Le Capitaine Cœur de Bœuf nous a quittés deux fois. Une première fois en 1982 (après avoir servi de la crème glacée à un corbeau) pour se consacrer à la peinture. Et puis une deuxième fois, pour de bon. S'attaquer à un mythe est une entreprise périlleuse. Alors, prétendre que dans sa discographie il y a un peu de Beef et beaucoup de bof, je vous dis pas.

‘The Legendary A&M Sessions’. Passons rapidement. Si Beefheart n’était pas par la suite devenu (relativement) célèbre, on n’en parlerait même pas aujourd’hui. Est-ce bon, cela dit ? Ça s’écoute, mais il n’y a pas de quoi en faire un fromage. Juste une poignée de titres dans l’air du temps. Du Rhythm’n’blues, quoi. Soyons indulgents : notre homme débutait.

https://youtu.be/c7CvH9eR-QM

‘Safe As Milk’. Attention, là, on touche à une relique vénérée par les fidèles. « Meilleur premier album de tous les temps » (encore un), le légendaire « poète » qui a co-écrit les textes (Beefheart avait alors besoin d’un co-auteur !), la photo de Lennon et gnagnagni et gnagnagna… Et de quoi parle-t-on dans le fond ? D’un skeud de Garage Rock, mâtiné d’incursions Blues et Soul. Le Captain n’avait donc rien inventé. Deux morceaux Beefheartiens sortent cependant du lot : Abba Zaba et Electricity. Le premier est une pure merveille, le second est gâché par des artifices qui ont mal vieilli. Mais restons indulgents : notre homme se cherchait.

« Mirror Man ». Mais c’est quoi ce truc ? D’interminables plages pas possibles mi-écrites mi-improvisées de Prog Rock bluesy. Non, là, c’est pas défendable les gars. Moi, je dis que notre homme filait un mauvais coton.

‘Strictly Personal’. Et voilà, j’en étais sûr, Van Vliet a fini par virer Psyché. Il dira que son producteur a saboté et ruiné son disque, le « Bromo Seltzant » (sic) avec des effets spéciaux à la con. Mais qu’importe, le mal est fait : c’est soûlant. Je sauve juste Ah Feel Like Ahcid : Beefheart nous sert un blues de son cru, rongé jusqu’à l’os ; le court passage où il se contente de taper dans ses mains pour accompagner sa voix (et quelle !) est irrésistible. Pour conclure, on dira que même si notre homme a été trahi (ça reste à prouver), il tâtonnait encore à l’évidence.

‘Trout Mask Replica’. Le diamant brut où Van Vliet devient vraiment Captain Beefheart. Liberté totale donnée par Zappa et la bête, qui n’attendait visiblement que ça, se lâche enfin. Une œuvre difficile à la première, deuxième, énième écoute. On a d’abord l’impression d’un Grand Tout cacophonique et monotone, l’organe tonitruant et décalé du taulier ajoutant au bordel ambiant. Et puis, deux-trois « chansons », plus « conventionnelles » que les autres, retiennent notre attention (Ella Guru, Moonlight On Vermont…). À la fin, ce ne seront de toute façon pas nos préférées, mais elles sont les portes d’entrée. Ensuite, petit à petit, on finit par percevoir toutes les facettes de cette folie. C’est l’œuvre d’un enfant, le facétieux Don d’une dizaine d’années qui sourit sur la rondelle. Un enfant qui ne sait pas jouer des instruments pour lesquels il compose. Qui fait des cauchemars (Bill’s Corpse). Un enfant qui aime les images cartoonesques (Pachuco Cadaver). Qui chérit les animaux et la nature et se défie des hommes (Ant Man Bee). Un enfant qui s’adresse à celui qui sommeille en nous. Mais c’est aussi l’œuvre d’un homme mûr, amoureux (Sweet Sweet Bulbs), cru (Hair Pie: Bake 1 & 2) et tyrannique (envers ses musiciens). C’est tout cela à la fois et c’est bien plus encore. Car c’est aussi gorgé d’humanisme (Dachau Blues, Hobo Chang Ba) et d’humour surréaliste. Quand on a dompté la chose (à moins que ce ne soit l’inverse), des pépites s’offrent à nous, comme autant d’évidences, brillant de mille feux : My Human Gets Me Blues, Sugar N’ Spikes, Steal Softly Thru Snow, Old Fart At Play… Et on réalise que ce disque n’est pas une longue logorrhée vocale et musicale uniforme, mais bien une succession de titres ayant leur identité propre, beaux et bizarres. Veteran’s Day Poppy, qui clôt l’album, est une prouesse ébouriffante. Après une intro simulant le faux-départ, ça démarre sur les chapeaux de roues, puis ça caracole crânement, avant de laisser place à un final d’une grande pureté, déchirant comme un adieu. Le calme après les 1 heure 16 minutes 22 secondes de chaos qui ont précédé.

captainbande
Mais même dans ce final, les accords de guitare barrés qui dérapent nous rappellent qu’on est bien chez Beefheart et pas ailleurs. Un disque qui se mérite ? Foutaises : « If you got hears, you gotta listen »… Alors, c’est quoi les bémols ? Les exercices a capella, comme les intermèdes parlés entre les morceaux, contribuent à la tonalité de l’ensemble. Les intermèdes parlés sont souvent marrants (Fast ’N Bulbous), mais les machins a capella, pris individuellement, ne tiennent pas sur la durée et sont pour tout dire indigestes. Une fois l’effet de surprise passé, ils se révèlent foirés, parfois hésitants, souvent mal chantés. Je sais bien que les fans s’extasient et se pâment devant The Dust Blows Forward ’N The Dust Blows Back et Orange Claw Hammer. La Voix De Son MaîtreDali’s Car est poussif et ne remporte pas plus mon suffrage. Et que dire de China’s Pig ? C’est une blague ? Ah bon, je suis rassuré car d’aucuns considèrent ça comme un chef-d’œuvre.

‘Lick My Decals Off, Baby’. Mythique et supérieur pour certains à ‘Trout…’. Captain Beefheart ne s’est pas calmé, loin de là. Il emmène son Magic Band vers des sommets aux crêtes acérées. Elles surplombent de la lave en furie au milieu de laquelle dansent des dinosaures en chaussures. Mais le Capitaine a nettoyé nos oreilles avec sa galette précédente et on est tout de suite plus réceptifs. Comme habitués à sa démence. Le format joue aussi, moins de titres, plus compact, c’est presque un album pop, aux extravagances Beefheartiennes près. Car extravagances il y a et elles transcendent des tueries invraisemblables : Doctor Dark, Bellerin’ Plain, The Buggy Boogie Woogie, The Smithsonian Institute Blues (or the Big Dig)… Les instrumentaux Peon et One Red Rose That I Mean réussissent là où Dali’s Car avait échoué. Somptueux. Qu’est-ce qui cloche, alors ? Deux daubes pour commencer : Japan In A Dishpan et Flash Gordon’s Ape. Inaudibles. Le Don d’une dizaine d’années fait n’importe quoi avec un sax qui trainait dans le studio. Il a l’air de bien s’amuser, mais là il nous fatigue. Ses gribouillis barbouillent l’espace sonore, reléguant au second plan les notes des autres instruments et sabordant des compositions de bonne facture à la base. Sur Flash…, Beefheart en remet une couche en bâclant des vocaux confus et insupportables. Woe-is-uh-Me-Bop, enfin. Ce titre est excellent, mais le chant et le texte débile (il y en a bien sûr pour crier au génie) amenuisent sa luxuriante singularité. Écoutez la version instrumentale et vous verrez que j’ai raison…

‘The Spotlight Kid’. Notre héros refait du Blues et laisse souffler ses musiciens. Et c’est tout ? Gare, c’est là encore un skeud que les adeptes adorent. On sent de la tension sur certains morceaux. On dirait que les virtuoses du Magic Band se retiennent de péter les plombs, comme sur When It Blows Its Stacks, qui menace par instants de partir en vrille. La chanson-titre est une petite dinguerie (marimba, guitare et chant loufoques, mais à l’unisson) ; Click Clack, Grow Fins et Glider ont du corps et de l’esprit. Le reste, c’est de la pâtée pour chien, comparé aux cavalcades dadaïstes, éblouissantes et addictives de ‘Trout…’ et ‘…Decals…’. L’ensemble est en définitive bien lisse, cadenassé par D.V.V., qui phagocyte Captain Cintré. Et I’m Gonna Booglarize You Baby ? Le texte est sympa mais la musique, c’est du Funk sous barbiturique. Ceux qui aiment ça feraient mieux d’aller voir du côté de chez James Brown. Ils gagneraient au change des riffs survitaminés…

‘Clear Spot’. Du sacro-saint, là aussi. Perle proclamée. Musique jouissive et textes hilarants. Après s’être pris pour Jagger sur la pochette fish-eye de ‘Safe As Milk’, Beefheart a décidé de nous faire danser. Et ça marche, du moins au début. Dès la première écoute (tiens tiens), j’étais comme un fou. Nowadays a Woman’s Gotta Hit a Man, Circumstances et Long Neck Bottles m’ont filé des fourmis dans les jambes et m’ont bien fait marrer. Zoot Horn Rollo est à la fête. Il faut l’entendre zipper et dézipper sa guitare. Il dira pourtant de ce disque qu’il lui a laissé un goût amer. C’est quoi le problème ? Le problème, c’est que le groupe, sous l’impulsion de son omnipotent leader, a entamé un virage commercial. Certains titres auraient pu être repris par Lynyrd Skynyrd ou – pire – Johnny Hallyday, c’est dire. Et ces ballades sirupeuses… L’une d’entre elles a même été utilisée dans The Big Lebowski. Beefheart dans la B.O. d’un film à succès… Il nous souffle dans le morceau-titre, dans Sun Zoom Spark, dans Big Eyed Beans From Venus et surtout dans Golden Birdies que la folie est toujours là. Que c’est juste pour la blague et qu’il ne va pas virer mainstream. La suite prouvera que oui…

‘Unconditionally Guaranteed’ et ‘Bluejeans & Moonbeams’. Même les fanatiques ont du mal avec ces deux bouses. Certains prétendent (du bout des lèvres) aimer le premier. Le Magic Band « d’origine » a quitté le navire dans le naufrage. Je ne tirerai pas sur des ambulances. Je dirai simplement qu’un titre résume très bien à lui seul ce double gâchis : Captain’s Holiday.

‘Shiny Beast (Bat Chain Puller)’. Le bon Captain se lance dans de nouvelles aventures avec un Magic Band flambant neuf, constitué de jeunes talents. Oublié le Tragic Band du triste épisode précédent. Et qu’est-ce que ça donne ? Je marche sur des œufs, Shiny Beast… est révéré dans les cercles Beefheartiens. C’est bien mieux que ce qu’on a dû subir en 1974, rien à dire. Maintenant, ce « must » est-il à la hauteur de sa réputation ? The Floppy Boot Stomp, qui ouvre le bal, est indéniablement une très grande réussite. La musique est folle et hachée, le texte fulgurant. Et Beefheart éructe là-dessus tel un prédicateur possédé. Imparable. J’aurais bien persiflé Tropical Hot Dog Night en évoquant Kid Creole and the Coconuts, mais ç’aurait été un crime de lèse-majesté. « Like two flamingos in a fruit fight », quand même… Bat Chain Puller est au-dessus de la mêlée. C’est le meilleur titre pondu par Beefheart depuis bien longtemps, avec ses flashs cauchemardesques et obsédants. Le vrombissant Owed T’ Alex, le zappaesque Suction Prints et l’emballant When I See Mommy I Feel Like a Mummy sont débridés et tiennent bien en bouche. Mais le reliquat est d’un classicisme déconcertant, voire consternant de la part du bonhomme, avec en sus une reprise d’un ancien instrumental inédit, qui n’apporte rien… Apes-Ma ? Je sais ce qu’en a dit le Maître en personne, mais ça va, on va pas non plus écrire une thèse sur ce truc…

‘Doc At the Radar Station’. Là, y a pas à dire, c’est du Beefheart millésimé. Il y renoue enfin avec la fièvre qui habitait ses splendeurs passées. C’est la rencontre fortuite de Howling Wolf et John Lydon autour d’une table de dissection. Les dissonances savantes de Hot Head donnent envie de danser une gigue épileptique, puis de plonger sa tête dans un brasero, puis de recommencer. Ashtray Heart, régal cubiste, est encore plus abrasif, avec ce son déglingué et cette voix tantôt plaintive, tantôt ironique et tantôt menaçante. Un menuet, Sue Egypt (gratte électrique dans un désert rythmique) et des chauves-souris, encore. Dirty Blue Gene est le sommet du disque, avec sa musique qui change tout le temps (une marotte du Beefheart des grands jours), mais d’une efficacité jamais prise en défaut. Best Batch Yet laisse éclater sa folie mathématique et parfaitement maîtrisée. Un bijou chasse l’autre. Il faudrait faire le tracklisting complet de l’album pour n’oublier aucun des trésors qu’il recèle. Sans aller jusque-là, impossible de ne pas citer également Sheriff of Hong Kong (longue pièce sino-cinoque à tiroirs) et Making Love to a Vampire with a Monkey on my Knee (soundtrack pour film d’horreur). Disque malade et contagieux. Un pur chef d’œuvre, à ranger juste après ‘Trout…’, eu égard à l’antériorité de ce dernier. Un petit hic, peut-être, pour ne pas être en reste ? Alors, allons-y. Run Paint Run Run : Beefheart aurait mieux fait de ne pas ressortir ce vieux truc de ses cartons. Vieux truc dont il fait une version lourdingue, à la limite du ridicule avec ses cuivres à la con. Ça gâche pas tout, mais ça fait quand même chier.

‘Ice Cream For Crow’. L’ultime album. Un peu de respect, donc ? Je n’ai pas grand-chose à en dire, en fait. La chanson-titre est sautillante et bien branque. Le moustachu nous fait son loup-garou. A part ça, il y a quoi dedans ? Un instrumental (Semi-Multicoloured Caucasian), qui prouve que Beefheart pouvait faire de bien jolies choses sans qu’elles soient foutraques. Et puis, il y a des trucs et des machins, faits de bric et de broc. Pas mal de reprises d’anciens titres inédits aussi, instrumentaux ou autres, assez mal adaptés en vérité. Je crois qu’il a bien fait d’arrêter pour passer à autre chose. Il devait être rincé, si vous voulez mon avis.

Allez, amoureux transis du Capitaine Cœur de Bœuf, ne faites pas la gueule. Je suis moi-même un fan absolu et la découverte de sa terra incognita a changé à jamais ma perception de la musique. À ce titre, l’exercice auquel je viens de me livrer me semble légitime et salutaire. Je ne dis pas : « Brûlons ce que nous avons adoré. » Je dis simplement : dépoussiérons nos reliques ; faisons un pas de côté et regardons sous un angle différent ; décrassons-nous bien les oreilles et écoutons à nouveau. Je pense que le bon Captain aurait bien aimé. Ce n’était qu’un homme et, à cet égard, il lui était impossible de bâtir une œuvre sans défaut. Je m’attends cela dit, inquiet, à la levée de boucliers et à la volée de bois vert.

Lors d’un concert auquel assistait Sean Lennon, Captain Beefheart a joué quelques notes avec sa clarinette et a dit « From John, through Don, to Sean… » Magique ? Vous m’ôtez le mot de la bouche.

4 commentaires

  1. C’est fou ce truc de critique ayant la bonne lecture des choses, les inconditionnels toujours péniblement puristes d’un côté et votre diggest façon Léa Salamé « ça ok, mais ça non » de l’autre.

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