S’amuser avec les genres quand on est fraichement débarqué dans la musicosphère, c’est un peu comme jongler avec des couteaux de cuisine à un repas de mariage chiant : des fois on fait le fiérot et des fois on taillade son voisin de tablée sans prévenir. Avec son premier album, le trio eat-girls montre surtout qu’ils savent jouer avec nos nerfs.
Quand elle n’est pas le terrain de jeu de Jean-Michel Nicolet ou Jean-Luc Navette, la ville de Lyon était il y a peu le lieu de naissance de eat-girls. En 2020, Amélie et Elisa sont colocs. « Le groupe est né pendant le confinement, par ennui. A la période, on a sorti un EP bidouillé avec le peu de matos qu’on avait. Puis Maxence nous a rejoint quelques mois plus tard. On s’est retrouvé à jouer notre premier concert, un peu pour rigoler. Un truc en appart, encore interdit à l’époque du Covid. On s’est dit que quelque chose s’était passé ce jour-là et qu’on avait envie de continuer. »
En novembre dernier, ils ont sorti leur premier album Area Silenzio, « qui est le nom donné aux wagons silencieux des trains italiens ». Si elle n’a rien de taiseuse, la formule « rythmiques discoïdes no-wave, basse post-punk, accents folk et synthétiseurs » est vendue comme du power punk. Power n’est pas le premier sentiment qui caresse l’oreille tant On a crooked swing, l’entrée en matière du disque, donne plutôt l’impression de traverser un couloir à petit pas, sans trop bien savoir sur quoi la porte distordue qui se trouve au fond va s’ouvrir. Comme on marcherait sur des claviers éteints, le mouvement est là mais l’écho ne se révèle pas tout de suite. Sourd, tapit, prêt à bondir. Ou mordre. C’est selon.
« On fonctionne beaucoup par “patchwork”, c’est à dire qu’on a plein de mini bouts de chansons qu’on a tendance à agglomérer entre elles pour n’en donner qu’une. Des fois ça change radicalement l’ambiance du morceau. On répète très peu ensemble, souvent chacun réfléchit dans son coin à une idée, on se les envoie, et quand finalement on se retrouve, le morceau prend forme de façon inattendue. L’album, c’est le résultat de tout ce mélange un peu erratique. On l’a enregistré et mixé nous-mêmes, ça représente un certain soulagement d’enfin pouvoir le sortir. Beaucoup de fierté aussi. »
Au début, le curieux sentiment d’avoir déjà posé la galette nous a gentiment parcouru. Hier, quand Badaboum, autre super-trio Brestois réinvestissait le folklore jurassien – son patois, ses chamois, sa vouivre – et prouvait que c’est pas la peine de se faire chier à laisser un rein dans un billet de TGV pour rejoindre la France d’ouest en est. Avant-hier, quand Suicide s’amusait de ses machines en nous faisant croire à une révolution (eat-girls est signé sur le label allemand de Bureau B, qui héberge, parmi pléthore de bons disques, les albums solos de Martin Rev). Ce matin, quand King Krule arpentait les trottoirs de la morosité et du spleen, sa basse cathartique en bandoulière.
Le trio se débarrasse suffisamment tôt des étiquettes, préfère fabriquer ses créatures et les regarder se nourrir de nos cerveaux morts. Mention spéciale à Canine, sa basse ardente, sa machine volante, ses claviers trippy. On se sent poursuivi par un grand machin, impossible de savoir s’il nous veut du bien et son titre ne fait pas grand-chose pour nous rassurer, dressant en creux un animal qui nous est autant familier que singulier. A son côté joueur, cette zone silencieuse oppose sa maturité – les bombes Saint Discard’s, Para Los Pies Cansados et sa teinte ritualiste infernale, 3 omens et ses arpèges fringants – et ne fait que très rarement office de laboratoire – le tangent Everything goes in diagonal – ce qu’un album prétendument « patchwork » aurait pu laisser penser.
Autre chimère flippante, et probablement le meilleur morceau du disque, le techno-indus A kin commence par affectueusement caresser la joue, comme un réveil matin sympa avant de d’atteindre le bas du dos, que la main ne devienne poing et ne tabasse le postérieur en haranguant qu’il est temps de se remuer la raie.
« C’est l’artiste Manon Michèle qui a confectionné l’artwork. Inspiré du nom de l’album, on peut y apercevoir en fond la fenêtre du train, agrémentée d’éléments graphiques comme des clés, des notes de musiques ou encore des tourbillons qui sont des symboles qui nous ont accompagné durant la période de composition. L’idée d’un voyage en train, dans le silence, fait en quelque sorte écho à la manière dont les morceaux sont nés, chacun.es dans son coin, peignant des paysages différents, croisant les trajectoires… »
Découvert à l’occasion du très ardent festival Les Invisibles à Brest, le concert a montré qu’il n’est pas tant question d’essayer de réinventer les genres que de les investir pour mieux les retourner. Le trio nous fait rentrer dans ses « minuscules mondes intérieurs », s’amuse des frontières comme un.e acharné.e essayerait de trouver la solution de son putain de rubik’s cube. Tu penses pouvoir t’appuyer sur un mur, t’y avachir, que déjà ton petit coin s’est barré, remplacé par une porte, ou une fenêtre et que l’un des membres du groupe est maintenant allongé à plat ventre au plafond, en train de regarder une télé sans signal en battant des pieds et se retourne, les yeux blancs comme neige.
Malgré l’idée que le groupe a voulu balancer derrière, ce périmètre muet sonne avant tout comme rassembleur, collectif, appelle à la réunion des marginaux, des paumés, des freaks et sonne l’heure du sabbat locomotive à plein. Pour bien faire les choses, on taxera ce très prometteur premier disque de magical punk : ça marche sur des terrains rugueux en même temps que ça met des étoiles plein les yeux.
j m l p r i p
al J’ai Rit Frangole