Bras cassés de la pop, stars mondiales hier cokées aujourd’hui instagramées, fugitives figures des crossover entre machines et pédales de larsens, vieux rockers increvables… Un quart de siècle que personne ne tombe mieux en morceaux (fall to pieces) que Tricky. Beaux ratés, instants rares et intense vie de studio quand tant d’autres ne sont que des rats dans leur laboratoire : le petit gars de Bristol, aujourd’hui berlinois, après avoir été parisien, continue de sortir des disques inégaux où une seule fulgurance justifie l’écoute.

« They used to call me tricky-kid
I live the life they wish they did
Lived the life, don’t own a car »

(« Tricky Kid », Pre-Millennium Tension, 1996)

C’était mieux avant. Oh oui. Tricky ne dira pas le contraire. J’ai acheté tous ses disques. C’était mieux avant. Fuck Spotify. Je les offrais compulsivement à Priscilla, c’était notre truc à nous, et puis il y a eu ce concert en 2001, dinguerie survenant après l’inquiétude : la réputation du bonhomme d’annuler-saborder-louper ses concerts nous avait maintenus en alerte jusqu’à ce que la lumière s’éteigne enfin. Son corps habité, souvent dos au public, le peu de lumières, l’intensité qui semblait enfler sans fin nous avait soufflés. Tu n’es plus jamais pareil vis-à-vis d’un artiste qui t’a fait grimper si haut. Tu l’aimes à tout jamais. Tu pardonnes les temps faibles. Il y en eut. Il y en a encore. Human after all, le Tricky, et tant mieux, vraiment. Qui dans cette salle pourrait prétendre avoir fait mieux ? L’époque est aux donneurs de leçons, aux spécialistes de comptoirs numérisés et réseauxsociauxisés, aux Millenials fragiles et à leurs aînés qui refusent d’admettre qu’ils le sont tout autant. C’est à celui qui chouinera le plus fort. Rater mieux ? Tricky est hors catégorie.

TRICKY | PHOTOGRAPHY JEAN BAPTISTE MONDINO | THE FACE | APRIL 1996

Capituler face au Capital

Adrian Nicholas Matthews, dreads périmées sur le crâne, tatoos passés sur les bras et joues creusées à la pioche à drogues, 52 ans et une fille (eue avec Martina Topley-Bird) enterrée : au compteur, il enfonce tout le monde. Toute la concurrence. Des pleins et des vides dans sa vie, dans ses disques, dans ses collaborations. Et alors ? T’as fait mieux, toi ? Prétendre. Baisser les bras. Rentrer la tête dans les épaules, capituler face au Capital, gagner sa putain de vie, renoncer. Prendre sa retraite en croyant qu’on l’a bien méritée. Putain de tristesse. À cette aune-là, la gueule cassée de Bristol nous enfonce tous. Weirdo trick, pas vrai ?

Prendre quelques heures de son dimanche matin sous la grisaille et la pluie à causer de son nouveau disque – et pour s’échapper de la séance de ménage, soyons tout à fait honnête – semble alors être la moindre des choses. Salut pas vraiment martial au héros d’hier, les doigts mous levés au niveau de la tempe, les lunettes chaussées parce qu’on n’a plus le choix afin de saluer celui qui l’a encore. Ne jamais cesser de créer et continuer d’être musicien en long, en large et en travers, depuis un quart de siècle ? Le Berlinois d’adoption coche toutes les cases. Chapeau troué, l’artiste.

Tricky est de retour avec « Fall To Pieces » ! - La Parisienne Life

Bon alors, qu’est-ce qu’il vaut ce Fall To Pieces ?

Comme d’habitude, c’est inégal. Tricky ne s’en cache pas. Interviewé récemment sur France Culture, ce qui n’est pas la moitié d’une surprise, il en convenait lui-même : tout n’est pas bon. Il ne défend pas certains disques, dit qu’il a trop produit, avoue se cacher derrière les innombrables chanteuses invitées sur ses disques, reconnaît ne pas trop aimer chanter. Alors là, mon vieux, je dis non. Je dis que je ne suis pas d’accord. Je dis que ta voix comme enregistrée depuis la tombe du punk fait trembler les os. Je dis que Hate This Pain fouille mieux la chair que n’importe quelle voix féminine que tu t’obstines à mettre en boîte. Je dis que le piano de trois fois rien et les deux notes au violoncelle – ou une contrebasse ? – derrière valent mieux que tous les arrangements bricolés au laptop par l’Internationale des producteurs qui ont pris le pouvoir ces dix dernières années, planqués derrières des stars à l’âme vocodée. Toi tu dis que tu fais du blues et je suis interloqué. Puis je réfléchis deux secondes. Peut-être bien que tu as raison. Le « Piano » qui referme Pre-Millennium Tension me revient, brinquebalant, sombre, basique, âpre et ample et je ne sais pas si Robert Johnson l’aurait validé. Je sais en revanche les tremblements, les turpitudes, les élans, les hochements de tête sans même s’en rendre compte, les larmes à venir bientôt, les mains moites et les silences derrière les tiens.

Cyndi Lauper de rien

On dit que tu fus une star parce qu’on raconte que tu as co-inventé le trip-hop et que ton nom est à jamais associé à Massive Attack, alors je vérifie, et je compte. Quatre albums dans les années 90, cinq dans les années 2000, sept depuis. Les neuf premiers chez Island puis Anti, puis Domino. Les autres sur ton propre label, False Idols. Tu ne pouvais pas choisir meilleur nom. Je me rappelle alors tes mots à propos des Red Hot Chili Peppers avec qui tu as collaboré ­sur Blowback, pour déplorer, moquer et rejeter leur côté star. Je me renseigne et je vois que tu as aussi invité Alanis Morissette et Cyndi Lauper sur ce disque. Je me dis que tu n’as vraiment peur de rien et je me rends compte que ma notion du bon goût toute pourrie est bien pourrie. Il était quand même pas mal, ce disque. Je ravale ma fierté, je retourne à mon clavier, je me réécoute vite fait #1 Da Woman et je suis aux anges de pouvoir écrire que ta collab’ avec John Frusciante, pas le dernier sur mon podium de héros, est toujours FORMIDABLE. Be kind, don’t rewind ? Bah si, on peut. Thanx Tricky.

Quelques certitudes, pour finir. Fall To Pieces ne sera pas disque d’or, mais qui l’est encore ? Si ses disques sont souvent inégaux, Tricky sait les refermer : ici, Vietnam est si ténu qu’on serait presque tenté de vouloir y ajouter des sons. Like a Stone rime avec fantôme, Take Me To Shopping invite à danser au ralenti, Chills Me To the Bone rappelle le bon vieux temps trickyesque et je ne peux que conclure en invoquant à nouveau Hate This Pain. J’ai déjà dit la beauté de rien qui porte ses mots et ce piano poussiéreux et suspendu ; lui y dit ça, avec sa voix poussiéreuse et suspendue : « At ten, I’ll take a flight / Try to be there, I guess I might / I miss my baby while I fly / In my head, I want to die / What a fucking game / I hate this fucking pain. » I love this fucking man.

Tricky // Fall To Pieces // False Idols/PIAS

14 commentaires

  1. j’ai cessé tout intérêt pour tricky apres l’album Knowle West Boy en 2008 , le mec est devenu complement hasbeen et vraiment depuis 2008 les fulgurance sont de plus en plus rare un titre ou deux par album , j’ai préféré depuis ecouté l’abstrackt hip hop de flyng lotus

  2. Bizarre bizarre ces mecs géniaux et novateurs qui perdent l’inspiration au bout de quelques albums,coucou Demarco,peut être sont ils simplement des interprêtes et que d’autres qu’eux ont écrit ces chansons il y a bien bien longtemps.

    N’oublie pas:si t’existes,ta vie,c’est d’être fan,c’est d’être fan

  3. Ce mec est tellement représentatif d’une époque ! J’avais flashé sur son album, « Juxtapose ».
    Après, la comparaison avec Robert Johnson semble judicieuse.
    A mon avis, c’est sûrement ce qu’il lui manque, de sortir un peu de son personnage, et de ses vieilles habitudes de gars timoré et paranoïaque, limite autiste.
    Et donc d’être produit…
    Le voir faire un disque de pur Blues par exemple pourrait être une bonne idée.
    Mais pas du blues à la grand-papa, déjà complètement figé dans le formol, ou muséifié !
    Non, plutôt baisser l’accordage des guitares de quelques tons, apporter des « ambiances » avec des sons de synthé neufs, et puis laisser faire le travail du voodoo !
    Tout un programme, quoi !

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