Journaliste à GQ, récent auteur d’un livre controversé chez les Branchés, Arnaud Sagnard raconte en dix feuillets son Isaac Hayes. Une version des faits en forme de

Journaliste à GQ, récent auteur d’un livre controversé chez les Branchés, Arnaud Sagnard raconte en dix feuillets son Isaac Hayes. Une version des faits en forme de boipic où peu trouveront (pour une fois) à redire. C’est ici, maintenant, et definitely post-mortem.

Une dépêche Associated Press du 10 août 2008 annonce qu’un corps inanimé a été trouvé près d’un tapis roulant servant à jogger à domicile dans une demeure d’East Memphis, dans le Tennessee, au sud des Etats-Unis. Le bureau du Sheriff du comté de Shelby confirme le décès une heure plus tard. Ce corps est celui d’Isaac Hayes. La mort sait rappeler aux grands hommes l’horreur des contingences.

Isaac avait fait ses premiers pas à quelques dizaines kilomètres de là, à Covington. C’était l’époque où les mômes ramassaient encore le coton dans les plantations, surtout quand leur mère mourait à un an et demi et que le père se barrait dans la foulée. Le petit au prénom biblique avait honte d’aller à l’école en haillons. C’est pourtant lui qui définira plus tard les habits de fête que porte encore son peuple lorsqu’il est victorieux. Crâne rasé, chaînes en or et muscles lustrés.

Hayes on the sky

Avant de finir en petit tas sur de la moquette, cet homme a été une matrice, une des plus importantes qu’ait connu la musique. Aujourd’hui encore, Isaac est partout, dans chaque disque que tu écoutes ou que tu as écouté. C’est ce que les nécrologies ne disent pas, ce qu’il faut essayer de comprendre. Pour qui en doute, voici un bref passage en revue des genres que sa science a irrigué. Le R&B ? Il fut l’un de ses plus talentueux pourvoyeurs de hits chez Stax. Le blues ? Dès son premier disque solo en 1968, il s’attaque à Willie Dixon et Jimmy Rushing. La soul ? Il invente son incarnation la plus ambitieuse : la soul symphonique. Le funk ? Ses titres ont fait danser une bonne partie de la planète. La musique de film ? Il a réalisé l’ultime bande son d’un genre cinématographique nouveau, la blaxploitation. Le disco ? Il a commencé en 1976 comme tout le monde et y a consacré plusieurs albums. La house music ? L’un des titres fondateurs du genre, le Love can’t turn around de Farley « Jackmaster » Funk en 1986 est une adaptation d’un de ses titres, un an plus tard, c’est Bomb the bass qui le sample à Londres. La soupe eighties avec de mauvais synthés ? Il a aussi donné. Le rap? Son premier date de 1970. Le trip hop ? Massive Attack, Tricky et Portishead ont fondé leurs premiers disques sur sa musique. Le gospel ? Il suffit de l’écouter jouer du piano. Le jazz ? Son Misty de Cole Porter parle pour lui. La country ? Il a repris du Glen Campbell. La musique classique ? Aucun musicien moderne n’a autant usé d’orchestres. L’électro ? Faut voir, en écoutant l’instrumental Insurance company et ses distorsions, on peut se demander si Justice n’a pas souscrit un contrat.

Et les chansons d’amour ? T’es con ou quoi ?

Reste à examiner comment cette musique a pu traverser autant d’univers et pourquoi elle hypnotise ceux qui s’y adonnent. Les débuts du bonhomme sont révélateurs. Quand il n’emballe pas de la viande dans les abattoirs ou cire les chaussures des passants, un prof lui fait écouter de la musique classique. Avec sa voix de baryton, Isaac chante aussi à l’église le dimanche, notamment le Messie de Haendel. Il touche à tout.

Jeune homme, il joue à Memphis dans quatre groupes, un de blues, un de jazz, un de rock et un de gospel. Quand ils se produisent à la campagne, on les paye en poulet ou en maïs. À force de chanter à l’église, il engrosse une choriste, certaines voies se révèlent moins impénétrables. Il restera toujours dans cet entre-deux, les yeux plantés dans les déités pendant que ses mains soulèvent des femmes. Après le lycée, on lui attribue sept bourses pour étudier la musique mais il est trop occupé à tenter de gagner sa vie. Un de ses premiers concerts a finalement lieu devant le public bourré d’un club blanc. À l’aube, le patron l’engage quand même. Jusqu’à la fin, il unira Blancs et Noirs. Arrivé chez Stax, sa première session est rien de moins que l’enregistrement de Mr Pitiful avec Otis Redding. Dans l’écurie de Jim Stewart, on ne gaspille pas de bande, on enregistre en une seule prise, en mono, sans overdub. D’où l’excellence des musiciens de session. En 1966, Isaac compose pour le duo le plus explosif de la décennie : deux mecs en costard exécutant des chorégraphies impeccables tout en hurlant toutes tripes dehors. Sam & Dave, jetez-y un œil sur Youtube. La chanson à l’estomac, c’est ce qui caractérise Stax et sa star Otis Redding avant que son avion ne s’écrase dans un lac glacé du Wisconsin.

Quand Motown flatte l’oreille, Stax balance des crochets. Isaac va changer tout ça en s’adressant au cerveau ou plus exactement à cette région du cerveau où loge le désir. La zone où la musique enivre les neurones, les plonge dans une profonde réflexion ou les rend démesurément mégalomanes. C’est également le passage vers la sexualité, là où circulent l’amour et les drogues. Cette révolution eut lieu en 1969. Le producteur à succès se voit confier la réalisation d’un album et demande une liberté totale. Rarement artiste aura livré œuvre plus différente que ce qui était attendu. On imaginait des hits dansants de 3 minutes ou des slows pour emballer, il livre quatre symphonies. 12mn03, 9mn38, 5mn10, 18mn42. Des durées inouïes (au point où aujourd’hui encore, il est impossible d’acheter nombre de ses titres sur iTunes, il faudrait créer un nouveau tarif), avec des moyens colossaux, section rythmique d’une dizaine de musiciens, orchestres de cordes, section de cuivres, arrangements prodigieux, chœurs de vierges, effets passant d’une enceinte à l’autre, piano hypnotique et guitares saturées.

La musique populaire vient de changer d’univers.

Isaac Hayes reprend des hits mais on les reconnaît à peine. By the time I get to Phoenix, bleuette country commence désormais par un monologue : l’histoire d’un homme qui a tenté sept fois en vain de quitter sa femme. Isaac frappe les touches d’un orgue Hammond, on entre dans un trip, une incroyable montée. La huitième fois, le mec réussit et la chanson commence enfin, neuf minutes se sont déjà écoulées. La complexité et la densité des morceaux est telle qu’il faut les écouter plusieurs fois en choisissant des passages à explorer. Contre toute attente, la réception est à la hauteur du discours. Les programmateurs des radios, premiers accros, les passent en boucle, les auditeurs appellent, croyant à des erreurs de programmation. Le disque s’installe en tête des charts Rn’B, pop et jazz. La représentation des Noirs vient également de changer. Plus de costard, plus de sourire. Un énorme crâne rasé s’impose sur la pochette, on devine les lunettes de soleil et l’or du collier. Hot Buttered Soul. Isaac Hayes a ouvert la porte, Curtis Mayfield, Marvin Gaye et Stevie Wonder vont entrer.

Quand on invente un genre, on le cultive. Le désormais chanteur sort successivement Isaac Hayes Movement et To be continued, deux disques où il parfait la formule.

On y a la confirmation que Burt Bacharach et Hal David sont bien les meilleurs couturiers de l’histoire de la pop. Endossés par Hayes, leurs titres prennent des proportions cosmiques. Encore une fois, il réalise un crossover inattendu. Le public blanc est conquis par celui qui se met pourtant en scène comme l’ultime Noir, mélange de pharaon et de Black Panther. En concert, on retrouve la même démesure, une trentaine de musiciens, de longues intros parlées et l’impression d’assister à un rite païen ancestral. En intro, l’orchestre joue sans lui puis une fille sublime à tête rasée exécute une danse d’adoration devant le maître camouflé par un chapeau et une tunique. Elle le déshabille jusqu’à ce qu’il apparaisse face au public. Collants moulants, bottes en fourrure, torse nu de linebacker, collier massif en or massif et vestes de chaînes en or. Et puis, se déploie une musique aussi profonde que rythmique comme si on dansait dans une boîte en feu. Un double live capture ces moments, le Live at Sahara Tahoe, ni enregistré à Memphis ou Harlem, mais dans un casino au bord de Lake Tahoe dans le Nevada. Isaac poursuit son œuvre : transfigurer ce qui lui est donné, que les chansonnettes deviennent des drames antiques, que les Blancs deviennent Noirs l’espace d’une nuit, que les chaînes de l’esclavage se transforment en celles de la libération… Etudiant, à force de l’écouter, je me suis surpris à retrouver dans sa musique des passerelles avec « L’espace littéraire » de Maurice Blanchot que j’étudiais. L’auditeur a l’impression d’assister à la métamorphose du temps – une chanson – en espace comme si la texture même de la musique était étirée pour y accueillir une autre forme de paysage. Non plus longitudinal mais transversal. C’est la nature de la chanson et de l’expérience de celui qui écoute qui y sont questionnées.

Ce culte de la métamorphose ne s’arrête pas là, Isaac Hayes est boulimique, il sort disque d’or sur disque d’or. Le reste du monde le découvre grâce à sa bande originale du film Shaft où là encore, il crée une musique incarnant quelque chose qui la dépasse : la nouvelle réalité urbaine des années 70, les ghettos, les sirènes des bagnoles de flics, les mecs adossés aux murs qui les regardent passer, cette tension énorme que vient de découvrir le cinéma. Enregistré en quelques jours, le disque lance une longue série de collaborations entre soul men et cinéastes de genre. Au milieu se cache un morceau incompréhensible, Do your thing, énorme jam session de 19 minutes que n’aurait pas reniée Jimi Hendrix, si folle qu’on entend à la fin la bande de l’enregistrement sortir du magnéto. L’impact de l’artiste est tel qu’on commence à le surnommer « Black Moses », meneur de foules, libérateur qui redonne une grande partie de ses gains à des œuvres caritatives. Les acheteurs de l’album du même nom découvrent un poster cartonné en forme de croix où on le voit presque grandeur nature en tenue de prophète au bord d’un fleuve. La même année, il est l’attraction du festival Wattstax qui rassemble les artistes Stax au Coliseum de Los Angeles sept ans après les émeutes de Watts. 100 000 spectateurs ont payé un dollar l’entrée pour assister à sept heures de concert et un final époustouflant, Black Moses débarque comme un chef d’état, son nom scandé par le révérend Jesse Jackson. Woodstock, ses chevelus et ses guitares en bois sont définitivement enterrés.

Cette démesure permanente ne pouvait durer à une époque où tout Noir, qu’il s’appelle Martin ou Malcom, accédant à un trône en est délogé.

Pour Isaac Hayes, ce furent les tensions au sein de Stax et la mauvaise gestion du label qui précipitèrent sa chute. Quand Stax se découvre insolvable, elle lui doit 5,3 millions de dollars. Isaac part fonder son propre label mais il a beaucoup perdu, notamment une Cadillac Eldorado turquoise avec des éléments en or et une équipe de basket de la ligue ABA. A la faillite commerciale de 1975 s’ajoute une maladie qui va frapper tous les artistes de soul et de funk, le disco. Il redémarre avec un nouveau label et décide d’embrasser ce genre. Il y retrouve sur un rythme accéléré des emprunts à son art : recours aux cordes et phases répétitives hypnotiques. Là encore, le compositeur multiplie les albums jusqu’à que son label HBS connaisse à tour la banqueroute. Polydor le repêche alors qu’il a une dette de six millions de dollars. Il s’installe à Atlanta et aligne à nouveau les disques, alliant toujours furia disco, « Don’t let go », et chansons d’amour. Il sait toujours décrocher des hits mais il n’est plus le précurseur, il suit le wagon. Entre temps, il s’est fait doubler par Barry White, plus gros, plus commercial, qui exploite ses recettes sans son génie. Il enregistre néanmoins quelques pépites comme un album live avec son idole, Dionne Warwick. Au début des années 80, la plupart de ses collègues se sont définitivement crashés, le disco aussi d’ailleurs. Les soul men ne savent toujours que faire des boîtes à rythme, des Roland TR 707 et des DX7. Ils ont tort, d’autres s’en emparent à Chicago, Detroit et New York. On les trouve désormais dans les cabines de DJ et les entrepôts. Ce sont eux qui fabriquent la nouvelle soul, on ne l’appelle pas encore house music. On retrouve cette science des mutations que formule aujourd’hui le DJ Theo Parrish « Black music : when yesterday becomes tomorrow ». Isaac Hayes a la tête ailleurs, il joue le rôle du Duke, le maître du film New York 1997 sur une bande son de John Carpenter. Quand il ne fait pas l’acteur, il produit les albums de jazz fusion du trompettiste Donald Byrd puis il disparaît de la circulation. Il mettra en cause l’incurie des patrons de maisons de disques, « Vous avez un C.V. ? », d’autres parleront de démons personnels à dompter.

À partir de ce moment-là, sa musique s’écoute surtout chez les autres.

C’est un de ses nouveaux avatars. Après avoir autant irrigué la culture populaire, les fleurs poussent partout. On le retrouve toujours aux avant-gardes : dans la rage de Public Enemy qui effraie l’Amérique en mettant en boucle son piano dans Black steel in the hour of chaos, puis dans des dizaines de hits, les artistes hip hop, de Dr Dre à DJ Premier, de Biggie à Jay Z, samplant inlassablement sa musique. Seuls, Chuck D, le Wu Tang-Clan, IAM et Guru l’invitent à les rejoindre sur disque. On l’entend également chez son pire ennemi, Barry, qui, en 1990, l’invite à tisser un duo de 10 minutes, Dark & lovely. Etonnamment, l’association fonctionne, leurs timbres créant un des sirops les plus sucrés qui soit, ultra macho ou ultra gay, c’est selon. Pour la petite histoire, quand on lui disait que Barry avait une voix plus grave que la sienne, il répondait, « Il fume trois paquets de clopes par jour depuis des années, moi, j’ai arrêté il y a très longtemps. Attends que je m’y remette ». En Europe a lieu une autre réincarnation. Dans une Angleterre frigorifiée, les nerds de Massive Attack, Portishead et Tricky cherchent une formule pour créer dans leur chambre une soul électronique. Ils la trouvent en s’inspirant de la lenteur et de la chaleur des raps du maître. Le lutin Tricky et les douloureux Portishead vont jusqu’à puiser dans le même morceau, Ike’s rap II pour forger leur succès, Hell is round the corner et Glory box. On envie les archéologues qui se pencheront sur cette anomalie et qui découvriront en sus que l’album de Tricky puisait aussi dans le Black Steel de Public Enemy. C’est sans fin. On retrouve même d’obscures premières compositions comme le As long I’ve got you des Charmels sur « C.R.E.A.M », titre qui met sur orbite la galaxie du Wu Tang. La cinégénie de sa musique affole également les réalisateurs, Quentin Tarantino et Jim Jarmush lui rendent hommage à plusieurs reprises. Hayes devient un temps animateur sur Kiss FM de l’émission matinale la plus écoutée de New York.

Cette omniprésence finit par payer, il sort deux albums chez Virgin en 1995, Branded réussissant à moitié à associer son style avec les exigences de l’époque – peu de moyens, beaucoup de synthés – et Raw & refined, compilation d’instrumentaux nouveaux et anciens. Isaac est devenue une figure culte. Les adeptes viennent de partout, on a ainsi vu une nuit un petit mec faire la queue devant le piano d’un grand hôtel parisien sur lequel improvisait Isaac pour lui demander un autographe. C’était Ron Wood, le guitariste des Stones. Au Ghana, il est anobli par la famille royale pour son action en faveur des défavorisés. D’autres ont perçu son humour. À partir de 1997, son rôle de Chef dans le dessin animé South Park lui offre une nouvelle reconnaissance mondiale. Il en profite pour décrocher la 1e place des charts anglais avec une chanson déculotée tirée de la série, Chocolate salty balls, produite par un certain Rick Rubin. À l’époque, on préféra en rire qu’en pleurer, de même lorsqu’il quitta la série après que les auteurs se sont moqués de l’église de Scientologie à laquelle il appartient. MTV, Scientologie, synthés, les données ont dramatiquement changé. Il faut mieux écouter ses arrangements pour le premier album d’Alicia Keys ou Ron Hardy et Todd Terje remixant ses titres.

Isaac se fait moins visible, il continue de tourner et promet un nouvel album chez Stax, le label ayant été relancé. Un de ses fils, le producteur de rap sudiste Ike Dirty doit jouer dessus. En 2005, il se produit sur la scène de l’Olympia. Des mois après avoir été interviewé au téléphone, il accepte de passer quelques heures à discuter avec un journaliste ayant arrosé sa venue à Paris. Au point de me retrouver halluciné sur la scène avant que le rideau ne se lève. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’il mit la main sur l’épaule de son interlocuteur: « Bon, je dois y aller ». Voilà, c’est ce qu’il a fait, il est parti. Je doute qu’il y ait d’autres métamorphoses, pas après ses funérailles à la Hope Presbyterian Church de Cordova, Tennessee lundi 18 août.

Dans la salle, il y aura sans doute Dieu, des hommes et des femmes et tous pleureront.

 

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