C’est rare dans le ciné français, alors autant en profiter : le duo Seth Ickerman vient de sortir Blood Machines, un film de SF sacrément ambitieux. Basée sur des visuels psyché et une vision originale autour de l’intelligence artificielle, proche de l’esprit cyberpunk de Ghost in the Shell ou Blade Runner, l’œuvre a été créée avec un budget de production indé. De quoi faire passer un paquet de blockbusters pour des nanars bâclés.
Il faudrait sans doute se faire longuement tabasser la mâchoire par un Mike Tyson sous amphétamines pour se faire une idée de la baffe qu’offre Blood Machines. D’un côté, le moyen-métrage de Seth Ickerman – le duo français à l’écriture et la réalisation – nous balance dans une course-poursuite spatiale entre des chasseurs humains et une entité échappée de la carcasse d’un vaisseau. Le tout concentré sur une durée de 50 minutes, découpée en trois chapitres. De l’autre, le « cosmic opera » en fout plein la vue avec une galaxie visuellement boostée à l’ayahuasca, aux symboles occultes et plus ou moins l’intégralité des couleurs du spectre visible. L’ensemble donne une ambiance rétro par certains aspects, mais jamais clairement identifiable ; un peu, dans un autre genre, comme Mandy de Panos Cosmatos (sorti en 2018, avec Nicolas putain de Cage). A noter aussi que la réalisation s’appuie beaucoup sur la bande originale, composée par Carpenter Brut (le projet est d’ailleurs à l’origine tiré d’un clip du producteur d’électro, Turbo Killer).
Bref, un résultat franchement balèze. Surtout quand on considère que l’œuvre a été imaginée avec un budget ridicule sur le papier, en partie basé sur deux campagnes Kickstarter d’un montant total de 300 000 euros – la première remontant à fin 2016. Après avoir été présenté dans une flopée de festivals autour du monde, le film est sorti en streaming jeudi 21 mai sur la plateforme Shudder : le Netflix de l’horreur et du cinéma de genre, possédé par le groupe AMC et dont le service reste limité aux Etats-Unis et quelques pays anglo-saxons (la production est ceci dit accessible aux internautes qui ont participé à son crowdfunding).
L’occasion de discuter avec Raphaël Hernandez et Savitri Joly-Gonfard, les deux bosseurs acharnés derrière Blood Machines, habitués à l’indépendance totale et au Do It Yourself.
Est-ce Blood Machines reste, comparé à vos précédents projets, un « film de garage » ?
Savitri : Il y avait encore pas mal de garage, on peut dire que c’était du 50-50. Avant, il fallait vraiment tout faire du début à la fin. Là, d’un côté, on a pu tourner avec des équipes où chacun faisait son boulot, ce qui nous a permis d’être plus pointus sur tout un tas de domaines. Mais il reste l’autre 50 % : il y a eu un an de préparation – où l’on n’était vraiment que deux – pour convaincre les producteurs et leur montrer que c’était viable. Et pendant les trois de réalisation, on a continué à travailler non-stop, 24 heures sur 24. C’était du temps plein. En théorie dans le monde professionnel, quand tu es réalisateur, tu te contentes de réaliser et tu restes concentré sur ta tâche. Si la post-production a pris deux ans, c’est parce qu’on voulait tenir un certain niveau de qualité. Et quand tu n’as pas beaucoup d’argent, il faut prendre plus de temps. Donc on a fait une grosse partie des effets spéciaux nous-mêmes. Tout le stress et l’angoisse du challenge viennent de là : comment arriver à garder l’exigence fixée, avec la contrainte des finances ? A chaque étape, on se rendait compte qu’un tas de choses étaient hors de prix et on ne savait jamais si on allait réussir.
Raphaël : Et comparé à un vrai film de garage, on ne pouvait pas étirer le temps à l’infini. On a aussi dû prendre ce critère en jeu. Il a toujours fallu trouver comment travailler avec le monde professionnel, et tenter d’obtenir le meilleur équilibre possible pour nous permettre de nous exprimer artistiquement. Ça représente parfois une inertie énorme, mais le film est sorti et c’est un petit miracle. C’est très symbolique de notre façon de faire, de notre côté autodidacte : sur le papier ça ne marche pas du tout, alors comment trouver des moyens pour atteindre quand même notre objectif ? Quand quelque chose ne nous plaisait pas, qu’on voulait aller plus loin mais que ça ne rentrait pas dans les cases financièrement, c’était pour notre pomme. En ça le garage nous a sauvé parce que, sans, le film serait soit une catastrophe complète, soit il n’existerait pas du tout. Mais normalement, si on a réussi notre coup, la prochaine fois ça sera 100% professionnel.
« On a utilisé les poubelles en exploitant la matière première disponible : des restes d’isolation du studio ».
Il y a également un paramètre humain à prendre obligatoirement en compte dans ce genre de projet. Il faut trouver les bonnes personnes, qui comprennent d’emblée qu’on essaye de faire quelque chose qui sort un peu des clous. Ça n’aurait pas pu réussir sans elles : ces personnes se sont adaptées et ont accepté notre démarche. Après, si tu veux que les gens travaillent avec toi, il faut aussi payer tout le monde sur une aussi longue durée – même le minimum. Parce que si de notre point de vue, le film est notre bébé, les autres ne pouvaient pas avoir les mêmes limites que nous. On remercie toutes les personnes qui ont participé au projet, et qui ont aussi mis beaucoup de leur énergie et de leur talent.
Un exemple d’une chose que vous avez dû bricoler ?
Savitri : On peut citer deux parties 100% artisanales. Il y a d’abord tout le décor de la salle vers la fin du film. On n’a eu aucun budget, donc on a réalisé la chose entièrement nous-mêmes. Bois, polystyrène… On a utilisé les poubelles en exploitant la matière première disponible : des restes d’isolation du studio. Il y a aussi, juste avant dans le film, une scène où la mâchoire du vaisseau pénètre dans cet univers, en défonçant sa paroi : c’est une maquette. On a pu squatter l’atelier de la femme de notre superviseur des effets spéciaux. J’ai démonté une vieille imprimante, en récupérant toutes les petites pièces. On ne voulait pas faire cette séquence en 3D, ça n’aurait pas marché selon moi.
Raphaël : On est d’ailleurs en train de réaliser un making off. La dimension professionnelle change beaucoup de choses, mais c’est vrai qu’on a quand même fait ce petit blockbuster avec beaucoup de système D.
Le film est visuellement impressionnant, d’autant plus vu le budget, et vous avez bossé avec sept studios d’effets spéciaux. Au-delà du DIY, comment vous y êtes-vous pris pour taffer sur la post-production ?
Savitri : On a un peu avancé dans le noir pour la post-prod, tout s’est fait au fur et à mesure. Tu es obligé de progresser pas à pas et de tout renégocier en permanence parce que c’est impossible de tout planifier. C’est aussi une galère. On a vu presque toutes les boîtes d’effets spéciaux de Paris, et celles qui se sont engagées ont bien voulu accepter le risque du projet. Déco, production, costumes… Même problème pour les autres départements. Mais on n’a jamais fait nos divas, il fallait faire en fonction de ce qui était possible. Aussi, le film a beaucoup évolué depuis le début. On a dû couper et raboter jusqu’à la fin pour ajuster le tir et faire en sorte que l’ensemble continue à être cohérent. Ce qui reste, en gros, c’est le squelette selon nous.
Raphaël : Après, il ne faudrait pas qu’on le dise… Mais quand on creuse en regardant le film aujourd’hui, on ne trouve que des défauts. On doit être un peu tarés j’imagine, avec ce côté pessimiste. Même si au final, on reste très contents globalement. Quand tu fais ce genre d’esthétique, chaque plan coûte très cher. Il suffit d’enlever deux secondes, tu gagnes peut-être deux semaines de travail. Donc on a aussi fait beaucoup de compromis par rapport à notre vision et notre ambition de base. Mais on a toujours maintenu le bras de fer. Ceci dit, vu la petitesse du budget, il existe une vraie liberté artistique et on s’est vraiment amusés. Le projet est hors format et c’était difficile à produire : on pensait à l’origine faire 30 minutes, au final le film en dure 50.
Savitri : Oui, mis à part les contraintes techniques, on n’a pas eu de problème particulier de censure ou autre. C’est le côté plaisant de l’artisanat : tu n’as pas beaucoup de thune, mais tu gardes une liberté que les producteurs ne peuvent pas forcément t’enlever. On a vraiment pu aller loin, et c’est rare. On rêve de faire un film avec beaucoup plus de budget à l’avenir, mais il faut être conscient que plus ton budget augmente, plus on regarde ce que tu fais. Et il faut encore plus te battre.
Plus d’infos sur le film ici, et pour le mater sur Shudder, c’est par là.
2 commentaires
gratosse chez datzio en + mama regardera autant en emporte ses gants…….