Un groupe de rock psychédélique obsédé par l’acid-folk britannique des 60’s et dont l’existence éphémère était profondément en décalage avec la scène 80’s pop-punk-rock dont il tentait de se démarquer : voici l’histoire de The Ophelias et de son leader visionnaire Leslie Medford, tout juste revenus de l’enfer des années 80 avec leur compilation-testament « Bare Bodkin » et leur nouveau single Leslie’s Dream, trente ans après avoir signé le troisième et dernier album du premier chapitre de leur carrière.

Ah, les fameuses années 80… En France, la face émergée de celles-ci fait l’objet d’un culte étrange, souvent érigée à la première place du piédestal de la nostalgie par tout un monde qui, un jour, fut dans le coup. Un monde qui s’épanche aujourd’hui sur l’insouciance de celui d’avant, à grands renforts de « à l’époque, on savait s’amuser » et autres « aujourd’hui, on ne peut plus rien dire ». Autant de diatribes dont se passeraient bien les générations suivantes, celles qui récoltent les pots cassés de quelques décennies de pure aberration et pire encore, celles condamnées à supporter les apparitions publiques d’un Michel Sardou vieillissant, toujours plus amer et imbuvable. Preuve que parfois, il faut bien laisser la place aux jeunes.

Bref, si l’esprit français semble bel et bien aller de pair avec une certaine tendance à l’auto-dévalorisation (est-elle meilleure ou pire que le chauvinisme outrancier ?), tendance qui va souvent de pair avec l’idée que l’herbe serait plus verte ailleurs, il n’empêche que du côté de San Francisco, ancien berceau libertaire où bouillonnait la révolution culturelle et artistique des 60’s, les années 80 ne rimaient pas seulement avec bon goût et qualité musicale. Et c’est dans cet étrange vivier que Leslie Medford a tenté de réaliser sa vision.

The Syd of the city

À l’époque, la baie de San Francisco résonne au son de Huey Lewis & The News, Eddie Money, Journey et autres Night Ranger, autant de groupes ni complètement mauvais, ni complètement essentiels. Leslie Medford, lui, débarque de sa campagne de Virginie dans cet ancien temple de la contre-culture, avec dans ses bagages tout un catalogue d’influences et d’idoles peu conciliables avec la scène mainstream dont il est contemporain. Collectionneur assidu, il voue un culte aux Kinks, à la période folk de Marc Bolan, ainsi qu’à Nick Drake, Bert Jansch et Pink Floyd. D’ailleurs, à l’issue des quelques deux-cent concerts solo d’acid-folk acoustique qu’il donna au début des années 80, Medford se voit affublé par ses pairs du surnom « The Syd of the City ».

Au fil de ses rencontres avec d’autres musiciens underground dont il partage les passions musicales, Medford monte un groupe dont il devient le leader : The Ophelias, du nom de l’héroïne de Shakespeare, une autre de ses plus grandes inspirations. En 1987, le premier album éponyme du groupe est enregistré en six heures, pour un peu moins de cent dollars. Il ne ressemble à rien de ce qui se vendait à l’époque, sonnant plutôt comme un voyage temporel dans l’Angleterre pastorale et psychédélique des années 60. Alors que le groupe se prépare à défendre ce disque au sein du pays, leur batteur héroïnomane Reuben Chandler décide de se faire la malle vers la Floride après avoir arnaqué son propriétaire. The Ophelias se retrouve amputé d’un membre, ce qui donnera lieu à un premier jeu de chaises musicales pour le groupe (le premier d’une longue série).

homepage – The Ophelias

À l’issue d’un de leurs premiers concerts, Medford fait la rencontre de celui qui deviendra le guitariste emblématique du groupe, David Immerglück. Les deux musiciens sympathisent autour de leur passion commune pour The Incredible String Band, Pentangle, Fairport Convention et Van Der Graaf Generator, avant de s’échanger quelques précieux disques de leurs collections personnelles. Un an plus tard, au détour d’une petite annonce publiée par le groupe dans le canard local, Immerglück candidate au poste de guitariste officiel des Ophelias. Dans la foulée, la nouvelle formation est signée pour trois albums sur la nouvelle antenne californienne du label londonien Rough Trade (ils seront d’ailleurs parmi les premiers à figurer sur le catalogue de San Francisco). En 1988, The Ophelias sortent l’excellent « Oriental Head », suivi l’année suivante par « The Big O ». Le groupe parvient à se tailler une petite réputation chez les connaisseurs : leur single Mister Rabbit (élu morceau de l’année par Michael Stipe de R.E.M.) est choisi pour une compilation de l’underground local nommée « SF Unscene » et se voit diffusé sur les ondes de quelques radios nationales.

Toutefois, Medford et ses copains déchantent rapidement. La bande se sent totalement étrangère à la scène de San Francisco, malgré le sentiment de produire à l’époque la seule musique riche et intéressante de la région (aux yeux de Medford et Immerglück, la meilleure depuis le « Surrealistic Pillow » de Jefferson Airplane et le « Abraxas » de Santana). Au même moment, à Los Angeles, Guns N’Roses cartonne et les Red Hot Chili Peppers sont sur le point d’exploser. Au Nord du pays, Nirvana conquiert l’opinion publique avec l’avènement de MTV, dont ils sont la coqueluche.

Force est donc de constater que l’époque n’est ni au psych-folk, ni au rock progressif, ni à quoi que ce soit qui constitue réellement l’identité artistique des Ophelias. Ces derniers ne tournent quasiment jamais en dehors de Californie et voient s’écrouler petit à petit leur rêve de jouer en Europe. Eux qui misaient gros sur leur label anglais Rough Trade seront les premiers à se voir retirés du catalogue : le label fait face à de gros problèmes de trésorerie et doit fermer ses portes. Le troisième album promis ne verra pas le jour et les Ophelias se séparent en 1989.

Durant les années 90, alors qu’Immerglück poursuit sa carrière musicale aux côtés de John Hiatt, Camper Van Beethoven, Counting Crows et Monks of Doom, Leslie Medford s’exile à la campagne et fait profil bas. Il garde toutefois dans un coin de la tête la brève aventure des Ophelias, sélectionnant au fil des années quelques morceaux de ce qu’il considère être la quintessence du groupe, qu’il qualifie même de « testament ». C’est ainsi qu’il constitue la compilation « Bare Bodkin », avec une dizaine de titres issus des trois albums et quelques inédits initialement destinés au troisième album chez Rough Trade. En public, Medford mentionne peu son ancien groupe, mais il joue la cassette de sa compilation à ses plus proches amis.

Vingt-cinq ans après la dissolution du groupe, Medford envoie l’une de ces cassettes à Immerglück. Malgré s’être perdus de vue depuis la fin de l’aventure, les deux compères sont surexcités et décident de remettre The Ophelias au goût du jour, convaincus du potentiel du groupe malgré leur flop passé. Ils découvrent avec amertume qu’à sa fermeture, le bureau californien de Rough Trade a détruit la majorité des bandes de leurs enregistrements. Medford et Immerglück se retrouvent donc forcés d’acheter leurs propres vinyles sur Discogs, négociant à prix d’or ceux dont personne n’a jamais ouvert l’emballage, afin de les remasteriser en format digital et les diffuser sur les plateformes de streaming.

En 2017, « Bare Bodkin » est publié sur Youtube, avant d’être pressé chez Independent Records Projets en 2022. Avec ce retour inopiné, Medford et Immerglück se sont fait une promesse : retourner en studio. Un an après, au printemps 2023, c’est chose faite avec Leslie’s Dream (abrégé par son auteur en LSD, chassez le naturel…), ce premier nouveau morceau signé The Ophelias après 28 ans passés à l’écart de l’industrie musicale. Preuve que Leslie en a encore sous la pédale, LSD a été enregistré en 45 minutes à San Francisco, après une reprise de Koeeoaddi There du Incredible String Band commandée par une vieille connaissance du groupe. La voix et la musique ont changé, certes, mais la puissance et la justesse de ce groupe à la créativité inclassable sont toujours au rendez-vous. Et malgré de très étranges choix en termes de pochettes d’albums, d’un mauvais goût là encore avant-gardiste, voilà bien le genre de come-back dont il est bon de se réjouir.

2 commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*
*

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

partages