Après des années de production pharaonique sous différents pseudonymes, Charif Megarbane sort son premier disque sur le label Habibi Funk. « Marzipan » est une merveille de musique vagabonde entre library et Orient dont il nous a parlé longuement.

Il paraît qu’entre 1983 et sa mort en 1999 Muslimgauze a sorti près de 200 albums obsédés par le conflit israélo-palestinien sans jamais y mettre les pieds et en quittant rarement son Manchester natal.
La musique du Libanais Charif Megarbane a peu de choses à voir avec celle de l’Anglais monomaniaque et il est pour sa part un grand voyageur. Pourtant, à travers son propre label Hisstology il a publié depuis le début des années 2000 pas loin d’une centaine de disques pour la plupart composés en solitaire tout en conservant un métier à côté. On peut ainsi passer des jours voire des semaines sur son Bandcamp pour une sorte d’immersion dans sa psyché musicale. Sous de multiples pseudos dont le plus connu est le Cosmic Analog Ensemble, il tape dans à peu près tous les genres, du rock indé à la library en passant par le krautrock, le jazz éthiopien ou le rock psyché. Il est aujourd’hui avec l’album « Marzipan » le premier artiste contemporain à publier de la musique originale sur le label de rééditions allemand Habibi Funk .

Marzipan (Habibi Funk 023) [Bonus Edition] par Charif Megarbane sur Apple Music

Avec sa pochette au cliché pris dans un café de la Corniche de Beyrouth, il offre une forme de somme de son œuvre. Où Ennio Morricone et François de Roubaix auraient troqué les lunettes double foyer et la combinaison sous-marine pour une plongée en sarouel dans la musique orientale sous l’égide d’Ahmed Malek. Après la France, le Canada ou le Kenya, il vit désormais entre Beyrouth et Lisbonne d’où il a bien voulu répondre dans un français parfait à nos questions sur ce disque brillant qui pourrait bien lui permettre de changer la donne.

Ta discographie réunie sous ton label Hisstology est monumentale, peux-tu nous raconter cette histoire ?

C’est une approche assez ludique. C’est un plaisir d’être seul à la maison et de créer. L’idée est de rajouter des couches et pas forcément d’exceller dans un instrument mais plutôt de donner l’illusion qu’il s’agit d’un groupe qui joue. J’ai aussi des projets avec d’autres musiciens mais, pour la grande majorité, c’est de la musique en solo sous différents noms. Il y a aussi beaucoup de discipline. J’enregistre chaque nuit et à la fin de la journée suivante, je réécoute ce que j’ai enregistré la veille et j’en garde le meilleur sans me poser véritablement de questions. J’ai un travail assez prenant à côté, je ne suis pas musicien à temps plein. Donc vu que mes heures musicales sont un luxe, j’en profite au maximum. J’essaie de mettre tout le reste de côté même si les choses commencent à changer avec la sortie chez Habibi Funk. Je dois faire des efforts pour tout ce qui est promo et marketing même si ce n’est pas vraiment mon fort. Toute cette musique s’est finalement rapidement accumulée. Ça s’est construit à travers les voyages et les différents endroits où j’ai eu la chance d’habiter en essayant de capter des moments musicaux et en m’adaptant selon les conditions qui joueront beaucoup sur la sonorité qu’aura un album.

« Ce serait trop facile de se limiter à un seul style de musique ».

Si on reprend au début, il y a Heroes and Villains, un groupe plutôt rock indé. C’est la musique qui t’a formé ?   

A la base vers 12, 13 ans j’avais un groupe de blues avec un acolyte dans un esprit un peu White Stripes même s’ils n’existaient pas encore à ce moment-là. Ça a effectivement viré assez indie-rock par la suite, j’écoutais beaucoup Oasis et les groupes Britpop mais aussi les Smiths et notamment Johnny Marr que j’admire beaucoup. Tout cela a inspiré mon premier groupe sérieux qui était donc Heroes and Villains que j’ai formé à Montréal où j’étais alors étudiant. Nous étions quatre et cela tombait exactement à la période de cette scène montréalaise représentée notamment par Arcade Fire et dont on a fait un peu partie. Le chanteur est ensuite parti mais on a décidé de continuer le groupe à distance, le batteur Dominique étant à Montréal et le guitariste Jérémy à New-York. On a publié une quinzaine d’albums et un nouveau sortira d’ici quelques mois.

Le nom du groupe semble être une référence aux Beach Boys, Brian Wilson est un personnage qui t’a marqué ?

Absolument. Ça date de l’époque à laquelle ils avaient réédité « Smile » avec la version de Brian Wilson. Tout le monde en parlait car il n’y avait que des bootlegs qui circulaient avant ça et c’est donc effectivement un hommage à l’ami Brian.

Tes différents projets solos que ce soit Cosmic Analog Ensemble, Brontosaure, Free Syndicate Association et tant d’autres ont à chaque fois un style musical identifiable…

C’est l’intention, chacun essaie de créer son propre microcosme que ce soit dans les instruments, les noms ou les techniques d’enregistrement. Le but ultime étant que chacun ait sa propre personnalité.

L’idée c’est d’essayer de toucher à tout ? Je pense aux Submarine Chronicles avec un album krautrock, un reggae, ambient ou high life…

Ce serait trop facile de se limiter à un seul style de musique. Mon approche serait un peu celle de la library music des années 60 et 70 qui est un non-genre car il contient tous les types de musiques que ce soit de la bossa nova ou du rock psyché… Il y a tellement de styles intéressants que je ne peux pas m’empêcher d’essayer de défricher tout ça, quitte à me tromper. C’est d’ailleurs pour ça que j’utilise différents noms car si, au pire, je sors un album complétement pourrave je n’utiliserais alors plus ce pseudonyme. Je peux me cacher derrière mon petit doigt.

La library qui n’est effectivement pas un genre à part entière semble toutefois être ce qui te définit le mieux et c’est la tendance qui ressort le plus dans ta production ?

C’est ce que j’écoute le plus et de manière constante. J’y reviens toujours et Stereolab m’a beaucoup inspiré car ils étaient très en avance dans le retour de la library. Il n’y avait qu’eux ou Broadcast qui mentionnaient ces références. Aujourd’hui en France, il y a aussi des artistes dans cette veine comme Aquaserge ou Julien Gasc. C’est une continuation de cette brèche.

Cela donne aussi un côté un peu rétro à ta musique, est-ce que c’est lié à ton enfance, à ce qu’écoutaient tes parents ?

Non, c’est juste par goût des enregistrements très travaillés. Je ne veux pas passer pour un réac’ mais j’ai du mal avec cette musique basée sur un métronome avec des sons préétablis sur un logiciel qui sera la même si tu reviens trois heures après. C’est la norme aujourd’hui, toutes les musiques sont faites comme ça et ça ne me va pas trop. Il me faut du funk, il est difficile d’imaginer James Brown avec un métronome. J’attache aussi beaucoup d’importance au côté « do it yourself », j’essaie de brancher des trucs car ce sont des sons que j’aime bien tout simplement. Il n’y a pas de volonté cosmétique derrière tout ça. Je gravite autour de mes instruments.

Grâce à ça, il y a une vraie musicalité, une grande richesse dans ton œuvre, tu fais vraiment tout tout seul ?

Je ne connais pas le solfège ou les notes. J’ai des guitares, des claviers, une batterie, des percussions et j’essaie juste de superposer tout ça. Je ne suis pas forcément bon dans tous les instruments. Je suis notamment assez limité au piano mais quand on enregistre il suffit juste de bien le jouer une seule fois. C’est autre chose s’il faut faire un concert.

J’ai l’impression que l’Orient, qui est ton origine, arrive finalement assez tard dans la chronologie de ton œuvre ?

Je confirme que l’intérêt pour ces musiques est arrivé plus tard. Quand on parle de musiques orientales comme en Algérie ou au Mali, ce sont surtout des gammes différentes de celles de l’occident. Disons que je respectais trop ce style pour m’y atteler directement. J’ai préféré l’écouter et l’étudier pendant longtemps et je suis toujours très loin d’être un expert en musique orientale notamment tout ce qui est microtonal que je découvre encore. J’en écoute beaucoup et tout ne me plait pas. Mais c’est surtout quand j’ai découvert Toumani Diabaté et toute la musique malienne où ils jouent avec toutes les gammes possibles qu’elles soient considérées comme orientales ou asiatiques. Ce qui compte, ce sont les gammes car sur le dernier album ce sont des instruments occidentaux d’un groupe standard.

Est-ce que le fait de sortir ton dernier disque « Marzipan » chez Habibi Funk (après un premier EP) t’a mis une pression supplémentaire ? Cela t’a-t-il incité indirectement à être plus « oriental » dans ta musique ?

Je me suis posé au départ la question de l’auto-orientalisme, surtout quand on est libanais, notre diaspora étant éparpillée à travers le monde. Il y a depuis quelques années un regain d’intérêt pour la musique orientale. C’est devenu cool d’écouter ce genre de trucs notamment grâce à Habibi Funk. Je ne voulais donc pas tomber dans ce cliché. C’est d’ailleurs pour ça que le disque s’appelle « Marzipan » qui est un mot d’origine allemande à la base et qui désigne une sorte de pâtisserie ancestrale à base de sucre et de gélatine qu’on a aussi dans la région levantine. Je n’ai pas voulu changer mon approche de la musique tout en gardant en tête l’identité d’Habibi. Il y a aussi sur ce label beaucoup de reggae, de musique brésilienne et de styles ne venant pas forcément du Moyen-Orient. Il y a dans leurs sorties une forme de dialogue global, comme un Libyen qui écouterait du reggae, trouverait des similitudes avec sa musique et se mettrait à en jouer. Au Liban, cela fait partie de notre ADN de voyager à travers le monde et de tout adapter à notre manière. Je n’ai donc pas essayé de faire un truc purement oriental tout en essayant quelque part de rendre hommage au Liban. Habibi Funk m’a véritablement donné carte blanche : à aucun moment ils n’ont essayé de censurer quoique ce soit. Ils m’ont fait confiance à 100% et c’est pour ça qu’on travaille ensemble car ils respectent ma vision musicale.

C’est seulement ton deuxième disque sous ton patronyme à l’état civil, est-ce que quelque part tu voulais que la musique de « Marzipan » soit « le vrai Charif Megarbane » ?

On en a pas mal discuté avant avec Jannis et les gens du label afin de savoir si on devait le sortir sous mon nom ou sous celui de Cosmic Analog Ensemble. Et très rapidement on s’est dit qu’il serait mieux de le sortir sous mon nom car ça s’inscrit dans le canon des autres musiciens qu’ils ont sur le label, ce qui est flatteur pour moi, comme Ahmed Ben Ali, Ahmed Malek et tous ces noms qui étaient un peu ignorés avant. Surtout qu’avec le temps, Cosmic Analog Ensemble était devenu très library et je voulais un peu faire tabula rasa de tout ça. C’était assez logique et ça m’a donné un certain challenge. Je me suis dit : « prend ton nom, on verra si ça change ton approche et puis arrête de te cacher derrière des pseudonymes ».

Tu parlais du compositeur de musiques de films algériens Ahmed Malek, on sent pas mal cette influence dans « Marzipan » ?

Ça me fait super plaisir. On est en train de répéter avec un groupe de musiciens en prévision des concerts et on va faire une reprise de Malek à la sauce Shadows. C’est un personnage vraiment fascinant qui était absolument inconnu en France, ce qui peut paraître étonnant quand on écoute la musique qu’il produisait, mais il est apparemment très connu en Algérie. Quand j’ai découvert sa musique ça m’a renversé, tu sens que le mec a beaucoup écouté Ennio Morricone. Il a eu la chance de voyager et de découvrir beaucoup d’instruments et de sonorités. C’est très inspirant d’avoir comme ça un trait d’union entre l’Algérie, l’Asie et des choses beaucoup plus accessibles. C’était vraiment une belle révélation.

A l’écoute de « Marzipan », il y a clairement un aspect oriental mais quelque chose d’assez global, au-delà du Moyen-Orient ou du Maghreb. On y retrouve de l’Afrique, de l’Asie, voire de l’Amérique du Sud, ce qu’on appelait à une époque la world music ou la sono mondiale.

C’est exactement ce que j’essaie de faire, à la fois un clin d’œil à ma région mais aussi quelque chose de plus éclaté et global. A la base, je voulais faire quelque chose d’encore plus global en insérant un morceau de drum’n’bass mais je me suis dit que je poussais le truc un peu trop loin. Il fallait que ça reste cohérent et pas trop mosaïque ce qui aurait pu le rendre le disque décousu. Cela me fait plaisir que tu aies entendu à la fois le côté oriental et un truc un peu plus global. Ça ressemble beaucoup à ce qu’est Beyrouth. Il s’y passe beaucoup de choses actuellement avec une scène très fertile et notamment mes potes Charbel Haber et Faddi Tabal et leur disque « Enfin la Nuit » sorti dernièrement. C’est une thématique sur l’explosion de Beyrouth en 2020 qui a eu lieu il y a trois ans le 4 août, c’était une journée très solennelle au Liban. Il y a eu un avant et un après l’explosion. Ils sont au centre de cette scène très ambient et atmosphérique.

Il y a aussi une touche très française dans ta musique, on pense forcément à François de Roubaix, c’est une inspiration d’autant que tu as vécu en France à une époque ?

Oui on a vécu un temps à Nice juste avant la fin de la guerre. Il y a une culture francophone très forte au Liban depuis très longtemps. Mais selon moi, le trait d’union c’est surtout la Méditerranée. La lumière, les sonorités, l’odeur de la mer qui nous connecte, ce qui est le cas avec l’Italie aussi. Ce sont des sonorités surtout méditerranéennes pour moi, que ce soit la Sicile, le sud de la France, Beyrouth… tout ça se rejoint. François de Roubaix avait effectivement été une méga-claque pour moi avec son approche de la musique, mais aussi son histoire avec une carrière assez courte et sa mort tragique en plongée. La connexion avec Cousteau, les années Pompidou… tout cela stimule un imaginaire très puissant.

Tu parlais de l’Italie et du totem Ennio Morricone, ta musique est très cinématographique : as-tu déjà fait une bande originale de film ?

J’ai pas mal de morceaux déjà enregistrés qui ont été utilisés dans des films a posteriori mais je n’ai jamais composé de musique originale et c’est quelque chose qui m’intéresserait beaucoup si le film me parle. L’aspect cinématographique de ma musique vient beaucoup d’un certain sens mélodique qu’il y avait dans la composition des musiques de films des années 60 ou 70. Et comme ma musique est quasi exclusivement instrumentale, je suis obligé de jouer la carte cinématographique, sinon je n’ai pas grand-chose à dire et on tombe rapidement dans un truc ambient. Ce sont les instruments qui vont essayer de parler et ça donne tout de suite un aspect cinématographique.

Il y a aussi pas mal d’éléments qui pourraient faire penser à des techniques liées à la production rap notamment sur des titres comme Chez Mounir ou A Parking Lot By The Sea, est-ce aussi une partie de ta culture ?

Oui mais c’est surtout une certaine approche du hip-hop avec des artistes comme J Dilla, Madlib ou MF DOOM. Ce sont des artistes assez indépendants qui font leur truc dans leur coin en donnant une approche presque un peu jazz à leur musique. Quand j’ai découvert J Dilla ce fut une énorme claque à une époque où j’écoutais surtout de l’indie rock. Notamment son disque « Donuts » qui a été un peu mystifié depuis : composé depuis son lit d’hôpital, etc… Mais ce qui m’intéressait c’était surtout l’idée d’un type seul avec sa machine, posé dans sa chambre, et qui tous les soirs peut produire des kilomètres de musique chaque fois différentes en gardant toujours un groove hip-hop. Cette approche de Dilla ou Madlib très musicale et instrumentale même s’ils utilisaient des vinyles a été un gros boost pour moi. Il était possible de faire des trucs en solo sans trop de technologie et de produire beaucoup tout en restant ludique.

Ta musique se prêterait parfaitement à des samples de hip-hop, sais-tu si tu as déjà été samplé ?

Oui je l’ai déjà été. Sans mauvais jeu de mots, la boucle est bouclée.

Charif Megarbane // Marzipan // Habibi Funk
https://habibifunkrecords.bandcamp.com/album/habibi-funk-023-marzipan 

4 commentaires

  1. hé disquaires! vos etats d’ames facebook rien a cirer, vos gouts sont de +en+ façonnés direction grandes surfaces.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*
*

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

partages