Après avoir sorti en 2016 son exceptionnel documentaire Voyage à travers le cinéma français, le réalisateur français revenait en 2018 avec un second volume sous forme d’épisodes sur France 5. Gonzaï l’avait rencontré à cette époque pour une séquence qui aurait pu s’intituler « Règlement de comptes à pas O.K. Corral ». Logique, pour ce fan de westerns hélas décédé le 25 mars 2021. Re-moteur.

Depuis la mort de Pierre Tchernia, le réalisateur Bertrand Tavernier était devenu, à 77 ans à l’époque de cette rencontre, et sans trop s’en apercevoir le monsieur cinéma du pays. Au risque d’occulter une filmographie pourtant ahurissante. Pourtant, et loin d’être devenu le gardien d’un temple vacillant sous les affaires sexuelles, celui à qui l’on doit Que la fête commence (avec le trio gaulois Noiret, Rochefort et Marielle) était partout : à la tête de l’institut Lumière à Lyon, à la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD) pour défendre les auteurs ou encore chez Actes Sud où il dirigeait une collection sur… le cinéma. Après vingt-cinq films et une réputation de grande gueule qui n’est plus à démontrer, le réalisateur passait alors derrière notre objectif pour faire le point sur sa carrière et sur ce septième art en pleine mutation.

(C) François Grivelet

D’où vient votre passion pour le cinéma ?

C’est très difficile de répondre à cette question. C’est né spontanément. En allant très jeune au cinéma, j’ai très vite été passionné. À 12 ans, devant des westerns de John Ford, j’ai basculé. J’avais envie de faire comme lui. Et ça n’a jamais changé.

Vous avez été assistant réalisateur chez Jean-Pierre Melville, attaché de presse pour des films de la Nouvelle Vague, critique, producteur, éditeur de livres sur le cinéma chez Actes Sud, spécialiste du cinéma américain, directeur d’une collection de romans western… N’avez vous jamais craint que toutes ces casquettes nuisent à votre crédibilité en tant que réalisateur ?

Dès L’Horloger de Saint-Paul, mon premier film, j’ai bien vu que ça nuisait. J’avais quand même déjà mis deux ans et demi à convaincre les gens de me laisser passer derrière la caméra. En France, quand vous vous établissez dans un métier, les gens ne veulent plus que vous en changiez. Or Pierre Rissient et moi étions alors très cotés comme attachés de presse indépendants. Quand j’ai voulu abandonner cette activité pour faire du cinéma, ça a été très difficile parce que je ne venais pas d’une filière habituelle. Je n’étais pas non plus protégé par certains journalistes. Truffaut l’était parce qu’il avait épousé la fille d’un grand producteur. Il avait de l’argent. Les sujets que je voulais traiter n’étaient pas non plus dans l’air du temps. Je n’ai donc jamais eu cette crainte de perte de crédibilité. J’ai tout de suite vu que ce serait un parcours du combattant. J’avais par exemple écrit des sujets pour le producteur Pierre Bromberger. Il faisait mine de s’intéresser à l’un d’eux, pour lequel j’avais obtenu les accords de Jacques Brel et de James Mason. Mais il le revendait derrière mon dos à d’autres réalisateurs. J’ai vite appris ce que pouvait être la trahison et la fourberie dans ce milieu.

Vous possédez une société de production, Little Bear. Depuis vos débuts, le mode de financement du cinéma français a beaucoup évolué. À l’époque, il y avait quelques mécènes, comme Georges de Beauregard pour Godard.

Attendez. Là vous prononcez des mots qui n’ont pas lieu d’être. Il n’y a pratiquement jamais eu de mécènes dans le cinéma français. À part peut-être la comtesse de Noailles pour le film Le Sang d’un poète de Cocteau. Il y avait un système de production différent, c’est vrai. Les salles et les distributeurs participaient au financement. Beauregard était un producteur, indépendant comme d’autres, puisqu’il n’était pas associé à Gaumont et à Pathé. Mais ce n’était pas un mécène. Ce qui a changé au fur et à mesure, c’est que l’argent des distributeurs et des salles a disparu. Aujourd’hui, les producteurs payent l’affichage sur les façades, pas les salles. Les producteurs ont tout perdu au profit des exploitants. Par manque de combativité ou d’intelligence, je n’en sais rien.

La plupart des films français sont désormais produits par des chaînes de télévision. Cela a-t-il eu une incidence sur la qualité des productions actuelles ?

Le rôle des salles a été remplacé par ces chaînes mais il faut toujours replacer les choses dans leur contexte. Le financement par les salles introduisait aussi des risques de normalisation. Les diffuseurs sont dix fois plus craintifs et conservateurs que ceux qui créent. Ils sont même souvent plus pétochards que les producteurs. Les chaînes, dans leur frilosité, ont remplacé des salles de cinéma qui étaient parfois terrorisées par certains films. Le cinéma français est rempli de films qui n’arrivaient pas à trouver des salles. La Chienne de Renoir, par exemple. C’est vrai que les chaînes de télévision imposent souvent des acteurs, mais certaines personnes font très bien leur boulot.

« L’exception culturelle, c’est dire que la culture n’est pas une marchandise. Je ne vois pas comment les gens peuvent ne pas être d’accord avec ça. »

Quand Canal + perd le foot, c’est quand même tout le cinéma français qui tousse par crainte de perdre une de ses principales sources de financement.

Bien sûr. Parce que Canal + tirait beaucoup de son argent par le foot et en réinjectait une partie dans le cinéma. Ils ont perdu le foot par arrogance, de manière insensée. Les gens qui sont à la tête d’Amazon ou de Netflix n’auraient jamais commis le même genre d’erreur. Canal + est l’exemple même de la société qui pendant une période a joué un rôle formidablement positif quand il y avait André Rousselet à sa tête, voire même, malgré certaines dérives, Pierre Lescure. À l’époque, la personne qui prenait les décisions pour le cinéma le faisait rapidement avec un ou deux collaborateurs, mais en rencontrant les auteurs, en discutant avec eux. Puis ça a été remplacé par des comités anonymes. On ne sait d’ailleurs absolument pas sur quelles bases ils décident de financer tel ou tel film. Parfois uniquement sur des bases économiques, sans rencontrer les auteurs. Face à Amazon ou Netflix, ils n’ont jamais trouvé de parade. Pour s’abonner ou se désabonner de Netflix, par exemple, c’est ultra simple.

L’exception culturelle française existe-t-elle encore ?

L’exception culturelle, c’est dire que la culture n’est pas une marchandise. Je ne vois pas comment les gens peuvent ne pas être d’accord avec ça. On s’est toujours battu pour que la culture ne soit pas mise dans des traités européens sur le même plan que le trafic maritime ou la culture du soja. Qu’elle soit littéraire, musicale, cinématographique ou théâtrale, la culture doit être protégée. C’est ça, l’exception culturelle. Ce n’est pas la défense du cinéma français. Les auteurs anglais ou allemands n’ont aucune rémunération sur l’exploitation de leurs œuvres. Nous avons au moins ça. Le metteur en scène de Notting Hill, après 70 millions de bénéfices, n’a jamais touché un centime.

Que pensez-vous du système économique du cinéma français via le CNC, le dispositif d’aides à l’écriture, etc. ?

C’est un modèle. Un modèle qui a été trouvé de façon très pragmatique par des gens quand les Américains ont voulu imposer leurs films via des quotas terribles à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ces quotas interdisaient aux salles françaises de passer des films français plus de douze semaines par an. Notamment pour pouvoir payer des dommages de guerre et des millions de dollars aux Américains. Les Américains ont longtemps cru que le cinéma français était subventionné par l’État, mais l’État ne donne pas un centime. Spielberg l’avait bien compris, lui. Le système français repose sur une autorégulation de la profession, qui prend sur ses propres recettes de l’argent pour le redistribuer. Certains fonctionnaires de génie du CNC ont trouvé l’idée du fonds de soutien, une taxe sur tous les billets d’entrée qui est reversée aux films français ou aux productions françaises en proportion du nombre d’entrées. Cela a sauvé le cinéma français d’une destruction totale. Les problèmes ont commencé lorsque les élites du pays ont voulu prendre une partie de cet argent pour combler des trous dans la caisse qui n’avaient rien à voir avec le cinéma.

Dans votre film Laissez-passer (2002), vous traitez de l’histoire de la Continental, la société de production allemande pour laquelle beaucoup de Français ont travaillé sous l’occupation. Peut-on dire qu’elle a d’une certaine manière « sauvé » le cinéma français pendant la Seconde Guerre mondiale ? Pathé et Gaumont étaient sur le point de mettre la clef sous la porte…

Non, non. On ne peut pas dire ça ! Même s’il y a eu des exils et des déportations, le cinéma français a été relativement prospère pendant la guerre. Le climat était dur, la censure était réactionnaire et cléricale. Mais les films marchaient bien car il n’y avait pas d’autres distractions. Quand on en avait marre d’écouter des émissions de propagande à la radio, on allait au cinéma. Les films étaient des bouffées d’oxygène. On y accordait encore un soin méticuleux. Il n’y a qu’à regarder les films d’Henri Decoin ou les deux premiers films de Clouzot, de Bresson. Beaucoup de gens ne savaient pas à l’époque qu’ils voyaient un film de la Continental. Comme aujourd’hui les gens ne savent pas s’ils voient un film Gaumont ou UGC.

Laissez-passer - Film (2002) - SensCritique

Fallait-il continuer à faire des films alors que le pays était occupé ?

Bien sûr. Il en allait de la survie du cinéma français, et des milliers d’emplois qui en dépendaient. Cela a donné au moins une trentaine de films passionnants.

« Weinstein, j’ai été effaré. Je le détestais tellement. Je n’ai eu qu’un seul rapport professionnel avec lui et je l’ai trouvé abominable. »

Parlons un peu d’un sujet qui fâche. Claude Autant-Lara a fini au Front national. Jean Renoir a écrit des propos antisémites. Gabin disait de lui que « le réalisateur était un génie mais l’homme une pute ». Doit-on reconsidérer l’œuvre d’un homme quand il a été antisémite ?

Pour moi, il faut séparer l’homme de l’œuvre. Gabin exprimait une déception humaine. L’histoire du cinéma est pleine de réalisateurs dont le comportement a été discutable. Souvent odieux. Peu de metteurs en scène ont été aussi cruels que John Ford. Ses films étaient une manière d’exorciser le côté noir de sa personnalité. Ford avait une vie familiale assez pauvre, et ses films sont une exaltation de la famille. Lubitsch était un metteur en scène qui avait peu de succès avec les femmes et qui ne racontait que des histoires de Don Juan accumulant les conquêtes. Certaines actions commises par des metteurs en scène sont évidemment inadmissibles. On ne peut pas pardonner à Autant-Lara ses propos antisémites, à condition de reconnaître aussi qu’ils ont été émis dix ou quinze ans après avoir cessé de travailler et qu’on ne trouve jamais trace de ça dans ses films. Au contraire même, puisque ses films sont féministes, courageux et abordent des sujets tabous. L’avortement, par exemple, que la Nouvelle Vague a totalement oublié de traiter. Autant-Lara a été le premier cinéaste à prendre une position radicale sur ce sujet du droit à l’avortement. C’est parfois difficile de trouver la ligne, mais je pense qu’il faut savoir séparer.

Vous êtes un grand amateur de Tarantino. Avez-vous été surpris par l’affaire Harvey Weinstein, son producteur ?

À ce point là, oui. Cela dit, je savais que les mœurs des moguls des studios étaient loin d’être irréprochables, et certaines étaient abominables. Quand vous lisez la biographie de Louis B. Mayer, un des créateurs du star system, vous vous apercevez que sa conduite était plus que discutable. Howard Hughes, idem. Il avait fait du harcèlement sexuel une sorte de mode de vie en blacklistant les actrices qui ne se soumettaient pas. Sans que cela soulève d’ailleurs la moindre protestation dans la communauté du cinéma, même quand c’était révélé dans des livres. On continuait de célébrer ces gens, de donner leurs noms à des prix, etc. Je ne dis pas qu’il faille les faire disparaître de tout, mais bon…

Et Weinstein, alors ?

J’ai été effaré. Je le détestais tellement. Je n’avais eu qu’un seul rapport professionnel avec lui et je l’avais trouvé abominable. Ce sera à la justice de trancher, et je n’en dirais pas plus. Sauf qu’Asia Argento s’est complètement ridiculisée dans cette histoire. Il vaut mieux ne pas avoir comme alliés des gens comme elle. En mettant uniquement et continuellement l’accent sur la conduite abjecte que Weinstein a eu avec beaucoup de femmes, on finit aussi par omettre aussi la façon dont il a traité certains films et certains réalisateurs. Et aussi ce qu’il a fait de bien, car il a eu parfois un rôle très important dans la réussite de certains films. À proportion égale, il y a probablement autant de gens qui ont bénéficié de son soutien que d’autres qui en ont souffert. Mais ceux qui en ont souffert, on en parle davantage. On ne parle que des scandales sexuels. Il a abîmé des femmes, mais il a aussi, peut-être, abîmé des metteurs en scène. En tout cas, après notre seul rencontre, j’ai décidé de ne plus jamais avoir affaire à lui.

Ça s’était mal passé ?

Oui, ça s’est mal passé. Je n’ai jamais eu dans ma vie autant le sentiment que j’étais un nègre travaillant dans une plantation que face à ce bonhomme là.

« La musique est une très bonne porte d’entrée dans les films, et elle est inexplicablement ignorée par la critique française. C’est le blackout absolu. »

La musique a toujours été très importante dans vos films. Vous avez travaillé avec Herbie Hancock, Buddy Guy, Philippe Sarde, etc… Qu’est-ce qu’une bonne musique de film ?

Elle doit parvenir à retrouver l’âme du film, et prolonger des émotions qui n’ont pas été exprimées par des mots. C’est surtout pas une musique qui commente ou une musique pléonastique, ce qu’a souvent été la musique hollywoodienne. Parfois avec une grande habileté. Mais certaines demandes étaient délirantes. Mettre 94 minutes de musique sur un film qui en fait 98, c’est une atrocité. Mais c’est une très bonne porte d’entrée dans les films, et elle est inexplicablement ignorée par la critique française. C’est le blackout absolu.

Vous êtes fan de jazz et de be-bop. Quid du rock ? Vous aviez 20 ans en 1961 et j’ai l’impression que vous êtes un peu passé à côté.

De par mon éducation, j’ai très longtemps été dans le jazz mais j’adore plein de musiciens de rock que je collectionne. Dans Quai d’Orsay [avec Thierry Lhermitte et Niels Arestrup, NdlR] je voulais que le personnage de Raphaël Personnaz vive avec Led Zeppelin. Les droits pour une minute de musique représentaient dix à quinze jours de tournage, donc on a laissé tomber. Le rock, c’est devenu quasiment impossible d’en mettre dans un film. Ça coûte trop cher. Finalement, Stéphane Lerouge m’a conseillé de travailler avec Bertrand Burgalat. J’ai adoré bosser avec lui et avec Joël Daydé, le chanteur de « Mamy Blue ». Une sorte de Joe Cocker français.

« À l’époque des Affranchis, Scorsese avait plus de 500 000 dollars de budget pour l’achat de musique… Quelle production française peut se payer ça ? Aucune. »

Comment font les Américains pour utiliser ces standards du rock dans leurs films ?

Ils ont un budget colossal. À l’époque des Affranchis, la monteuse de Martin Scorsese me disait qu’il y avait plus de 500 000 dollars de budget dédié à l’achat de droits. Aujourd’hui, il faudrait multiplier par six ou sept. Quelle production française peut se payer ça ? Aucune. J’aime toutes les sortes de musique, y compris le classique. Et si je dois être crédité d’une chose, c’est d’avoir découvert un opéra écrit par Philippe d’Orléans, le régent, et d’avoir fait adapter pour la toute première fois cet opéra baroque. C’est Antoine Duhamel qui s’en était chargé. C’était bien avant que ce type de musique ne revienne à la mode avec Tous les matins du monde d’Alain Corneau.

(C) François Grivelet

La cinéphilie est-elle une maladie qui permet d’échapper au monde réel ?

J’ai bien sûr connu des cinéphiles qui étaient totalement coupés du monde réel. La plupart du temps, les femmes avec lesquelles je sortais détestaient être avec les cinéphiles parce qu’ils avaient uniquement l’air d’être préoccupés par les dates, les films, les réalisateurs… Normalement, la cinéphilie ne vous coupe pas plus du monde que l’amour des livres ou de la musique. Mais parfois, ça arrive, c’est vrai. Ce n’était pas mon cas. Ça m’a toujours donné envie de me documenter, de me renseigner sur les sujets traités par exemple dans les comédies italiennes ou dans les films américains. Très tôt, j’ai été sensibilisé au génocide indien, par exemple.

Vous êtes un enfant du Cinémascope. Que pensez-vous du numérique qui donne une image de plus en plus réaliste ?

J’ai vécu énormément de changements technologiques. Par exemple pour Le Juge et l’assassin [avec Philippe Noiret, Michel Galabru et Isabelle Huppert, NdlR], j’étais le premier à utiliser un objectif en Panavision large. Il venait d’être créé. J’ai aussi été le premier Français à prendre deux mixeurs, comme les Anglais et les Américains. Pour pouvoir tout contrôler. Les changements technologiques sont intéressants mais restent des outils. Bien sûr qu’on peut filmer avec un téléphone portable. Et alors ? Soderbergh a fait un film avec un smartphone, mais s’il l’avait fait avec une vraie caméra, ça aurait été mieux. Là, c’était moche.

Comme John Huston ou Kurosawa, vous avez une filmographie très variée. Il y a peu de genres que vous n’ayez pas abordés. Avez-vous des regrets ?

J’ai eu tellement de mal à monter tous mes projets que je n’ai pas eu le temps d’avoir des regrets.

Propos recueillis par Albert Potiron
Photos par François Grivelet

8 commentaires

  1. heureusement que des ‘celeberies’ ne meurent pas tout les minutes, zaï pourrait recycler a cyclamed…..

  2. J’aime bien quand le Potiron il embraye sur Weinstein juste après la petite leçon obligatoire sur l’antisémitisme d’autant-lara….

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