Tous les dimanches depuis 30 ans, des inconnus se retrouvent à Paris dans l’atelier de l’écrivain américain Jim Haynes pour partager un dîner. Parce que c’est le genre d’idées que j’aurais aimé avoir – si je savais cuisiner, si j’habitais dans autre chose qu’un studio et sij’étais sociable –, j'ai décidé de tenter l’expérience.

En réponse à mon mail lui confirmant ma présence ce 17 novembre, Jim m’indique qu’il faut marcher 39 pas le long de la rue de la tombe Issoire pour arriver à son atelier. Prévenant, il conclut son message par un « Have a safe trip to Paris ».

Impatiente et intriguée, je fouine sur internet. Si Elle répertorie le rendez-vous dans un dossier « On veut de l’underground » (parce que même les lectrices de Elle aspirent à s’encanailler), les journalistes français ne semblent pas s’être pressés chez Jim. Par contre, les médias anglo-saxons tels que The New York Times ou The Guardian et les guides touristiques étrangers ne manquent pas de mentionner l’adresse. Ils évoquent tour à tour le caractère délicieusement improbable de ces rencontres et le peu de finesse du buffet. Je suis prête à plonger dans une expérience qui devrait se situer quelque part entre ce gonzo-reportage de Loïc H Rechi et cette publicité After Eight :

Jimmy vient de fêter ses 80 ans et sur la page Wikipédia qui lui est consacrée, je rencontre plein de mots-clefs fascinants : Swinging London, Beat Generation, pornographie alternative, contre-culture… Je ne suis pas certaine d’avoir une âme de groupie mais placez-moi devant quelqu’un qui m’impressionne et je deviens aussi spirituelle qu’une huître. D’un naturel plutôt sauvage, je me prépare donc à sortir de ma « zone de confort » et à boire pour oublier que j’en suis sortie. Alors que j’ai parfois du mal à soutenir une conversation avec des proches, je m’interroge sur ce que je suis censée raconter à un inconnu. Et clairement, l’hypothèse d’être contrainte à manger des After Eight ajoute à ma nervosité.

A la sortie du métro Alésia, accompagnée de mon amie Jihane, nous rencontrons Mark, un psychologue clinicien britannique de 29 ans venu de Manchester. L’adresse lui a été recommandée par son boss et la personne qui l’héberge. Nous faisons le chemin ensemble en échangeant quelques banalités. Nous le retrouverons et le perdrons au fil de la soirée sans parvenir à vraiment sympathiser.

Arrivées quelques minutes avant l’heure du rendez-vous, nous trouvons une vingtaine de convives déjà rassemblés au rez-de-chaussée de l’atelier. Parmi eux, Odile, une amie de plus de trente ans de Jim et surtout une majorité d’étrangers, tous anglo-saxons. Certains sont expatriés, beaucoup ne sont que de passage. Etudiants, musiciens, chefs d’entreprise, galeristes, retraités… les profils sont divers, les âges aussi. C’est étrange et amusant à la fois.

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Je me force à sourire à tout le monde et à me présenter. C’est contre ma nature, mais j’aime assez. Je retombe en enfance, en plein flashback de la « paix du Christ », ce moment de la messe qui était l’occasion de serrer les mains de ses voisins de rangée. Etrange et amusant, c’est bien ça. L’espace est bientôt occupé par une soixantaine d’invités. Impossible de parler à tout le monde. Il devient aussi très difficile de se déplacer. Mais peu importe, il est l’heure de manger. Au menu, un repas de Thanksgiving traditionnel et contre toute attente, les assiettes sont plutôt appétissantes. Attendant mon tour, je souris à la dame d’un certain âge à ma droite :

« – Je suis Agathe !
– Vous êtes QUOI ?
– Je suis Agathe, c’est mon nom. »

(L’air franchement agacée et toujours pas sûre d’avoir compris)

« – Ecoutez, là, on est en train de vous servir. On a besoin de concentration. »

Entre deux salutations plus ou moins opportunes, je ne perds pas de vue ma béquille : l’alcool. Cherchant l’aisance, j’enchaîne les verres de mauvais vin. Ce que je gagne en décontraction, je le perds en adresse et en équilibre.
Jim, lui, ne quitte pas le tabouret sur lequel il trône depuis le début de la soirée. A chaque fois que je lui adresse la parole, il me redemande mon prénom. Quand je m’approche pour le remercier pour cette soirée et le questionner sur ses relations avec Germaine Greer, l’une des principales théoriciennes du féminisme anglo-saxon, il coupe gentiment court en me disant que : « Ahahah, c’est la personne la plus difficile au monde ! ». Bon, je retourne me servir à boire.

David, Américain de 52 ans, expatrié à Paris se présente à nous comme Salazar, Portugais de 68 ans.  Il ne fait pas vraiment illusion et nous annonce, très content de sa plaisanterie, sa véritable identité. Il adore le ton sarcastique des françaises et les yeux de Jihane. Délicat, il lui demande si je suis bien la plus belle fille qu’elle n’a jamais vue. Polie, elle acquiesce. Nous le quittons peu après qu’il m’ait annoncé d’un air profondément dégouté que l’un des deux étudiants canadiens présents s’est spécialisé dans le champ des gender studies. Bon, bon, bon….

281851582_96253066001_100615JimDinnerFINALEDIT-3479102Il règne une ambiance de speed dating qui fait que même si les échanges sont chaleureux, ils restent superficiels. Réseautage mou ou appliqué, tandis que Jihane, passée au Coca, récupère les cartes de visite de la moitié de l’assemblée, je retourne me servir à boire. Mon statut de loque s’extasiant de tout se renforce à chaque verre. A tel point qu’en fin de course, remplir la feuille nous invitant à nous présenter – en précisant si besoin notre sexe à la naissance – et à acheter l’un des livres de notre hôte s’avère trop complexe pour mes méninges.

A 23h tapantes, nous sommes invités à quitter les lieux. A ce stade, mon t-shirt et mes collants sont maculés de tâches, ma trajectoire est plus qu’approximative et mes déclarations injustement exaltées. David-Salazar, revenu à nos côtés, nous salue chaleureusement lorsque nous nous séparons.

Le lendemain, sans surprise, je suis encore bien alcoolisée. Il est 13h56, quand je reçois un email en anglais. [L’échange traduit ci-dessous inclut les majuscules et la ponctuation que mon interlocuteur n’a pas pris la peine d’intégrer à ses messages.]

Hello Agathe, c’était vraiment sympa de discuter et de flirter avec toi hier soir, c’était si sympa que j’aimerais te revoir. Es-tu libre vendredi ? Sinon, puis-je te demander quand 🙂 ?

Ma réponse, qui se veut gentille, éventuellement amusante, mais avant tout claire est envoyée à 14h24 :

Hello Salazar, ne le prend pas mal mais il se trouve que j’étais trop saoule pour flirter… et même à jeun, en ce moment, je ne flirterais avec personne, ni avec toi ni avec qui que ce soit. Mais c’était sympa de te rencontrer et je serais contente de partager un verre un de ces jours (pour parler des gender studies et d’autres sujets passionnants), si tu en as encore envie. A plus tard !

La conversation se clôt à 14h34 sur cette réplique lapidaire :

Par flirt, je ne voulais pas dire « te jeter à mon cou et quémander de l’amour » mais simplement blaguer ensemble. Où est le mal ? Tu es sur la défensive. Oublie le verre.

Peut-être dois-je annoncer à toute personne avec laquelle j’entame une discussion que, non, je n’ai pas prévu de coucher avec – et ce, même si je ris sans réserve à ses plaisanteries. La morale de cette histoire ? Faites se rencontrer une poignée d’individus a priori intelligents et ouverts d’esprit, aussi agréable que le cadre soit, la médiocrité finira par pointer son nez. Peut-être même vous invitera-t-elle à boire un verre vendredi.

Pour assister à l’un des diners dominicaux organisés par Jim Haynes :
http://www.jim-haynes.com/

1 commentaire

  1. « en précisant si besoin notre sexe à la naissance » : cette nuance me fait dire que tu vas un peu loin dans le féminisme. Bonne conclusion sinon 🙂

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