La « sono mondiale » a beau avoir des côtés agaçants, elle a une qualité indéniable : élargir nos horizons un peu plus loin que le bout de notre nez. Et alors qu’en cette année 2019 l’été s’est fait indien dès le mois de février, le nom de Rupa déboule d’en-dessous des radars pour parasiter vos playlists. Hindisco sidérale pour tous !
Un label, c’est généralement une entité publiant de la musique, quelle qu’elle soit. Aucun critère de qualité nécessaire pour obtenir ce titre : Forever Pavot et David Byrne sont signés sur des labels, Zaz et Ed Sheeran aussi (on ne dénoncera personne). Mais le terme peut aussi renouer avec sa signification gastronomique : à savoir, devenir un sceau d’excellence, une marque en qui on peut se fier les yeux fermés et les oreilles grandes ouvertes. Finders Keepers, KPM, Daptone, DeeWee, Bongo Joe, Soul Jazz, Antinote : qu’il s’agisse de nouveautés ou de redécouvertes, chacun.e d’entre nous a ses appellations d’origine contrôlée, toujours précieuses pour qui craint d’être enfumé.e au bois de hêtre au moment de faire tourner un disque sur la platine.
Assurément, Numero Group fait partie pour beaucoup de cette catégorie des labels au sens noble du mot. Fondée en 2003 par Tom Lunt et Ken Shipley, la salutaire maison de Chicago mériterait sans doute qu’on lui dédie un article mensuel dans ces colonnes numériques, du moins si l’on voulait rendre compte, par le menu, de toute la pertinence de ses excavations et du soin apporté à ses rééditions – très souvent dans les rayonnages de la black music 60-70s (ah, la collection Eccentric Soul !), mais pas seulement. Du hard-rock DIY pour fans de Lovecraft et de D20 (« Darkscorch Canticles ») à l’effervescence de la scène voltaïque post-décolonisation (« Bobo Yéyé : Belle Époque in Upper Volta ») en passant par des rééditions de Nikki Sudden : l’éventail est large.
La dernière livraison made in Numero Group affiche cette même aspiration au pas de côté. Comme pour le Port-Salut, c’est imprimé dessus, en grosses lettres noires sur fond orange vif : « Disco Jazz ». Un titre clair, et malgré tout sensiblement inexact – un peu comme le festival de Woodstock, le vrai, le premier, qui s’était tenu à cent bornes du lieu annoncé. Car, plutôt qu’au jazz, c’est davantage au psychédélisme oriental que se frotte la disco-funk de Rupa, idéale pour souffler et souffleter les ignares qui réduisent l’Inde musicale à son sitar hero Ravi Shankar et quelques mèmes Internet aussi fendards qu’un brin condescendants (Tunak Tunak Tun ou Golimar en tête).
Un Rupa de fête
Unique album de son interprète, « Disco Jazz » avait eu à sa sortie en 1982 à peu près autant d’effet qu’un gravillon jeté dans les eaux brunâtres du Gange. Le disco marchait pourtant bien en Inde, mais c’est à croire que l’inénarrable film Disco Dancer, paru la même année, avait phagocyté le créneau et coupé l’herbe sous le pied aux autres. Sauf que l’époque, qui regarde plutôt deux fois qu’une dans ses rétros, a parfois du bon : zonant comme des milliers de ses semblables dans les contre-allées de l’oubli, ce délicieux LP s’apprête en effet à connaître une seconde vie. Une bénédiction qui, il y a quelques années, avait également permis à son compatriote Charanjit Singh de ressurgir du néant, grâce à quelques crate-diggers obstiné.e.s et inspiré.e.s. À croire que le Shiva Nataraja n’est pas tant que ça à côté de la plaque, avec sa danse de la félicité et son cycle cosmique de destruction-recréation du monde. Cela dit, passer pour un bras cassé lorsqu’on est une divinité qui en possède quatre, c’eut été ballot.
Mais ça l’eut été encore davantage encore lorsqu’on s’aperçoit de ce à côté de quoi l’on aurait pu passer. Certes, la pochette de « Disco Jazz » ne provoquera pas de choc esthétique impérissable : pas de robots chromés de l’an 2100, de paillettes et de lasers, de synthétiseurs modulaires, de pyramides à la Blade Runner ou de courbes ondulées à t’en humecter illico le fond de la rétine. Juste le minois d’une jeune Indienne sourire jusqu’aux oreilles qui ressemble vaguement à ma tante Patricia (même si, ça, vous vous en fichez), se pointant l’air de rien au karaoké pour jouvencelles de bonne famille afin d’y chantonner quelques bluettes kitsch et bien sages.
Sauf qu’une fois le diamant posé sur les microsillons, c’est un autre topo qui se dessine : moins rasoir, beaucoup plus chamarré et guilleret. Dès les premières mesures, on comprend le pourquoi de sa mine rieuse : Moja Bhari Moja, mirifique ouverture du disque, c’est huit minutes d’une générosité pleine et sans calcul, qui filent avec une fluidité joueuse et réjouissante. Vous savez, cette catégorie de morceaux qu’on semble déjà connaître depuis un bail, avec qui on jurerait avoir fait les quatre cents coups, alors que c’est la première fois qu’il vient à nos tympans. Tout coule de source, débordant de cocottes funk, de guitares traditionnelles indiennes, de « toudoudou » enfantins et malicieux, de synthés aigrelets qui montent, descendent et s’ébrouent à leur guise. De quoi filer un joli tournis. Y’a pas à dire : ça groove pas mal à Calcutta – même si, en fait, le disque a été enregistré à douze mille bornes de là, dans les neiges de Calgary. Le virtuose du sarod Aashish Khan, producteur, arrangeur et auteur de trois des quatre morceaux du disque, a fait du bon boulot.
Trips à la sauce indienne
Car « Disco Jazz » n’est pas que le disque d’un seul morceau qui éclipserait tout le reste. Les trois autres titres sont à l’avenant, aussi fous, aussi entraînants. L’instrumental East West Shuffle rapproche les continents comme au bon vieux temps de la Pangée (difficile de faire référence plus rétro), avant que l’entêtant Aaj Shanibar (« Aujourd’hui c’est samedi » en VF, merci Google Traduction) ne mette au point une association entre disco baléarique et ambiances Bollywood sur laquelle auraient bien dansé plus d’un.e habitué.e du Loft – celui de Mancuso, pas celui de M6.
Et si vous retournez le LP, vous aurez droit au final en mode majeur : Ayee Morshume Be-Reham Duniya, un trip aventureux qui plane si haut qu’on y entend même plus les glapissements des éditorialistes serveurs de soupe. Après une intro scintillante, on ondule pendant plus d’un quart d’heure entre extase et mélancolie. Ça pourrait être la bande-son d’un dessin animé qui suivrait un vaisseau spatial d’Orphées vagabonds lancés à la recherche d’une Eurydice prisonnière aux frontières de l’infini, avec des saris plus-colorés-t’es-un-arc-en-ciel, des guitares aux formes jamais vues et des coupes afro où seraient sculptées au fil des épisodes leurs aventures successives. (Dans l’épisode 11 de la saison 3, cette bande hétéroclite croisera le P-Funk Spaceship du Dr. Funkenstein).
Du disco midtempo, des réverbérations psyché, des lignes aimables à souhait et des soli qui fleurent bon les jams sous substances : tout ça ne vous livrera sans doute pas les clefs du vaste monde accrochées à un trousseau d’électrum, ni ne vous aidera à remplir le cabas chez Carrefour City passé le 15 du mois. Mais si vous cherchez une astuce pour que la vingt-cinquième heure, le huitième jour et la cinquième saison soient 1% moins barbants que tout ce qui a précédé, vous voilà au bon endroit. Modus operandi : ouvrir le fond gris de votre crâne, affûter les dendrites et réveiller le diablotin qui y somnole, pour lui faire faire des chorégraphies sidérales un brin foirées car oubliées depuis quatre millénaires, entouré de statues bovines sacrées et d’une énorme boule à facettes qu’on appelle la lune sous certaines latitudes.
Cela dit, je vous écris ceci alors que je mange bien sagement un sandwich aux knackis froides devant mon laptop, alors il n’est pas dit que cette dernière bordée d’élucubrations disco-lysergiques soit à prendre au pied de la lettre E du mot « exactitude ». À vous de voir, selon votre niveau de confiance envers les pigistes bercés trop près du mur du son. Le son de ce disque, en l’occurrence, ce « Disco Jazz » vivace et pimpant que je joue à pleine balle tous les jours depuis un mois, sans trêve ni relâche. L’effet Transe Rupa Express, sans doute.
Rupa // Disco Jazz // Réédition le 29 mars 2019 chez Numero Group
Lien de précommande : http://www.numerogroup.com/products/rupa-disco-jazz
7 commentaires
La « sono mondiale » a beau avoir des côtés agaçants, mon dieu je prononce une fatwa direct contre le pigiste en plastique qui pondu cet article ,ce qui est agaçants et lénifiants c’est 95 pour cent des articles de musique paru sur le site de Gonzai. la route des indes est ouverte depuis un bail ,et nous avons pas entendu les hipters de numero group pour s’entiché de l’inde ,une compilation de coeur paru en 2010 chez le defunt label frenchy cartilage records ,une compil incroyable que j’ai du acheté une dizaine de fois en cd et vinyle pour offrir a des amis (Play That Beat Mr. Raja #1 – Selected Oddities From The Tamil Film Industry (1984 – 1991) https://youtu.be/ElSMQEzbEvU
T’as des amis Perseverance ? Je veux dire, des gens qui t’aiment vraiment vraiment ?
Ou tout ça n’est-il que le résultat de carences affectives particulièrement aigues ?
Cher nesta 123 il faut réduire personnes a son image véhiculé par les réseaux et la sphère internet car cela est extrêmement réducteur .je suis comme tout le monde j’ai des amis et des enemies et des girlfriend et je ne fais pas exception a la règle .
« je suis comme tout le monde »… non quand même pas.
rien ne t’arrête a chaque fois que l’on voit ton perceverance on lit pas l’article car on sait que çà va être très délicat—————–
A nous voila enfin tous réunis!
les kabalistes de l’indé et autres ayathola du bon gout main dans la main, enfin réunis autour de Bernet et de ces coups de coeur introduit souvent par un titres un brin putassier.
Oui, tous unis grâce à lui qui semble t’il, vit très bien de s’en prendre plein la gueule à chaque article. Ce n’est pas la première fois qu’il frappe fort et je ne sais si c’est volontaire ou pas, en attendant moi je le plein un peu…
Persev aussi je me suis prit d’affection pour lui, ce coté idéaliste malgré le temps qui passe ça à quelque choses de touchant et puis toujours prendre le contre pied de se qui est proposé force l’admiration.
Et quelle ténacité avec des commentaires sur quasi chaque article proposé, ou le mèneras sa croisade qui de toute façon ne les empêcheras pas le moins du monde de niker entre eux hein Persev 😉
Un p’tit coté Don Quichotte peut être?
Non un côté Louis calafaferte