Vous avez sans doute entendu parler de Ian Dury, la version trash de l’Elton John des années 70, mais connaissez-vous son dernier biographe ? Jean-François Jacq (aka Jeff Jacq) ?

A 53 ans, il a, dit-il “grandi en partie dans le noir, sans amour, dans un environnement schizophrène”. À partir de l’âge de 13 ans, il commence à traîner dans les rues, sérieusement focalisé sur la musique.  Le début d’un parcours chaotique et rock’n’roll : victime de viols à treize ans, soupçonné de meurtre à dix-neuf, etc. Et puis plusieurs années passées à la rue, jusqu’à ses vingt-trois ans, la découverte de l’écriture, cette façon d’alterner biographies musicales et récits autobiographiques, et de finalement sauver sa peau…

A quoi résumeriez-vous l’œuvre discographique de Dury  ?

Ian voulait devenir une rock’n’roll star, coûte que coûte. En 1980, pour New Musical Express, il ira pourtant jusqu’à déclarer qu’il n’a jamais été aussi malheureux que ces dernières années ; qui sont pourtant celles de sa gloire. Il n’a jamais été à l’aise avec son statut. Son œuvre discographique est effectivement frappée du sceau de la fin des années 70. Entre 1977 et 1979, précisément. Tout de cette période est bon à prendre. Il est au sommet et, en même temps, il se vide de toute substance. Il a tout dit ou presque, et refuse de jouer le jeu consistant à se répéter. En 1980, il sort le fameux « Laughter » : un ovni, un objet résolument anti-commercial, un cri, une douleur à nu, de par la teneur de ses textes. C’est la première fois qu’il aborde directement, le sujet de la maltraitance, lié à cette foutue polio, contractée à sept ans. « Laughter » est à mes yeux un album à redécouvrir, indispensable, incontournable. Mais c’est aussi en soi le signe que tout est fini, ou presque.

1942-1959… La première partie du livre qui conte l’enfance de Dury est particulièrement instructive… Comment vous êtes-vous documenté, qui avez-vous rencontré ?

Très peu de gens en vérité. Le problème… Personne ne tient à dire du mal de Ian, mais n’en pense pas moins. Comme je le précise, en guise d’entrée en matière, en citant Baxter, le fils de Ian : « Mon père est un croisement entre Pinochet et Gandhi ». Tout est dit !

Baxter Dury était votre principale source ?

J’ai eu beaucoup de mal à recueillir son témoignage, il était très indécis : un coup peut-être, un autre non, pour finalement en arriver à cette conclusion de sa part, qui révèle en soi toute la difficulté de devoir affronter l’image et l’histoire de son père : « c’est au-dessus de mes forces ». D’un autre côté, j’ai absolument tout lu sur Ian Dury, je possède quasi tous les articles, même des fanzines, il y a pas mal d’interviews, de livres anglais… . Disons que son itinéraire s’est présenté comme un puzzle qu’il me fallait méticuleusement reconstituer. D’autant que quand j’écris une bio, inconsciemment je tente d’évoluer au plus près de l’artiste. Exactement comme si je me trouvais à ses côtés. Je l’ai rencontré une fois, en 1998, avant le concert du Bataclan, et j’ai cette image qui me sert de guide. Et puis, j’écris au présent, toujours au présent, ce qui permet au texte, au propos rapporté, de prendre une dimension bien plus qu’anecdotique… on est là. Avec lui.

Jeff Jacq (C) charl. lye
Jeff Jacq (C) charl. lye

Dury est issu de ce que l’on appelle en Angleterre la scène « pub rock », un style de promotion plus que de musique, très en vogue au début des années 70, dans le fameux Tally Ho de Kentish Town.

Le pub rock a été un phénomène, et non un style musical, en effet. Tous ces artistes qui se produisaient dans les pubs n’avaient alors aucun autre moyen de pouvoir se faire entendre. L’urgence était donc de jouer en live lors de performances qui ont difficilement pu trouver une place sur disque. Finalement, le pub rock ne dure pas, il est très vite effacé au profit du punk, sans pour autant faire oublier deux groupes qui se démarquaient à cette époque : celui de Ian Dury, Kilburn and the High Roads, qualifié de tueurs, et Dr Feelgood. Ces derniers ont d’ailleurs sorti l’un des plus grands live, « Stupidity », qui fut numéro un dans le charts au Royaume-Uni ! C’est ce qu’aurait dû faire Ian, sortir un live, un album enregistré en une prise, et il aurait alors peut-être lui aussi décroché le jackpot, à cette même époque. Ce qu’il en reste aujourd’hui ? Peu de choses : il y a eu une tournée « pub rock legends », en 2011, avec justement Dr Feelgood. Mais la plupart des pubs où la légende s’est construite ont aujourd’hui disparu.

Dans ces pages, vous évoquez cette habitude qui consiste à se promener en ville le soir du concert pour mieux connaître les petites histoires, les faits divers, le nom des rues et finalement intégrer tout ça en aparté pendant le concert… Des astuces que Joe Strummer utilisait également. C’est la même école ?

C’est une technique, en tous les cas, en vogue dans des villes où personne ne vient jouer, pour exemple dans le comté de l’Essex, si cher à Ian Dury. Cela a été une façon de doubler la mise. Non seulement on venait jouer pour ces gens qui n’en avaient pas l’habitude, mais en plus, on s’intéressait à leurs petites vies. Ce qu’ils y ont gagné l’un et l’autre, c’est la fidélité d’un public, qui leur en est reconnaissant. Londres, tout à coup, n’était plus le centre de toutes les attentions. S’il est un point commun à relever avec Ian, et d’ailleurs tant d’autres musiciens anglais, c’est que, même si Strummer n’était pas très doué, selon ce qu’il en dit, ils ont tous deux fait une école d’art. Plus qu’une école, le fait de procéder de la sorte démontrait l’intérêt particulier que ces deux artistes portaient à leur public.

Comment un type issu de pub rock a-t-il pu à ce point incarner l’image de ce truc hyper branché et UpTown qu’était le punk ? En raison de son infirmité ?

Il y a évidemment de ça, surtout si l’on se réfère aux propos de Malcolm McLaren, manager des Sex Pistols, lorsqu’enfin il recrute Johnny Rotten, parce qu’il ressemble à un handicapé ! L’explosion musicale punk se devait de passer par l’implosion de l’idée de corps. D’autant que Ian Dury, comme il le reconnaît lui-même, a joué dans les pubs parce qu’il n’avait pas d’autres solutions. Cela lui a permis, durant quelques années, d’affiner son style. Le pub rock est une façon de répéter en permanence, avec un public en guise de détonateur.

« Ian se rapprochait du hip-hop. »

Que retenir du funk afro-américain infusé par le compagnon de toujours Chaz Jankel, et du Hit me with your… qui cite quasiment James Brown  ?  Vous citez une chronique de 1989 je crois, dans laquelle Marc Besse écrit qu’a capella, « ou à peine soutenu par un beat hip-hop, Ian Dury serait le meilleur rappeur du monde »… Qu’en déduire quant à l’évolution du punk rock ?

La musique de Ian est une fusion où les différents genres musicaux s’entrechoquent. Le jazz, le funk, le rock, le reggae. Concernant le punk rock, dans la prolongation du rock, ce fut encore une fois une musique intronisée par les Blancs, et effectivement, l’évolution, on la doit aux Clash, mais tout autant à Ian Dury. À titre d’exemple, Charley Charles, batteur du groupe de Ian, les Blocheads, était noir. Et Ian, dans les années 60, n’écoutait quasiment pas de pop anglaise, mais bien du jazz, James Brown, Lee Dorsey (dont il était un fan absolu). Quant à sa façon de chanter, proche d’une certaine manière de Gainsbourg, c’est une sorte de talk over, du parlé phrasé. Je dirais qu’en effet, Ian se rapprochait du hip-hop, dans le sens où il s’appropriait le rythme.

C’est tout le sens du groove tropical du début des années 80 : Lizzy Mercier Descloux, Tom Tom club et bien sûr Serge Gainsbourg… Du coup l’album de l’époque « Lord Upminster », ne doit-il pas être réévalué pour sa clairvoyance rythmique ?

Oui… et non ! Pour ce qui est du son, de la qualité de la production, Sly Dunbar et Robbie Shakespeare aux manettes, c’est une tuerie, il n’y a pas photo. Un titre se détache de l’album, Spasticus Autisticus. Énorme. Nous sommes en 1981, et c’est le dernier coup de maître de Ian Dury. Il n’empêche que pour le reste, on peut lui reprocher des textes par trop faciles, voire pour une chanson, carrément la reproduction du contenu d’une carte postale tant il manquait de matière.

Un peu plus tôt, Ian est pourtant au sommet avec son Hit me qui détrône Village people (YMCA) de la première place des charts anglais en 1979… Au-delà de la déflagration punk rock, Ian a eu un énorme succès populaire… Parce qu’il incarne un véritable esprit anglais ?

Ces textes, issus du cockney, soit l’argot des rues et des prisons sont la marque des petites gens, de ces histoires dont il se délectait. Ce pur esprit anglais, on peut le rattacher à la prose de Ray Davies des Kinks, et par la suite, à Madness. Ce fut exactement comme si Ian leur passait la main, eux-mêmes reconnaissants de cette filiation. D’ailleurs, la gloire de Madness arrive au moment même où Ian y jette ses dernières cartouches. Le chanteur incarne, en effet, l’humour anglais dans toute sa splendeur. Corrosif, improbable et en même temps totalement ouvert. Il porte également l’empreinte de ces écoles d’art, accessibles à tous avec, comme ce fut le cas pour Ian, une bourse à la clé. Il a su insuffler un souffle perdu, et redonner ses lettres de noblesse à la musique anglaise. Ou plutôt à toutes les musiques anglaises. C’est ça la différence qu’il imposait.

Respect : Dury a beau être un arnaqueur, il veille à ce qu’une (petit) part des droits de ses disques reviennent aux roadies. Comment analysez-vous ce geste ?

Il a toujours eu un grand respect vis-à-vis des roadies. D’ailleurs, en 1979, Reasons to Be Cherfull a été enregistré dans l’urgence, à Rome, alors que l’un des gars avait failli se faire électrocuter sur scène. La première raison d’être heureux, traduction littérale de ce titre, c’est qu’il soit encore en vie. Plus concrètement, sans eux, il n’est rien. Et il le sait à chaque fois qu’il monte sur scène, chose qu’il ne peut pas faire tout seul, ayant besoin d’aide pour arriver jusqu’à la scène.

« Lou déclarera que Ian, handicapé, n’aurait même pas pu être chauffeur de bus. »

Pour rester dans le registre « top of the pop », vous nous rappelez qu’à l’instar de Jimmy Page et de Robert Fripp, Strummer et Dury étaient d’énormes fans d’Abba. Pire, Glen Matlock aurait utilisé le riff de SOS pour Pretty vacant

Abba et les punks, ça parait totalement saugrenu, parce qu’il y avait une certaine honte à écouter Abba, à cette époque. Et pourtant… tous deux ont remis au goût du jour la chanson courte, efficace, et par-là même l’objet 45 tours. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : plus de 50 millions d’exemplaires écoulés en 1978, aussi bien en France qu’au Royaume-Uni. Pour les membres d’Abba, les punks n’ont rien inventé, dans le sens où c’est la rage de toute une jeunesse qui s’exprimait à travers ce genre musical. Prenons l’exemple de l’intro de Oliver’s Army de Costello, sorti en 1979. L’intro piano n’est autre que celle du Dancing Queen de Abba. Le DIY, si cher aux punks, Abba l’a également mis en pratique, d’une certaine manière, en écrivant et en produisant eux-mêmes leur propre musique. Ce qui n’est pas le cas des Sex Pistols ! Notez que les membres d’Abba ne savaient pas lire la musique. Quant à l’attitude punk en soi, les Sex Pistols se sont reformés, évidemment pour le fric, tandis qu’Abba n’a jamais cédé, alors qu’ils auraient ramassé le pactole.

1978— scène culte 1 : Ian Dury insulte publiquement Lou Reed, dont il assure la première partie lors d’une tournée US…

Lou était complètement ravagé par les drogues, paranoïaque et tellement sûr de son talent. Au printemps 1978, Ian Dury entame une longue tournée à travers les États-Unis, en compagnie de Lou Reed. Et effectivement, Lou va très loin dans le mépris en déclarant que Ian, handicapé, n’aurait même pas pu être chauffeur de bus, alors tenir un micro… Lou n’était-il pas, d’une certaine manière, jaloux du talent de Ian Dury ? Ce dernier apportait quelque chose de neuf, et sa façon de chanter, en n’utilisant aucun accent, pas même anglais, intriguait le public américain qui, finalement, ne comprenait rien. De toute façon, Ian détestait les États-Unis. Un point partout. Et Lou ne s’entendait avec personne, à cette époque. Pas même présent lors des balances, s’enfermant dans sa chambre tout en visionnant des cassettes de ses vieilles prestations. Le comble.

1986 scène culte 2 : devenu acteur, Ian obtient l’autorisation de se rendre au cœur de la City pour les besoins d’une pièce. Le voilà alors sous le regard interloqué des jeunes courtiers qui l’adorent et qui n’en reviennent pas…

Tous ces jeunes avaient grandi avec la musique de Ian. Leur rêve de gagner du fric, à la vue de ce dernier, s’entrechoqua avec celui que procure un tel statut, un autre rêve en soi, celui de devenir, d’être une rock’n’roll star. Eh oui, à sa simple apparition, tous arrêtent leurs transactions ! Ces gars-là venaient de se reprendre en pleine gueule l’idée même d’un rêve abandonné au profit de l’argent, et uniquement l’argent.

1998 scène culte 3 et final : Festival Madstock, Morrissey sort de scène drapé de l’étendard de l’Union Jack après « The National Front Disco  » décrivant la dérive d’un jeune homme vers le racisme. Puis Ian entre en scène pour Sex & Drugs & Rock’nroll avec Johnny Lydon à la guitare.

Que cela se produise de cette façon… Morrissey pleure sa très chère Angleterre qui n’est plus. Propos racistes, à l’avenant, au fil du temps. Et là, tandis qu’une rangée de skinheads d’extrême droite couvraient le devant de la scène, il fallait faire front puisque Ian devait entrer sur scène, juste après Morrissey. Un tel soutien de la part de John Lydon enterra la hache de guerre entre les deux hommes qui en montant sur scène à ses côtés, validait par là même cet esprit anglais d’ouverture auquel l’un et l’autre étaient indubitablement attachés.

Jeff Jacq // Ian Dury, Sex & Drugs & Rock’nRoll – Vie et mort du parrain du punk // Éditions Ring 2017

3 commentaires

  1. SWEET BOYO, éclusé des pintes @ l’Hammersmith Odeon, avec quelques greluches et partners, a mis le feu a une boite d’allumettes, a craché dedans et la versé dans sa Pinte, PUNK-ROCK pas pour Les Lacoste!

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