« Je déteste le Fa. Il me faut 30 secondes pour placer mes doigts comme il faut », râle un vieux pote qui en est à ce stade d'apprentissage de la guitare où il en chie à mort avec les barrés. Deux minutes plus tard, nouveau SMS. Un cousin installé à Londres. « Bert Jansch s'en est allé ». Stupeur. Tristesse. Le légendaire guitariste écossais d'ascendance hollandaise a succombé ce 5 octobre 2011 à un cancer de la gorge diagnostiqué en 2009. Il y a à peine plus d’un an, il partait en tournée en première partie de Neil Young. Le canadien le présentait comme « un vieil ami, que je n'ai rencontré que tout récemment ». Et pour cause.

Comme tant de futures sommités, Neil Young était tombé sur le cul à l’écoute du premier album de Bert Jansch, paru en 1965. Une chanson en particulier le marquera à ce point qu’il en reproduira la mélodie «inconsciemment » des années plus tard: la grille d’accords de Ambulance Blues, sur l’album « On The Beach », est effectivement un décalque de celle de Needle Of Death, méditation funèbre sur un junkie passé de vie à trépas. Autre pointure en devenir, le jeune Jimmy Page ne se remet pas de la découverte de cet album. « Pendant une période, j’ai été complètement obsédé par Bert Jansch. Je ne pouvais pas y croire. C’était tellement en avance sur ce que tout le monde faisait alors. Personne aux Etats-Unis ne pouvait s’approcher de ça. » Il fait partie de la coterie de guitaristes qui se pressent dans les clubs pour voir jouer Jansch, avec également Nick Drake (qui reprend Strolling Down The Highway lors de ses premières prestations), Paul Simon et Donovan Leitch (qui composera House Of Jansch et le magnifique Bert’s Blues en pensant à lui).

En passant, on pourrait affirmer que ce qui fait la supériorité de Led Zeppelin par rapport au tout-venant du hard-rock, cette faculté à intégrer des éléments celtiques et moyen-orientaux, découle de l’influence majeure de Bert Jansch sur le jeu de Jimmy Page. Black Mountain Side reprend quasiment à l’identique l’arrangement de Black Waterside par Bert Jansch. Braun-Yr-Aur Stomp, sur « Led Zeppelin III », ressemble étrangement à The Waggoner’s Lad, le titre qui ouvre « Jack Orion ». En matière de sonorités orientales, Jansch, qui avait bourlingué jusqu’à Tanger au début de la vingtaine, avait montré la voie dès 1966 avec le très âpre Casbah, dont une partie sera recyclée dans l’épique Waltz de Pentangle.

Comme on le voit, on ne peut rendre hommage à Bert Jansch sans évoquer la question de la transmission.

Au début des années 60, Edimbourg abrite une communauté de beatnicks passionnés de blues et de folk. Bert Jansch partage un logement avec Robin Williamson, futur Incredible String Band. Il devient bon ami avec Jill Graham, qui lui donne ses premiers cours de guitare. Cette dernière est la sœur de Davey Graham. LE Davey Graham, s’il vous plait. Soit le tout premier musicien britannique qui ait abordé la guitare autrement que comme un pur instrument d’accompagnement. L’auteur d’Anji exerce une influence décisive sur le jeune Bert, qui se destinait à un emploi de jardinier. Il s’avère très vite que l’élève possède un don exceptionnel. Le chanteur de folk écossais Archie Fisher le prend sous son aile. Il dira qu’il n’aura fallu que deux leçons à Bert pour apprendre de lui tout ce qu’il savait. Et encore, la première leçon avait été passée presqu’entièrement à picoler au pub du coin.

A 22 ans, Bert Jansch arrive à Londres précédé par une réputation déjà impressionnante. « Les gens parlaient de Bert comme d’un gars qui n’avait commencé à jouer que depuis quelques mois et qui maîtrisait déjà tout ce que ses profs avaient pu lui jeter en travers », confie Martin Carthy, pas manchot non plus. Dans un premier temps, il vit dans le dénuement le plus complet. Il partage un modeste appartement avec Anne Briggs, chanteuse de folk revivaliste. Pour comble, il ne possède même pas de guitare et se trouve obligé d’en emprunter une chaque fois qu’il doit jouer en club. Son premier disque, il l’enregistre avec une guitare prêtée par un admirateur. Le label Transatlantic fait l’affaire du siècle en achetant les droits de l’album pour une maigre centaine de livres.

Ce qu’on entend dans ces premiers albums, « Bert Jansch », « It Don’t Bother Me » et « Jack Orion », c’est une approche unique faite de carillonnements et de percussions par laquelle le guitariste se fait tour à tour orfèvre (les arpèges délicats de Veronica) et tailleur de pierres (cette manière de claquer les cordes sur The First Time Ever I Saw Your Face ou Black Water Side). C’est un style conjointement vif et rugueux, autoritaire et mélancolique. C’est aussi une voix nasale très particulière dont un perfide critique dira qu’elle le fait penser « au son de l’eau sale qui se vide dans l’évier ». De l’autre côté de l’Atlantique, un certain Robert Zimmerman génère les mêmes quolibets. Les deux s’en contrefoutent.

On ne s’attardera pas sur Pentangle, fantasme incarné de mélomane averti, sinon pour s’émerveiller encore une fois de la sidérante alchimie entre Bert Jansch, Terry Cox, Danny Thompson et celui qui peut être considéré comme le frère spirituel de Bert, le prodigieux John Renbourn. C’est de la colocation entre les deux cadors qu’est né en 1966 « Bert & John », qui reste à ce jour un des plus flamboyants albums de guitare instrumentale, prémisse à la formation du supergroupe.

Etant donné la confidentialité dramatique de Pentangle et de Bert Jansch au pays de Justin Bridoux, on serait tenté d’en parler comme de musiciens « cultes», c’est-à-dire connus des seuls snobs. Ce n’est pas tant que Bert Jansch et Pentangle soient cultes… C’est plutôt que le grand public est inculte. La notoriété dont jouissait déjà séparément chacun des membres de Pentangle, ajoutée à la qualité de leur premier album, faisaient du groupe un phénomène très couru dans le Londres de la deuxième moitié des années 60. « Il y avait quelque chose de neuf et d’innovant… J’étais évidemment ravi de leur succès, qui pour autant que je puisse en juger, était instantané- il m’a semblé qu’ils jouaient au Royal Albert Hall presque immédiatement », dira Pete Townshend. En 1968, une année pas dégueulasse en termes de production musicale, leur album « Basket Of Light » atteint la 5è place des Charts britanniques, porté par Light Flight, qui sert de générique à la première série en couleurs à être diffusée sur la BBC: « Take Three Girls ».

A partir de ce troisième album, Pentangle entame une période de déclin jusqu’au départ de Jansch en 1973, un an après la parution du très las « Solomon’s Seal ». Dans l’intervalle, notre homme, sa créativité ne pouvant souffrir d’être confinée à un seul projet, a continué à composer des albums solo. « Nicola » (1967) décontenance quelque peu. D’inhabituelles sucreries pop telles que Life Depends On Love et Woe Is Love My Dear dépareillent avec les aspérités des premiers albums. « Birthday Blues » (1969) avec le puissant Poison et le dépouillement de Wishing Well et I Am Lonely rectifie la trajectoire. « Rosemary Lane » (1971) et « Moonshine » (1973) creusent encore le sillon de l’introspection.

«  L.A. Turnaround », sorti en 1974, est un véritable accomplissement et un des sommets créatifs du compositeur. Fresh As A Sweet Sunday Morning, Chambertin, One For Jo et une réinterprétation de Needle Of Death  sont autant de démonstrations d’un songwriter en pleine possession de ses moyens et qui paraît avoir trouvé une certaine sérénité. Hélas, par la suite, la carrière de Bert Jansch prend la tangente. La déflagration punk relègue les folkies au troisième plan. Les années 80 ne se prêtent pas davantage aux artisans-troubadours.

En 1985, Pentangle se reforme (mais sans Renbourn) le temps du très abouti « Open The Door ». Comme l’atteste l’époustouflant Dragonfly, le groupe n’a rien perdu de sa capacité à tricoter des mélismes savants sur des tempos complexes. Deux ans plus tard, les toubibs enjoignent l’homme à mettre le holà sur la bibine. C’est le sevrage ou la mort. Le natif d’Edimbourg consomme sans modération depuis plus longtemps qu’il ne joue de la guitare. La fréquentation de John Renbourn, à l’époque de Pentangle, n’a rien fait pour ralentir son alcoolisme. Un effet secondaire de sa timidité? D’après un ancien adepte des soirées au Horseshoe, le club où les deux guitaristes avaient établi résidence de 1966 à 1968, « le public, à l’époque, était très tolérant vis-à-vis des effets de l’alcool sur les artistes. Fréquemment Bert avait l’air bien parti, incapable de se concentrer sur le déroulement des choses, et cependant la seule force de son charisme le maintenait en selle. Rétrospectivement, je me dis que le gars était affreusement nerveux. »

Avec la renaissance folk de la deuxième moitié des années 90, Bert Jansch redevient hip.

D’après l’expérience de Pete Paphides, rock-critic au Times, « parlez de Pentangle aux hérauts de la nouvelle garde folk- Alasdair Roberts, Joanna Newsom, Adem, Devendra Banhart, Tunng- et leur réaction s’apparente à la prononciation d’un mot de passe secret ». L’album « Crimson Moon », en 2000, voit les participations de la chanteuse Hope Sandoval (Mazzy Star) et des guitaristes Johnny Marr (Smith) et Bernard Butler (Suede), thuriféraires du vieux ménestrel. Quant à son chant du cygne, le magnifique et bien nommé « Black Swan » (2006), il brille de collaborations réussies avec Devendra Banhart, Otto Hauser (Vetiver) et Beth Orthon (superbe Katie Cruel). Le tout dernier morceau enregistré avec Bert, The Lost Art Of Murder figure sur l’album « Shotter’s Nation » des Babyshambles (2007).

Où l’on reparle de la transmission. Aucun des artistes précités ne saurait faire mystère de l’influence exercée par Bert Jansch. En une carrière de plus de 45 années et de 25 albums (sans compter ceux avec Pentangle), Bert Jansch a servi de trait d’union caché entre la guitare instrumentale de Davey Graham, le folk psychédélique de Donovan, le hard-rock de Led Zeppelin, la country-rock de Neil Young, la pop éthérée des Smiths, le nouveau-glam défoncé de Suede, le néo-folk de Joanna Newsom et le rock foutraque de Pete Doherty. C’est établi, Bert Jansch était de ce type d’artistes qu’on appelle avec révérence « un passeur ». Par extension, la plupart des aspirants guitaristes venus à l’instrument à cause de Neil Young, ou de Led Zeppelin, ou des Smiths, et qui triment dur pour jouer des Fa ou des Si, sont issus d’une filiation plus lointaine qu’ils ne le croient. La musique est un écheveau merveilleux. Le dénouer réserve des découvertes fabuleuses. Repose en paix, Bert.

9 commentaires

  1. Souvenir de son dernier concert au New Morning, autour de 2007. Il est 18H00, j’attends dans la salle vide pour l’interview, je ne connais quasi rien au bonhomme, l’attaché de presse annonce que la rencontre est annulée. « Bert n’a pas le temps, désolé ». J’assiste au concert, pas vraiment déçu de ne pas l’avoir rencontré, je rentre chez moi, je découvre sa musique d’heure en heure, totalement ébahi. Depuis, je me promettais de l’interviewer, pour rattraper le temps perdu, sûr qu’un jour j’y arriverai. Et puis non.
    L’un de mes plus grands regrets, avec la fois où j’ai refusé d’acheter ma place pour la tournée « Forever Changes » de Love, parce que le ticket était trop cher.

    Vraiment triste, cette mort.

  2. je me souviens bien de ce concert qui a été pour moi une leçon de folk ascétique dont je ne remettrai jamais vraiment… jJai acheté it don’t bother me il y a fort longtemps rien que pour sa pochette avec le bert et son air renfrogné, je ne l’ai jamais regretté

  3. Comme souvent quand deux célébrités meurent en même temps, la majorité se trompe de deuil.

    Personnellement, je peux vivre sans iPhone, mais pas sans l’album « Reflection » de Pentangle.

  4. Basket of Light déglingue tout, mon oncle jouait dans un groupe acid-folk frenchie dans les années 70 (Folkdove), il a eu l’air bien triste à l’annonce de la nouvelle…

  5. J’ai peut-être manqué d’attention, mais j’ai quand même l’impression d’avoir lu un article entier sur Bert Jansch sans voir une seule fois le mot fingerpicking (ni aucune référence a Chet Atkins d’ailleurs). On se la joue Georges Perec peut-etre ?

  6. Chet Atkins? On est dans la country, là. Si on parlait de Doc Watson, alors là oui, d’accord. Dans le cas de Bert Jansch, mouais…

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