir apporté, volontairement ou pas, des notes mystérieuses et atmosphériques à ces mélodies ancestrales, dans une version fantasmée de ce pays d’origine où il n’est jamais retourné. C’est une ambiance qui doit sûrement beaucoup aux conditions d’enregistrements très lofi et à son désir d’expérimentations. Mais, aussi à la curiosité du personnage qui ajoute des éléments orientaux (Zapletnicki Cacak) ou même hawaiiens (Tesko Mi Je Zaboravit Tebe) à ces progressions de notes parfois nimbées d’une forme de drone et un psychédélisme sûrement accidentels (Hteo Bi Te Zaboraviti, Da Smo Se Ranije Sreli).

Le guitariste, dont la mère avait quitté par amour les USA pour la Yougoslavie, a aussi dû être influencé par l’Americana primitive de son pays d’adoption. On croit parfois entendre du Robbie Basho ou, plus proche de nous, du Pan-American. D’autres merveilles venues de son atelier ressortiront probablement dans les années à venir, en attendant il faut profiter de ces incroyables mélodies.

Pour rester dans l’exotisme et flinguer encore un peu plus l’angle de ce papier, je profite pour en placer une à la mémoire de Yukihiro Takahashi, décédé début 2023. Bien plus connu que Malek ou Mataja mais moins, en France en tout cas, que ses compères Hosono et Sakamato chez Yellow Magic Orchestra, il savait lui aussi proposer une musique au raffinement et à l’inventivité remarquables où culture japonaise et new wave se percutaient avec élégance. Alors autant finir sur ces deux titres pour se rappeler sa sublime voix, mélange si classe de celles de David Bowie et de Bryan Ferry.   

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