Le meilleur disque de l’année est une illusion. C’est un pied de nez géant à l’industrie musicale et à près de 40 ans d’indie rock. Alors que « Diamond Jubilee » sortira enfin en format physique en février, il était temps de revenir sur cette anomalie qui restera probablement le dernier évènement marquant des années Pitchfork.
En 2014, il s’est produit l’un des plus gros fiascos du marketing musical. Par un curieux accord commercial et beaucoup de pognon, U2 et Apple s’étaient entendus pour que le groupe irlandais offre gratuitement sur Itunes son 13ème album « Songs Of Innocence ». Tout le monde s’est retrouvé avec le disque de la diva décatie Bono en première page de sa « bibliothèque musicale préférée » ; parfois le premier morceau se lançait tout seul ; il était même impossible de supprimer le fichier ; il fallait se farcir à chaque fois la pochette malaisante représentant le batteur Larry Mullen Jr à poil qui enlaçait son fils adolescent torse nu. En plus d’être mauvais, l’album est devenu honni par la terre entière jusqu’aux fans les plus hardcore des anciens protégés de Brian Eno. Alors parangon du bon goût en matière de musique exigeante, le site américain Pitchfork lui accordait un piteux 4.6 arguant que sa stratégie commerciale était « la seule chose intéressante concernant cet album ».
En 2024, je ne connais plus grand-monde qui utilise Itunes, dépassé par les plateformes de streaming. U2 a eu le courage de sortir encore deux disques nuls. Et Pitchfork, après plusieurs années de poptimisme aveugle lui faisant perdre sa nature prescriptrice, a vendu son âme au groupe Condé Nast, entraînant une vague de licenciements et une fusion avec GQ pour une ligne éditoriale appelée à faire de Bad Bunny « le nouveau Lou Reed ».
Pourtant, en avril dernier, dans une forme d’improbable anachronisme, le média américain m’a fait découvrir « Diamond Jubilee », un disque majeur, et m’a obligé à ressortir de la poussière mon compte Itunes. En le gratifiant d’un de ces fameux « perfect ten », il mettait en avant un album de 32 chansons d’une durée de deux heures, sorti uniquement en téléchargement MP3 direct via le site du label ou sur Youtube. Il est l’œuvre d’un artiste drag canadien, Cindy Lee (Patrick Flegel de son vrai nom), connu pour avoir été le leader du groupe Women à la fin des années 2000 et auteur d’une carrière solo assez confidentielle et synthétique. Aurait-il eu un tel retentissement si Pitchfork ne l’avait pas autant encensé ? S’il était sorti directement sur Spotify comme des dizaines de milliers d’autres chaque année ? Je n’en sais absolument rien mais cette chronique m’a interpellé. Et, étant un peu largué avec les différents outils, je ne pouvais le jouer que via mon ordinateur portable m’obligeant à une écoute plus concentrée si on peut dire. J’y ai vu une forme de baroud d’honneur d’une époque révolue. Celle des blogs musicaux passeurs (ce qu’était Pitchfork à ses débuts), d’une écoute plus sélective via le téléchargement de MP3 et surtout celle d’un rock indé agonisant depuis déjà pas mal d’années. Cette musique née approximativement au début des années 80, mythifiée par le site américain et qui n’a plus grand-chose à dire aujourd’hui.
Il serait trop long de dresser la liste des artistes ayant fait sa gloire mais il est malheureusement très difficile de citer une dizaine de vrais grands disques sortis dans cette veine ces 20 dernières années alors qu’il devait y en avoir 10 par an il y a de cela 25 ans. Le filon s’est tari ce qui est parfaitement logique comme ce fut le cas pour tant d’autres sous-genres musicaux.
« Diamond Jubilee » est un vrai grand album. C’est aussi une forme de miracle. J’avais vaguement entendu parler de Patrick Flegel et peu aurait parié sur ce Canadien de près de quarante ans pour publier le meilleur album de 2024. C’est mon avis mais aussi celui de Pitchfork et de pas mal de tops de l’année collectés en décembre par les derniers survivants de la critique musicale. L’aspect miraculeux vient également, et surtout, de la musique. Hantologique, hypnagogique, idiosyncratique, lofi… beaucoup pourront s’y donner à cœur joie car la totalité de ces adjectifs prétentieux pourraient coller à l’album sans que cela suffise pourtant vraiment à le définir.
Pour revenir au rock indé, il serait assez facile de parler ici de somme de toutes les influences qui ont infusé ce style au cours des dernières décennies : la voix parfois androgyne de Cindy Lee renvoie forcément aux girls band spectoriens des années 60 (Kingdom Come, Baby Blue, Deepest Blue), une forme de kraut-cosmique (GAYBLEVISION), un côté laid-back/slacker (All I Want Is You, Flesh And Blood), des réminiscences soul (Dracula), le glam (Glitz, Lock Stepp), on peut même parfois penser aux Beach Boys, au Velvet et aux grands maitres de la pop psyché des 60’s (Government Cheque, If You Ear Me Crying, Durham City Limit). L’extrême longueur de ce grand cabaret lynchien fait qu’il est assez compliqué de retenir tel ou tel titre. Et sa production sommaire lui donne une ambiance VHS assez évanescente ou gazeuse, comme si dans un rêve une radio fantôme indie avait pris le contrôle de votre ordinateur.
Vu que Cindy Lee ne communique pas, on ne saura jamais quel était son projet ; si cet excellent guitariste a déterré une suite de démos entassées depuis des années ; s’il a savamment travaillé son projet ; s’il savait qu’il allait frapper un grand coup avec ce chef d’œuvre à la beauté déchirante dont les paroles sont marquées par la perte. Sa stratégie commerciale, si tant est qu’il y en ait vraiment eu une, est en tout cas une vraie réussite. Volontairement ou pas, il a ponctuellement déglingué le cirque du marché musical. Malgré quelques tentatives pirates, il n’est toujours pas sur les plateformes. En février 2025, « Diamond Jubilee » sortira en triple album vinyle très cher (75€ et les premiers frais de port depuis les US étaient à 50€) qui devrait cartonner et une version CD plus abordable. Il sera alors temps pour moi de désinstaller complètement mon vieux Itunes, à Bono de rejoindre l’EHPAD du Joshua Tree et à Pitchfork de se concentrer pleinement sur la carrière de Sabrina Carpenter.