Novembre 1997, il pleut sur le cimetière de Champigny-sur-Marne. Ce matin-là, on enterre une icône, ce qui est plutôt rare dans ce bastion paumé du communisme. Après 30 ans de luttes un peu dérisoires, Georges Marchais vient de passer l’arme à (l’extrême) gauche dans la plus grande indifférence. Quelques impers’ du KGB ça et là, Robert Hue – forcément, Liliane – bien sûr – et puis… la trompette de «Bitches Brew» qui chante la nostalgie pour les derniers camarades. De la mort du jazz à la chute du mur de Berlin en passant par la naissance de Myspace, voici donc le cortège de la culture commune.

Au début, ce n’est rien d’autre qu’une anecdote. L’un de ces entrefilets dont la presse se fait l’écho lointain, par manque de place ou d’intérêt. Mais tout de même ! Apprendre quinze ans après son ensevelissement que Georges Marchais avait sciemment décidé de se faire enterrer avec « Bitches Brew » en bande-son, ça fait toujours son petit effet ; on aurait appris que Pierre Bérégovoy s’était flingué en écoutant du NTM – au hasard : 1993… j’appuie sur la gâchette – que la surprise n’aurait pas été plus grande. Du partage du capital prôné par Marchais – quelle blague ce nom – à l’un des disques fondateurs de la pop culture blanche, le fossé n’est pourtant pas si grand. Mieux même : Georges et Miles allaient peut-être, sans le savoir, partager le même caveau. Celui d’une fin de siècle sans remplaçant ni doctrine groovy pour faire bouger le cul des danseurs du village global. Ce matin-là à Champigny-sur-Marne, difficile de savoir qui on enterre.

« Pharaoh’s Dance »

Lorsque le « chaudron des salopes » de Miles voit le jour en 1970, lui n’est encore que le numéro 2 d’un PCF en plein essor. Il porte les vestes à coudières et pose fièrement devant la faucille et le marteau, bien trop occupé à vouloir révolutionner le monde pour comprendre qu’il a déjà changé. De l’autre côté de l’Atlantique, c’est une autre paire de manche. L’autre a déjà troqué complets des 50’s et look de milord contre tenues stretch et lunettes psychédéliques. Fortement influencé par la révolution blanche de Woodstock et le jeu de guitare d’Hendrix ; on va pas refaire l’histoire les gars… À cette époque, chacun incarne à sa façon l’utopie d’après-guerre. Pour l’un, croire que l’Union Soviétique peut encore inspirer la jeunesse étudiante. Pour l’autre, que le jazz peut s’exporter dans la communauté blanche et contaminer la planète entière. Sauf que Georges et Miles se plantent sur toute la ligne (rouge). A bien des égards « Bitches Brew » est l’entame d’une longue descente aux enfers, des improvisations free qui annonceront le pire du jazz rock dans les 70’s au déclin d’un Miles calciné par les concerts excessifs où il se consume chaque soir à petit feu. Bilan des courses : « On the corner », « Big Fun » et puis… et puis plus rien. Plus de scène pendant six ans[1] et un jazzman au bout du rouleau. Quant à l’autre, on n’est pas loin de la fin non plus. Début des années 80, le communisme de Giorgio Marchais est rattrapé par la new-wave, le top 50, MTV, Madonna en string et les gamins de l’Occident pour qui Gromyko évoque davantage une marque de glace qu’un ponte du Soviet suprême. Fini la politique à la papa, foutu le Georges ; Tonton Mitterrand déjà en embuscade, prêt à mettre en sourdine celui qui aimait tant la trompette. Car, aussi surprenant que ce soit, Georges aimait le jazz, qui pendant près de 50 ans le lui a bien rendu. Et puis finalement, en 1991 et alors même que l’URSS s’effondre définitivement, Miles Davis décide de rendre l’âme. Voyez si c’est pas déjà un signe…

« Miles Runs The Voodoo Down »

Jazz et communisme, donc. So what ? S’il fallait simplifier la donne pour tenter le syllogisme un peu réducteur, on pourrait dire que les deux mouvements sont nés le même jour. Ou presque. Dans deux chambres voisines, pas loin. Juste après la Première Guerre mondiale, 1920 et des brouettes – si vous me passez l’expression – dans les tranchées d’un monde qui cherche un nouvel élan. 1917, apparition de Lénine et des Rouges. 1918, c’est Gershwin et les Noirs – Jerry Roll Morton, Scott Joplin. Bref, l’émancipation des masses laborieuses. Le début du swing à tous les étages, des goulags aux arrière-salles enfumées. Lorsque Georges et Miles prennent le micro pour la première fois, deux générations de combattants les ont déjà précédés ; les voici désormais à la tête de « syndicats » à larges audiences avec la liberté au bout des trompettes. Leurs destins se croisent sans jamais – hélas ! – se rencontrer. Le leader du PCF est déjà bien occupé à massacrer l’Internationale dans tous les patelins de France et l’autre a la voix plus rocailleuse qu’un cancéreux du Bronx qui aurait trop tiré sur le cigare ; c’est dire si tout les sépare. Mais à réécouter ce fameux « Bitches Brew » encensé partout comme une cassure stylistique, l’électricité célèbre pour la première fois la fin de parenthèse enchantée et la tension sociale de l’époque, des barricades de 68 à la guerre du Vietnam en passant par la traque des Black Panthers. Prophétique, quelque part, de la fin des révolutions innocentes. Milieu des années 80, Georges et Miles sont à bout de souffle – pour un tribun de la plèbe et un trompettiste, avouez que ça la fout mal – le pire est encore à venir et, Dieu merci, aucun des deux n’en verra rien. « C’t’un scandale ! Fais les valises Liliane, on s’casse !»

1991. Encore une fois, LA date clef de la pop culture contemporaine. Deux ans plus tôt, le mur de Berlin est tombé ; et avec lui un pan entier d’utopies qui lentement se désagrègent. L’espoir d’un monde nouveau, la fin de la guerre froide – à qui on doit entre autre chose les coupes en brosse, quels crimes de guerre mes enfants – ou l’espoir d’un album potable pour les Stones, tout ça maintenant c’est loin derrière. Signe des temps qui changent et quinze ans après « Berlin », Lou Reed publie en 1989 son « New York », comme une réponse du berger à la bergère – parlant d’androgynie mal assumée chez le Lou, ça fait doublement sens – et quelques mois plus tôt Miles Davis s’est produit à Munich pour un live qui a sabré le champagne autant que la fin de la fête. 1989, c’est aussi « No control » de Bad Religion, « End of war » par Gary Moore, « Disintegration » des Cure et même un très visionnaire « Tremblement de terre » par Dorothée ; autant de disques qui annoncent la rupture des nineties alors que l’ami Georges vient de se prendre le pire score – 8,9% – de l’histoire du communisme français lors de la présidentielle de 1988. Enfin bon, à force de chercher des signes partout, j’ai l’impression que ça vire un peu à l’obsessionnel. Mais tout commence à foutre le camp.

« Sanctuary »

Où je reviens quand même à 1991. Une année pas comme les autres, dixit les historiens. Qui annonce les deux décennies suivantes et bien plus encore. Miles Davis ? Il vient de crever après 50 ans de bons et loyaux services. Idem pour Serge Gainsbourg. Marchais ? Il est déjà au placard, comme le Parti Communiste. Accessoirement, c’est aussi la dernière fois qu’un courant musical dit mainstream s’impose à l’échelle mondiale, à travers la voix de Kurt Cobain. Quoi d’autre après le grunge, pour s’unir contre les parents, les institutions, le système en place, les politiques, la nana qui vous a largué, les adultes qui comprennent jamais rien, les radios qui passent jamais le bon morceau, bref, quoi d’autre après le grunge pour faire la révolution tout en ayant l’air cool ? Rien, absolument rien. Allez-y, cherchez. J’en vois bien deux au fond pour me citer Ace of Base, la french touch même pourquoi pas le « retour du rock » en 2001, mais au fond je continue de croire que le sentiment d’adhésion à une communauté s’est éteint avec la fin du jazz. Ou la mort de Georges Marchais, c’est selon. Cette époque où des imbéciles heureux pensaient qu’on pourrait un jour changer le monde avec un discours, un album, pour la simple et bonne raison qu’il y avait un ennemi à combattre, un mur à faire tomber, une rage à exprimer contre un envahisseur qui s’appelait Ronald Reagan, Jean-Louis Aubert, Ceausescu ou George Michael. Au choix. C’est vrai que tout ça c’est un peu tiré par les cheveux. Mais si Benoît Sabatier décrivait récemment[2] 1984 comme l’année charnière où le rock avait perdu toute sa substance musicale, on pourrait tout aussi bien dire que 1991 fut l’année où les rockeurs arrêtèrent de croire collectivement. Droit devant, un monde réunifié sans ennemi visible, qui annonçait  la transition entre la lutte des classes et une génération Myspace « tous égaux tous anonymes » sans autre motivation que d’écouter de la musique devenue gratuite depuis qu’elle était incapable d’incarner les idéologies de masse qu’elle avait jadis sublimées. Si vous me demandiez pourquoi l’homme des années 2000 a dû subir – en vrac – des drames tels que l’apparition de Ben Laden, le couronnement des Strokes, la fonte des glaces ou la fin de l’industrie du disque, certainement vous répondrai-je que tout est parti de cet enterrement à Champigny-sur-Marne, un matin de 1997.

Qu’aimait donc tant Georges Marchais dans ce « Bitches Brew », au point qu’il décide de l’imposer à ses propres funérailles ? Les jams aussi longues qu’un discours de Staline, la partouze sonique d’Hancock, Shorter et McLaughlin, qui peut-être lui rappelait sa jeunesse à empapaouter la classe ouvrière ? A moins qu’il s’agisse des femmes noires du devant de pochette qui, simplement, rappelaient à Georges l’amour impossible – quand votre femme s’appelle Liliane, faut dire que tout doit être source de fantasme. Allez savoir… faudrait déterrer Georges à Champigny et lui foutre un casque sur les oreilles pour obtenir une réponse à toutes nos questions postmodernes. Existe-t-il un monde après « Bitches Brew », maintenant que politiques et jazzmen sont devenus des produits de conservation sans génie ni grandeur ? « Assurément oui ! » crie le commentateur, avant de célébrer le démantèlement des dernières briques du communisme d’ailleurs presque toutes tombées cette semaine, de la mort de Vaclav Havel à celle de Kim Jong-Il sans oublier la brise démocratique sur la Russie. A-t-on pour autant trouvé la bande-son de l’époque, alors même qu’on fête – tiens, encore un signe – les vingt ans de la disparition de Miles ? « Assurément non ! » crient les autres. Bienvenue dans un monde sssh et terriblement peaceful. Get up with it.

Illustration : Maxime Roy


[1] Hormis le dantesque album live « Agharta » (1975) qui reste encore l’un des sommets de Miles, où Hendrix rode en ombres posthumes.

[2] « Nous sommes jeunes, nous sommes fiers », 2007

23 commentaires

  1. Super papier. Par contre parler de Vaclav Havel comme d' »une des dernières briques du communisme » et le foutre dans le même sac que la pop icone de Corée du Nord, c’est au choix un lapsus ou un gros malentendu… Doit se retourner dans sa tombe encore fraîche, le pauvre.

  2. Attention, je mets dans le même « sac » ceux qui ont défendu le communisme et ceux qui l’ont combattu; tous font parti de la même époque, quelque soit leur camp.

  3. 1991, c’est aussi et surtout l’année de Bandwagonesque de Teenage Fanclub. Mais, étonnamment, quelque chose me dit que ça doit pas être ton truc BL… ,)

  4. Le papier est une belle entourloupe théorique qui enfonce beaucoup de portes ouvertes à mon sens. Cette nostalgie des grandes idéologies et des grands personnages du rock comme de la politique, je trouve ça un peu triste et réac. Ca sent la vieille chaussette, non ?

    Sylvain
    http://www.parlhot.com

  5. Eh les mecs, vous savez qu’il existe les mails, les téléphones, voire, oh mon dieu, un café avec un mec qui peut vous amener à boire, pour discuter des désaccords de ce genre ?
    Vernon, agent de la Stasi en RTT.

  6. Je critiquais pas le fait de parler de choses datées. Je suis un grand gérontophile pop, c’est chose établie ! Le truc que je questionnais c’est la pertinence de ce genre de discours « pseudo englobant », genre j’ai vu les signes, je les cuisine ensemble et hop petite théorie de style la vérité collective est là, j’ai vu la vierge en 3D. L’approche subjective à visée collective a ses limites (schizophréniques). Je préfère une approche subjective individualiste. Mais bon, c’est sympa à lire l’amour du risque ! et ça a le mérite de faire débattre.

    Sylvain
    http://www.parlhot.com

  7. La date-clé de la pop culture contemporaine, plutôt qu’en 1991, me semble se situer vers -15000 avant Jésus-Christ dans les grottes de Lascaux. Joyeuses fêtes, indécrottable romantique Hernani.

  8. L’autre jour à la radio, j’ai appris que Vaclav Havel avait choisi du heavy metal comme musique d’enterrement parce qu’il kiffait ça, et qu’il avait appelé la « révolution de velours » ainsi en hommage au Velvet Undergroud. Je pense que tout ça cache un Grand Secret !

    Sylvain
    http://www.parlhot.com

  9. il existe une interview de vaclav havel par lou reed sur le velvet, c’est hallucinant. pendant ses années de taule avec ses potes ils se passaient un carnet avec les paroles … c’est vraiment à lire

  10. Vaclav Havel était aussi fan de Johnny Hallyday. Si. Parce que pour lui c’était du rock et que le rock, c’était occidental, donc subversif. Alors bon.

  11. oui sauf qu’en l’occurrence écouter zappa, beefheart et le velvet et trainer avec plastic people , un des seuls groupes underground et chevelu du coin, ce n’est pas rien
    alors ok il avait tout faux pour jojo mais ça m’étonnerait que Sarko ou hollande soit capable de capter trout mask replica …

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