Autant être honnête : quand j'ai compris que le nouveau livre de Thomas Gunzig parlait plus ou moins du contexte économique et social ambiant... j'ai redouté le pire. Parce que pour une poignée de romans valables*, une grande majorité donne juste envie d'adhérer au MEDEF. « Petit Manuel de survie à l'usage des incapables », le quatrième roman du belge Thomas Gunzig appartient à la première catégorie, et en bonne place sur le podium des très bons.

COUV GUNZIG Manuel de survie PL1HDLe pitch ? Un employé de sécurité un peu minable, Jean-Jean, se retrouve pris malgré lui dans un engrenage de violence et de vengeance pour avoir obéi à des ordres de rentabilité du personnel. Afin de faire licencier abusivement une employée de caisse pas assez rapide au goût des DRH d’une multinationale de supermarchés, il emploie des méthodes douteuses qui vont se refermer sur lui et ses proches de manière dramatique. En une journée, il va se mettre à dos une bande de quadruplés mi-hommes mi-loups pour le moins sans foi ni loi, et prêts à tout pour parvenir à leurs fins. Voilà. En dire plus sur l’intrigue reviendrait à spoiler un excellent thriller. On peut quand même donner le ton en révélant l’exergue : une phrase d’Arnold Schwarzenegger, qui joue un rôle capital dans le déroulement des événements « Pendant que tu te lamentes, les autres s’entraînent« . Le rapport entre le bodybuilding et le libéralisme ? Vous verrez.

Thomas Gunzig réussit un véritable tour de force littéraire : son scénario tape comme une mitraillette de série B, sans temps mort et, contrairement aux séries B, sans jamais céder à la moindre facilité de style ni tomber dans le cliché. Pourtant, des clichés à la Besson, on pourrait en trouver. Des allusions à Tarantino, aussi. Et à Romero (ou alors, toute allusion à un supermarché restera à vie associée à Zombie et sa dénonciation de la société de consommation). Les autres, et il y en a sans doute, mais ma culture cinématographique aléatoire ne me permet pas de les relever facilement. Gunzig joue avec ces références cultes sans s’appuyer dessus en permanence ni tomber dans un criticism of the society lourdingue et moralisateur. Oui, il critique le système capitaliste et ses rentabilités à tout prix, il critique le mode de vie des banlieues et la violence qu’on inculque à des gens, par principe, il critique les écoles de commerce qui dressent des soldats sans âme, il critique les politiques de management des grandes entreprises commerciales, il critique l’oppression générale perpétrée par des opprimés sur d’autres opprimés dans une loi du Talion grotesque. Mais il a l’intelligence de ne pas le faire avec une morale bien pensante et surtout bien casse-pieds du genre « les patrons sont des vilains méchants, donnez moi ma carte du NPA ».
Thomas Gunzig est un terroriste littéraire et on se retrouve otages de son histoire, mais de notre plein gré. Il balance une bombe à retardement entre nos mains, et on n’a aucune envie de la lâcher avant qu’elle nous explose au nez, quand on tourne la dernière page. Ce type arrive à faire parler une ambiance, un décor, un cadre narratif. C’est quand même pas très courant de nos jours, si ? Chaque élément s’imbrique et se complète. En trois mots, la mécanique est parfaite.

gunzig_thomas1Les personnages, dont l’ADN comporte souvent des données animales, restent cohérents dans leur psychologie et leur ambiguïté. On en vient rapidement à ne plus savoir vraiment qui se comporte mal, qui défend le bien, et quel bien ? Celui de l’argent ? Celui de l’honneur ? Celui de valeurs propres ou inculquées par un système qu’on subit ? L’apparente simplicité de l’histoire se transforme petit à petit en un sac de nœuds (mais aucune précision ne pourra être donnée, car le spoil guette à chaque élément de l’intrigue) où chaque personnage finit par se retrouver lié aux autres et au beau milieu d’un tir nourri d’intérêts croisés et de balles réelles. Le tout raconté sans le moindre pathos, et avec une distance neutre qui rappelle une fois de plus le cinéma de genre. Oui ça explose de partout, mais c’est raconté avec un flegme et un naturel qui rendent les situations normales. Un peu comme si le burlesque des Tex Avery avait rencontré l’absurde de Tarantino.

Et puis, il faut aussi le dire, ce livre est drôle. Pas du genre pouêt pouêt lol, mais grinçant, cynique, noir. Le genre d’humour qui jette un froid et ne fera pas rire tout le monde, et c’est justement ça qui est bon. Gunzig s’amuse à faire bouger les curseurs en mélangeant poésie et saugrenu, violence et métaphores loufoques.  Il y a un endroit où j’ai même pensé à Dantec en lisant ce livre, la paranoïa SF en moins, mais quand même. Dantec et son Périphériques, où il interroge la place de l’individu dans la société et sa responsabilité. Je n’ai pas dit que j’avais raison, j’ai dit que… Enfin bref. Au final, si la crise avec laquelle on nous rebat les oreilles permet que des livres comme celui-ci soient écrits, espérons qu’elle continue encore un bon moment.

Thomas Gunzig // Manuel de survie à l’usage des incapables // Editions Au Diable Vauvert. 2013. Sortie le 22 août.

*(Les Effondrés de Matthieu Larnaudie, Comment j’ai liquidé le siècle de Flore Vasseur, American Psycho de Bret Easton Ellis, à sa manière…)

 

3 commentaires

  1. Collectif découvert grâce à l’excellent article autour de la maison d’édition E-Fractions (de laquelle je suis très proche), je me régale en lisant le présent article et y retrouve tout ce que ce qui m’a fait aimer ce texte.
    Je vais désormais garder bien au chaud et à proximité le lien de Gonzaï.
    Belle journée,
    Do

  2. Un article très juste sur un roman dont on a malheureusement bien peu entendu parler en dehors de l’amusante sortie de Gunzig concernant le piratage de son livre. Un « manuel » très drôle, très grinçant et bien plus subversif que tous ces romans de « l’insurrection » – celui d’Haenel entre autres – que la presse a décortiqués à la rentrée.

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