Avec « Who Let The Dogs Out », le duo de Brighton livre le témoignage d’une époque à bout de souffle.
Reeperbahn Festival 2024. J’ai prévu de terminer la soirée à l’Indra, ex-strip-club devenu un illustre rade à concert du quartier de Sankt Pauli depuis que les Beatles y débutèrent en 1960 leur aventure hambourgeoise. Il est aux alentours de 23h, les Lambrini Girls y sont attendues. J’avais eu vent de ce groupe de Brighton exclusivement féminin quelquefois auparavant sans m’attarder dessus. Arrivé sur place, traversant le carnaval d’éméchés bigarrés dans le tumulte de la célèbre Große Freiheit que les néons de ses établissements pour adultes illuminent comme un train fantôme, une foule récalcitrante s’amasse devant l’Indra qui annonce déjà complet.
C’est dans une salle saturée de spectateurs et spectatrices que je découvre avec incrédulité la raison de cet engouement. Une performance tapageuse vient de démarrer, un show rocambolesque complètement enragé, orchestré sur une musique punk assourdissante. Irrévérencieuse et douée d’une acerbe éloquence déclamatoire, la chanteuse Phoebe Lunny harangue furieusement son auditoire sur des questions systémiques relatives au patriarcat puis l’emploi de manière à le rendre acteur d’un spectacle incongru qui semble autant rodé que potentiellement casse-gueule.
« J’ai reçu un putain de coup de poing au visage lors d’un spectacle », relate Phoebe Lunny, avant que sa complice, la bassiste Lilly Macieira, ajoute : « nous avons connu de nombreux cas où Phoebe a dû expulser des gens. Il nous est également arrivé de nous faire tripoter lorsque nous étions dans la foule. »
Liberté d’expression
Initialement remplaçante pour un concert, la bassiste rejoint le groupe il y a près de deux ans et demi. Le projet va réellement prendre forme autour du tandem qu’elle forme avec Phoebe Lunny. Elles sont présentées comme un duo, figures centrales d’un trio sans batteuse titulaire. En 2023 sort un premier EP, « You’re Welcome », qui témoigne que l’esthétique punk n’est nullement adoptée par opportunisme subversif mais qu’elle facilite un dialogue avec les auditeurs et auditrices sur des sujets éminemment sociétaux. Les paroles contestataires vociférées avec une bonne dose de cynisme viennent accuser les inégalités liées au genre comme les violences et harcèlement à caractère sexiste et sexuelle (Boys in the Band) et présentent une dimension inextricablement militante de leur démarche (Terf Wars ou Help Me I’m Gay).
La censure ou de potentielles répercussions ne semblent aucunement inquiéter l’autrice de ces chansons qui viennent rappeler le désordre sournois de nos sociétés contemporaines. Lambrini Girls s’évertue notamment à rentrer dans le lard de l’industrie musicale quoi que cela puisse lui coûter. Un pari gagnant puisque l’EP leur a permis de se voir nominées pour le prix Rising Star aux Rolling Stone UK Awards et de se retrouver programmées au Glastonbury ou aux Eurockéennes mais aussi de partager des plateaux avec Idles, Shame, Frank Carter & The Rattlesnakes et même Iggy Pop – soit des figures masculines notoires.
C’est ainsi sur le label berlinois City Slang que Lambrini Girls signe son premier album « Who Let The Dogs Out », enregistré avec Daniel Fox de Gilla Band. Puisque la formule fait écho aux profondes préoccupations d’une génération à cran, Lambrini Girls ne délaisse pas les polémiques utiles à la réflexion. Une variété de thématiques habite ces 11 titres : critique de la police (Bad Apple), dénonciation du harcèlement sexuel dans le cadre professionnel (Company Culture), masculinité toxique (Big Dick Energy), droit à la différence dans une société qui observe une hausse significative des troubles psychiques (Special, Different) ou bien crever l’abcès quant aux origines sociales et culturelles des gosses de riches dans l’industrie musicale (Filthy Rich Nepo Baby).
L’élaboration de ces compositions ne se présente pas comme « une liste à cocher » de sujets éloquents, précise Phoebe Lunny. « Ce sont plutôt des sujets qui sont apparus de manière organique. Nous traitons du harcèlement sexuel, du racisme institutionnel, de la police abrutie, de nepo babies et de neurodivergence. Cela nous donne l’impression de pouvoir rendre service lorsqu’on les chante par contestation. Nous sommes un groupe très politique mais je dirais aussi qu’il s’agit d’expression personnelle et de musique et je pense que si nous n’étions pas en colère à propos de ces sujets actuels, nous pourrions l’être envers d’autres choses. »
« Les hommes sont partout. Regardez les festivals, observez la disparité entre le nombre de femmes qui sont employées dans la musique et les hommes. » (Phoebe Lunny)
« Phoebe est très observatrice et malheureusement en ce moment il y a beaucoup de choses à observer à propos desquelles il faut être en colère », rajoute Lilly Macieira. La démarche ne se présente toutefois pas comme un réquisitoire, une dose d’humour est distillée dans ces chansons afin de les « rendre plus digestes », selon les termes de Lilly Macieira, « parce qu’il est très difficile de prêter attention à quelque chose de constamment très lourd, ce qui, avec humour ou légèreté, facilite le traitement de ces thématiques qui deviennent plus engageantes ». « Je pense que si vous voulez que quelqu’un prête attention à ce que vous dites, vous devez le rendre accessible et l’humour est un excellent moyen d’y parvenir », affirme Phoebe Lunny. « Lorsque nous écrivons, qu’il s’agisse de nos paroles ou de la structure des morceaux, nous sommes très attentives à la façon dont cela va tomber dans l’oreille de l’auditoire et à l’effet que cela va produire. »
Dénonciation des inégalités de genre
Lambrini Girls s’ancre naturellement dans la mouvance progressiste qui vient dénoncer les inégalités de traitement relatives au genre rencontrées dans l’industrie musicale. À la question de savoir si la domination masculine touche à son terme dans ce secteur, Phoebe Lunny rétorque : « Non, je pense que c’est de pire en pire. Les hommes sont partout. Regardez les festivals, observez la disparité entre le nombre de femmes qui sont employées dans la musique et les hommes. C’est malheureusement complètement dominé par les hommes qui sont constamment célébrés et mieux payés. Je pense qu’il y a une plus grande prise de conscience là-dessus. Il y a un regain d’intérêt pour les femmes dans le rock, mais je crois que cela relève beaucoup du tokénisme et aussi – comme envers les femmes qui jouent de la guitare – d’une sorte de fétichisme. Même si nous sommes considérées comme un groupe de filles, nous sommes avant tout un groupe punk mais nous sommes constamment comparées à d’autres chanteuses de ce mouvement. Tant que l’industrie sera dirigée par des hommes blancs hétérosexuels, je pense que la situation n’évoluera pas significativement. »
Ce que l’on désigne comme safe space, espaces principalement rencontrés au sein du milieu indépendant, permet cependant aux musicien·nes issu·es des minorités sexuelles et de genre de s’épanouir à l’écart des préjugés qui les stigmatisent. « Je pense que l’on voit beaucoup plus d’efforts, principalement sur la scène DIY, il y a de nombreuses organisations qui défendent les femmes de manière délibérée et réfléchie », tempère Lilly Macieira. « Nous nous sommes énormément impliquées dans nombre d’entre elles, mais plus on sort de la scène DIY et plus on avance dans l’industrie, plus on rencontre les disparités. On a parfois l’impression que les gens essaient juste de remplir un quota pour faire bonne figure mais il s’agit seulement d’une question d’équité. »
Les défis rencontrés lorsqu’une femme désire s’insérer durablement au sein d’une industrie dominée par les hommes prouvent que le modèle actuel est résolument contestable. « Les femmes doivent constamment se battre bec et ongles pour être prises au sérieux témoigne la chanteuse, les femmes sont obligées de travailler deux fois plus dur que les hommes pour arriver à la même place etl’industrie de la musique en est un bon exemple. Lorsque l’on rencontre des femmes dans l’industrie musicale, ce n’est pas parce que la situation change, c’est parce que ce sont des femmes extrêmement fortes et qu’elles ont probablement dû faire un tas de choses pour en arriver là. »
L’audace et la témérité de Lambrini Girls à renouer avec les fondements de la musique contestataire devrait certainement marquer durablement les groupes à venir.
çà chique on speed ?