En festival, je ne vois généralement que 10 % des groupes que j'ai prévu de voir, eux-mêmes représentant seulement 50 % de la programmation. Quand on fait le calcul, il ne reste plus grand chose, à part des échecs, des loupés, des ratés et de l'alcool. C'était justement le programme final de ma visite à la première édition de l’Optimus Primavera Sound (le cousin de l’édition barcelonaise) à Porto, au Portugal, un pays plus connu pour son fado que pour son rock. Et pourtant… pour la première fois de son histoire, le pays de la morue accueillait les petits poissons de la musique indé. Gonzaï y était, et vous offre un live report pas comme les autres. Tout en saudade.
(C) Thomas Dromer

MERCREDI – J-1

21 h – au restaurant Roma

À peine nos affaires posées dans nos appartements (nous sommes 17 Français en guinguette à Porto, il nous a donc fallu louer trois appartements dans le même immeuble pour ne pas nous perdre), le proprio nous conseille un excellent resto au bout de la rue, une adresse à la cuisine typiquement portugaise qui porte le nom pourtant peu lusitanien « Roma ». Attablés au fond de la salle, les Black Lips, l’une des têtes d’affiche du festival, censés jouer en concert secret quelques minutes après s’être goinfrés de francesinhas et de vinho verde.
Jared, le chanteur-bassiste, porte la même chemise à carreaux rouges et noirs depuis six albums. Sachant que les Black Lips sortent un album tous les ans et demi, je vous laisse faire le calcul. Après réflexion, je me rends compte que je porte moi aussi la même chemise depuis dix ans. Tiens, je devrais peut-être monter un groupe de rock avec des mecs à chemises.

En attendant, je fais découvrir à mon crew la douceur de la francesinha, ce plat typique de Porto qui prétend s’inspirer du croque-monsieur français. En fait, c’est comme si un Américain n’avait rien compris à notre subtile recette : deux grosses tranches de pain de mie blanc enfermant du porc, du jambon épais et du bacon, recouvertes d’un fromage gluant et baignant dans un bain de soupe à la tomate plutôt épicée. Et, pour couronner le tout, un œuf trône sur le dessus, et des frites maison accompagnent le plat pour saucer, si on en a encore le courage.

Après la francesinha, j’ai la bouche pleine de fromage. Après les deux bouteilles de vin rouge, j’ai les lèvres violettes. Et bien envie de voir les lèvres noires faire leur spectacle acoustique secret dans un squat d’artistes.

23 h 30 – au Maus Hábito

Incrédules devant l’entrée d’un parking de quatre étages, on y pénètre tout de même sur les conseils d’un jeune insider portugais. Tout en haut, on découvre un plateau de 600 mètres carrés entièrement consacré aux arts et à l’amusement. J’y admire plein d’œuvres qui me rappellent le collectif d’illustrateurs bordelais De Mèche, j’oublie de noter les noms des artistes et je prends en photo ces bouts de papier accrochés aux murs en me disant qu’un jour, je les classerai dans le dossier « ART » de mon ordinateur.

Quand j’arrive au dernier étage, les Black Lips viennent de finir leur set acoustique. On les a loupés, mais on s’en fout : comme pour Dylan, on les préfère plugged, ambiance drogue électrique, comme le disent les Magnetix. Le reste, c’est pour les hippies. Et, comme le chantait Primal Scream, kill all hippies.

À défaut de Black Lips, je trempe mes lèvres violettes dans d’excellentes caipis servies par une délicieuse étudiante, que je sirote (les boissons, pas la serveuse) sur fond d’un swing années 30 qui provoque les déhanchements parfaitement étudiés des danseurs du soir. À croire que, contrairement à la jeunesse des grands centres urbains français qui se gave chaque soir des vidéos de Bref, les Portugais passent leurs nuits devant des vidéos d’archives noir & blanc de la Nouvelle-Orléans. Et apparemment, c’est la dernière mode dans le milieu arty. Beau, mais chiant.

1 h 00 – à l’Armazem do Cha

À la recherche d’une ambiance autrement plus rock’n’roll, c’est sur les précieux conseils du Lisboète Paulo Furtado aka Legendary Tiger Man que la petite troupe de Français se rend chez Sergio, dont le club programme ce soir le DJ set de A Boy Named Sue. D’abord, on a cru se tromper de club : on a traversé trois salles aux ambiances aussi flippantes les unes que les autres (R’n’B, house 2000, et électro maximale ringarde). Le patron m’avoue qu’il est obligé de maintenir une prog mainstream s’il veut se permettre d’organiser des concerts et DJ sets rock’n’roll à l’étage. C’est jamais plus de 4€ l’entrée, mais du coup les groupes sont grassement payés. Fair-play, le Sergio. Et des groupes, il en a invité dans son rade, à en croire le nombre d’affiches qui tapissent son immense bureau au sous-sol du club. On y bosse encore tard, à 1 h du mat, et on y fume d’excellents joints, à l’abri de la faune surexcitée et surbourrée de l’étage.

Sergio, le patron

Dans la dernière salle donc, se trouve un bar rempli de Portugais tatoués et vêtus de fringues 50’s, qui se déhanchent au son d’un rhythm’n’blues sauvage. Le R’n’B que j’aime, servi par le fameux A Boy Named Sue. Si vous avez assisté aux récentes tournées européennes du Jon Spencer Blues Explosion, c’est lui qui chauffe la foule avant les concerts. Animateur radio dans la ville universitaire de Coimbra (cf l’émission Cocktail Mariachi le dimanche à 21 h), le rocker lusitanien est aussi le complice de Legendary Tiger Man : roadie, VJ, éclairagiste… Il sait tout faire et possède une incroyable collection de 45 tours au groove et au stupre irrésistibles. Tiago – son vrai prénom – a même la bonne idée de présenter chacun de ses disques derrière la vitre d’une télé vintage. Et là, je repense à ce numéro de Rock & Folk de 1990 retrouvé l’autre jour dans les cartons d’un pote : « Dans 10 ans, le vinyle aura totalement disparu du commerce, au profit du CD. » Rock & Folk, déjà ringard et sensationnaliste il y a 20 ans…

Au fait, puisqu’au-dessus de cet article se trouve le nom Gonzaï, je me permets un petit recadrage sur l’écriture « gonzo ». Vous croyez peut-être qu’il suffit de recopier les notes qu’on a rédigées à la va-vite alors qu’on avait atteint un degré de défonce maximal ? Ok. Alors je vous laisse juge de ces bribes ridicules retrouvées sur mon petit carnet à spirales. Pour info, c’étaient mes impressions à chaud (très chaud) de la soirée rock’n’roll à l’Armazem do Cha.

« Alertissement des corps, évasion des désirs, place offerte aux pieds, aux talons et aux genoux qui livrent le rythme d’un amusement sans pareil, et surtout la modestie si sincère qu’on ne pourrait la trouver ailleurs que dans ces pays qui continuent d’imaginer et d’envisager les cultures locales comme le fondement de toute l’avant-garde de notre avenir proche. »

Et, comme pour me punir de cette sortie littéraire avortée, je finis ma nuit avec un sandwich dégueulasse préparé en pleine rue par une femme à l’hygiène peu rassurante. Le mets est aussi ragoûtant qu’un Big Mac mâché et recraché sur une feuille d’essuie-tout. Boa noite !

JEUDI – JOUR 1

23 h – sur le site du festival

On pénètre enfin dans l’enceinte du Parque da Cidade, dont les photos officielles avaient fini de convaincre mon crew de se payer le voyage à Porto. C’est beau et ça a l’air bien organisé. Première halte pour vider la vodka sur le parking (Woodstock et sa liberté d’apporter son propre alcool n’existera plus jamais, qu’on se le dise). Deuxième halte pour vider une bière vendue 3 € les 50 cl (on est au Portugal !). Troisième halte pour manger un sandwich au cochon de lait (on est au Portugal, bis). Dommage pour l’envoyée spéciale des Inrocks qui n’avait repéré que le KFC et le Pizza Hut car ici, contrairement aux festivals français, anglais ou espagnols, les commerçants apportent leur tourne-broche, leurs cochons de lait et font braiser tout ça sous les yeux ébahis (ou écœurés) des festivaliers. Il paraît qu’on pouvait même emporter l’animal avec soi. Bienvenue au Portugal.

Minuit – the Rapture sur scène

Amour et hédonisme pré-SIDA pour un vaudou disco. Les Blancs ne savent peut-être pas sauter, mais ils savent faire sauter les jeunes. Ce sera tout pour la musique ce soir-là, puisqu’on a préféré l’apéro sur notre grand patio plutôt que d’échouer devant l’inégal Atlas Sound, les pompeux et maniérés de Mercury Rev et les vieux beaux de Suede.
Du coup, une partie du crew finira sa nuit avec le combo fatal : bières de station service + plage + nuit blanche = coups de soleil au troisième degré. J’ai bien fait d’attendre mon taxi pendant trois heures et d’aller au lit.

VENDREDI – JOUR 2

16 h 30 – dans les caves à vin de Porto, à Vila Nova de Gaia

Pour Georges, je serai définitivement « le garçon français au chapeau qui est déjà venu l’an dernier« . Pour Georges, le Porto est une affaire d’amour, de passion et de tendresse. Pour Georges, le touriste est une proie facile : jamais à court d’arguments, le vendeur-conseiller sait sur quel pied de vigne danser et porte sa plus belle robe (un polo rose). On finit par craquer sur deux bouteilles d’excellent vin et on ressort de là complètement bourrés par la longue et copieuse dégustation. Si vous y descendez, cherchez-le bien et allez-y de ma part : Georges fait visiter la cave la plus généreuse et exquise de Porto: Vasconcellos.

18 h – barbecue sur le patio

Sardines, dorades et entrecôtes. C’est l’Amérique avec moins de sauce BBQ, plus d’huile d’olive, moins de lipides et plus d’omega 3, moins de bières fades et plus de vinho verde. Nous voilà revigorés pour affronter le deuxième jour du festival.

19 h 30 — Yo La Tengo sur scène

Sonic Youth n’aurait jamais ni vieilli ni splitté, et le Velvet Underground non plus : ils s’appelleraient Yo La Tengo et n’auraient pas peur d’abîmer leurs jolies guitares. C’est tout simplement énorme.

20 h 15 — vodka sous les parpaings cachés dans le parking.

C’est ça, l’esprimavera !

21h30 – toujours à siroter la vodka sur le parking.

Blague de rater les concerts avec autant de précision que ceux qui respectent leur planning. Mais ça nous vaut de belles tranches ibériques de vie. Je ne sais plus qui a dit, à propos de la France : « On aime bien la France. Jeunet ! Amélie Poulain, c’est ça ?« . Bon, maintenant, je me rappelle : c’était une bande de jeunes Espagnols. « Ils sont décidément bien trop jeunes : on pourrait leur pisser dans la bouche », me rétorque un bon copain. Bien dit.

21 h 45 – au stand Marlboro

Customisation d’un paquet de Marlboro. Ça fait partie des activités étonnantes qu’offre un festival sponsorisé. Et ça fait partie des choses qu’on ne fait pas plus d’une fois dans sa vie, tant l’intérêt est limité, voire nul.

22 h 00 — Black Lips sur scène

En trois mots : « bad kids », « fora ! » et « el jefe ». Comme tous les bad kids, je me suis fait ma stage invasion en solo. Oui oui, c’est bien moi qui fait le débile à 3m30s. Le vigile me gueule « fora ! », puis je rentre par le chapiteau et des spectateurs me surnomment « el jefe ». Une gloire bien maigre comparée à la performance : les crash barrières sont la pire invention de l’histoire des festivals, créant à la fois une distance frustrante entre l’artiste et son public, et humiliant les spectateurs puisque ce fossé est aussi l’accès pro/VIP/privilégiés…

1 h 00 — the Walkmen sur scène

Première déception en quatre ans d’admiration absolue. Ils ont vieilli. Moi aussi, sans doute.

2 h 15 — M83 sur scène

C’est dingue : je ne retrouve pas une seule note sur ce groupe dans mon carnet. Ah oui, c’est parce que je me suis barré au bout de trois notes et deux effets de lumière à la Jean-Michel Jarre, la classe en moins.

2 h 30 — Thee Oh Sees sur scène

C’est simple comme une pédale fuzz : Thee Oh Sees + foule = crowd surfing.

Le poids des mots, le choc des photos.

(C) Thomas Dromer

SAMEDI – JOUR 3

De la table vide à la table VIP

15 h — Une brasserie en ville

Il faut s’armer de courage pour pousser la porte graisseuse et affronter le regard des habitués qui n’avaient pas vraiment envie de voir débarquer quatre jeunes Français portant le bracelet du festival. Après la commande laborieuse faite auprès d’un patron qui écoute ses autres clients pendant qu’on lui parle, notre table reste vide pendant 15 minutes. Et soudain, c’est le déferlement de snacks en tout genre, tous excellents et rassasiants : bolinhos de bacalhau, sandes de pernil de porco, queijo da Serra, salpição, sopa do dia, vinho verde… Et la tablée y va de ses « Mais um ! Mais duos !« , des mots à apprendre par cœur puisqu’ils sont l’équivalent de nos franchouillards « la même chose, patron !« . L’addition ? À peine 10 € par personne. Puisque je n’écris pas ici pour un guide touristique, je ne vous refile pas l’adresse, bande de rats.

20 h 45 — I Break Horses sur scène

C’est un concert en Instagram : on se croirait enfermé dans la vignette d’un polaroid sonore. Pas un Polaroid en papier : non, un Pola 2.0 ! J’ai aussi pensé à une crème chantilly à la M83 (pour 83 % de matière grasse), le tout dans une clairière à la Twin Peaks, entre brume et sapins. La foule sous Xanax ne m’a pas aidé à prendre mon pied. Endormissement maximal. Toute tentative d’applaudissement était vouée à l’échec. C’est dire aussi l’enthousiasme du groupe. Dommage, parce que j’avais pas mal écouté et aimé leur morceau Hearts cette année.

23 h 30 — Dirty Three sur scène

Chaos de la musique moderne, violence, amour et promesses. On survole toute la musique rock dans la désinhibition pure. Générosité et partage. L’amour comme on le fait un lundi soir en rentrant d’un resto à deux, un peu bourrés, un peu partis, très amoureux.

1 h 00 — Washed Out sur scène

Coincés du cul, des jambes et de l’esprit. Rien à sauver, sauf une mélodie qui peut-être un jour donnera à ce genre de groupes le crédit qu’on voudra bien leur offrir. Ils veulent s’amuser, mais même leur public leur refuse la moindre affection.

1 h 15 – sur un talus

Combat de catch et lancer de bottes de foin avec un copain. Je ne sais plus qui a commencé, mon ami Norman ou moi, mais je sais très bien qui a mis un terme à nos jeux sportifs : un vigile avait peur que l’on effraie les festivaliers tant le réalisme de l’ultra-violence était à son comble. On avait juste oublié quelque chose : l’herbe, même tendre, ça tâche les vêtements.

2 h 30 – quelque part sur le site du festival

Observant la photo sur la carte d’identité d’un ami barbu, je me dis qu’il ressemble à un hibou sous crack. Je crois qu’il est temps de rentrer.

Au retour, je monte dans l’avion et j’y rencontre l’envoyée spéciale des Inrocks. En discutant avec elle du report qu’elle rédigeait au jour le jour, je me rends compte de la différence qui existe entre Gonzaï et les autres. Autant qu’entre une valise en carton et une veste en cuir.

 

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