La musique New Age n’est pas qu’un amas de compilations de bruit de cailloux reléguées au fin fond des boutiques de développement personnel, perdues entre les cristaux, les encens et les coussins de méditation. Repéré en 1978 par Brian Eno, qui deviendra son mécène le temps d’un album, Laraaji reste une figure incontournable de ce mouvement. Et il est surtout un excellent compositeur, dont les premiers travaux pré-Eno ont été retrouvés et publiés ce 10 février chez Numero Group, dans un quadruple album titré « Segue to Infinity ».

Certes, l’image n’est pas si excentrique que ça au milieu des années 70. Mais imaginez un homme vêtu d’un épais poncho ou d’une pâle tenue de lin, assis en tailleur dans les parcs new-yorkais. De ses mains agiles, il joue d’une autoharpe ou de sa cithare, toutes deux électrifiées et branchées sur ampli. La performance s’étale sur plusieurs heures, l’homme a les yeux fermés, il est comme en transe : Edward Larry Gordon, futur Laraaji, est comme un messie New Age alors anonyme, convaincu du potentiel guérisseur de la musique et la travaillant sans relâche. C’est en ouvrant les yeux après l’une de ses nombreuses performances au Washington Park, entre méditation collective et concert en plein air, que Laraaji découvrira un jour, devant lui, un bout de papier froissé indiquant un numéro de téléphone suivi d’un nom. Brian Eno.

Nous sommes en 1979. Sur les cendres du mouvement hippie, toujours existant mais plus protéiforme, moins militant et déjà plus désabusé, de nouvelles mouvances se développent. Comme en réponse au punk nihiliste grandissant, le mouvement New Age prend de l’ampleur : un grand marasme de bricolage spirituel mélangeant l’héritage hippie, la science, les religions et philosophies indiennes et amérindiennes (entre autres) dans une quête de changement aussi individuelle que collective. Celle-ci s’inscrit dans ce que ses pratiquants appellent l’Ère du Verseau, qui désigne des bouleversements profonds lié à des évolutions cosmiques, entraînant ainsi le monde dans un nouveau cycle caractérisé par la spiritualité, la non-violence, l’amour et la compassion.

Depuis le début des années 70, Laraaji (nom donné à Edward Gordon par des membres d’une communauté au cours d’une cérémonie à Central Park) s’applique avec ferveur à l’étude de la spiritualité, particulièrement le mysticisme oriental dans lequel il trouve un sens profond. Le jeune homme a toujours conçu la musique comme un moyen de guérison, depuis ses débuts en tant qu’enfant de chœur jusqu’à ses performances en plein air. Entre temps, Laraaji a étudié le piano à la Howard University, avant de croiser la route de Donna Haraway et Curtis Mayfield. Il fit en parallèle une brève carrière d’acteur, entre les théâtres d’Harlem et quelques films pour le grand écran, entrecoupée de concerts quasi-quotidiens autour d’un répertoire folk et jazz. Un jour, obéissant à une voix intérieure, Laraaji troque sa guitare au Mont-de-piété contre une autoharpe et change radicalement de direction.

Retour à Washington Park, où Brian Eno effectue sa marche quotidienne. Quelques années après son départ de Roxy Music, le musicien expérimente toujours plus loin sa recherche musicale, particulièrement autour de l’ambient. Des musiques atmosphériques, organiques, que l’on vit comme une expérience en soi. Si Brian est un habitué des machines électroniques et autres synthés, il est fasciné par la musique de Laraaji dès lors qu’il découvre la facilité déconcertante et intuitive avec laquelle le musicien trentenaire fait vivre ses quelques instruments, au milieu d’une foule hétéroclite, dont chaque membre ressent la musique librement, à sa manière.

Après avoir trouvé la note et le contact du producteur, Laraaji embarque donc sur le projet des « Ambient Series » de Eno dont il signe en 1980 le troisième volet, « Ambient 3 : Day of Radiance ». Ce disque donne une certaine visibilité à Laraaji, qui deviendra une figure de plus en plus incontournable du New Age pour les décennies à venir, se produisant (souvent gratuitement) dans des ashrams new-yorkais, des centres de médecine holistiques, des cours de yoga, des méditations guidées collectives et, toujours, dans les parcs, les rues, au milieu des foules, développant d’entiers albums sur des concepts plus ou moins alambiqués comme le Reiki ou la couleur orange.

En 2021, après avoir remporté des enchères sur eBay pour une centaine de dollars, un étudiant met la main sur une série d’enregistrements découverts dans un entrepôt de stockage. Ceux-ci sont les premières compositions de Laraaji, dont la grande majorité est antérieure à la découverte du prodige par Brian Eno. Ces enregistrements constitueront ce quadruple album « Segue to Infinity », sorti ce 10 févier 2023 chez le label Numero Group, d’ailleurs vendu presque aussi cher que les originaux remportés aux enchères. Sur ce coffret figure notamment « Celestial Vibration », le premier album de Laraaji, sorti en 1978 sous son nom civil et qui constitue les deux premières pistes de « Segue to Infinity ». Les deux heures restantes sont un ensemble de morceaux inédits, explorant autoharpe, cithare et kalimba sur des compositions hypnotiques et envoûtantes avoisinant la vingtaine de minutes par titre.

La musique est intuitive, expérimentale, mais aussi profondément réfléchie. Si la déconstruction musicale de Laraaji commence après sa formation en jazz, elle est aussi le résultat de ses nombreuses études (parfois en autodidacte, parfois au sein d’ashrams) sur le mysticisme oriental, pour tenter de le comprendre, en percer sa coquille et en saisir l’essence pour faire de la musique une médecine universelle. Et surtout, ce long album montre que Laraaji n’était pas qu’un illuminé arpentant New York en poncho, improvisant toute la journée durant sur des instruments plus ou moins oubliés en attendant la consécration par un Brian Eno en quête de jeunes talents : « Segue to Infinity » est bien la preuve que Laraaji était déjà un musicien créatif et accompli, qu’il serait dommage de limiter aux boutiques d’attrape-rêves et autres séances de méditations par le rire, qu’il anime désormais régulièrement.

Laraaji // Segue to Infinity // Numero Group, sortie le 10 février
https://laraajinumero.bandcamp.com/album/segue-to-infinity

2 commentaires

  1. Coolcool! C’est le genre de zique qui peut m’intéresser! Avec Brian Eno dans la choucroute, y’a forcément une attraction qui se crée. Quid de Suns of Arqa?
    Merci pour la découverte.

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