Au commencement, il y eu un mouvement dans mon âme, puis une contraction de mon cerveau. Ensuite, mes poumons se sont remplis d'eau, mes yeux l'ont évacué. Enfin, j'ai crié un mot étouffé de sanglots et mes cotes emprisonnaient mes émotions. Le blues était bien là, offert à ma conscience.

La première fois que j’ai découvert T-Model Ford, il n’était pas sur la scène. Il était là, assis dans l’ombre d’une cour, aussi noir que la nuit, vêtu d’une veste polaire et coiffé d’une casquette comme en portent toutes les personnes victimes de la chaleur abrutissante du Mississippi. Ce soir là, le temps était à l’orage. Alors qu’une muse digne des plus grands poètes lui proposait de le délivrer d’une chaise qui l’encombrait, il lui souriait de ses plus belles fausses dents et ils trinquaient avec le bruit sourd du plastique en échangeant quelques regards sous les effluves de Jack Daniels. La muse vit en lui l’artiste antique qui savait manier l’âme des hommes, visage sur lequel elle ne savait mettre de nom. « C’est T-Model ma chère, et son savoir-faire est au moins aussi grand que votre beauté. » Sur ce, nous en vinrent à trinquer avec lui à notre tour, lui souhaitant longue vie, car c’est le minimum à espérer pour nos ancêtres adorés : ceux encore capable de nous mettre une fessée quand nous restons sombres idiots. Idiots, nous le sommes les trois quart du temps. Et devant un tel homme, nous ne sommes que des bambins qui aimeraient être pincé pour se faire consoler par ses grands doigts magiques.

Le point commun entre T-Model Ford et Lautréamont, c’est qu’au contact de leurs arts, le cerveau devient liquide et le niveau de compréhension se fait inconscient. Ainsi, ces œuvres ne sont pas construites pour les gens dont l’esprit domine : seuls ceux capables de s’oublier pourront ressentir la vérité de leurs messages.

Le premier soir à Paris, T-Model joue six morceaux qui seront six fois le même : un Blues en Mi. Point Barre. Mais six blues en Mi à s’en faire décoller la semelle, à taper du pied jusqu’à ce que la rotule saute de son écrin. Lui seul avec un batteur apprivoisé, superbe animal dressé pour suivre son maitre à la lettre ; les deux créent la boue nécessaire pour modeler le blues du Bayou. Uniquement rythmique, jouant plus sur les timbres que sur les notes ; les patterns ne ressemblent à rien de ce qu’un blanc pourrait apprendre dans les livres. Ce blues, il ne se joue que là-bas, à Louisville, Mississipi. Ce fameux rythme bancal mais groove, le fameux Slinky qui ne se casse jamais la gueule car il est déjà rampant et va bientôt rentrer dans le revers de votre pantalon. Une musique de bassin, pour sûr, qui se danse à deux mais certainement pas dans un salon. « Devil Music », car T-Model possède cet air malin et l’œil humide perdu dans la chevelure cavalière de toutes les belles parisiennes. De véritables aristocrates de la beauté pour ce noir américain sudiste. Et il les tente, charbonneux comme le diable alors qu’il voulait prêcher dieu. Ce désir, c’est peut être le secret de sa longévité. 89 ans et le périnée solide, T-Model le dira à qui veut l’entendre : « He’s a ladies man » avant tout. Avant d’être un enfant de champ de coton, avant d’avoir appartenu à des blancs et d’avoir tué un type avec sa lame : il est avant tout un homme a femmes n’ayant pas assez de doigts pour compter ses enfants.

Fin du concert, les toilettes sont inondées de six centimètres de pisse. Le blues a pris ses quartiers.

Equipée sauvage

Le lendemain, nous montons une équipe d’élite pour aller à la rencontre de T-Model. Quatre garçons, direction l’ouest et Rouen pour un nouveau concert et, on nous l’a promis, un entretien avec Faust lui même. Quel regard adopter devant un homme comme celui-ci ? Un vestige intouchable, ruine de la Babel explosée ; ou la possibilité de ne plus avoir aucun doute. Il faut bien que nous ayons été créé par un être supérieur pour avoir de tels pouvoirs. Alors expédition en bon professionnel : lunettes noires, cigarettes, gnôle. Nous effrayons les quelques cadres rentrant dans leur province par des histoires grandioses et grivoises. Boots, chemise maculée et cheveux sauvages ; quand on rencontre l’exceptionnel, l’habit est un minimum messieurs. L’action se passe sur des quais hantés par la sueur des sacrifiés de cette ville : les dockers ou le souvenir d’une France prolétaire puissante. Aujourd’hui, on peut croiser ces fantômes sous un porche, de longues canettes de bière à la main, nommant « pédé » le moindre jeune n’ayant pas désiré faire la révolution. Sur les quais, Doc Gaillard raconte qu’il s’est transformé en lion et rugit de tout ce que sa gorge de bipède lui permet. Le chapiteau approchant, nous lançons nos dernières munitions sur des rails abandonnés dans un grand fracas de verre.

T-Model Ford est programmée au 106, une SMAC dirigée par l’ancienne équipe de l’Abordage d’Evreux. Une salle qui a sauvé, grâce sa programmation, une ville d’un ennui musical mortel. Décrottant la cité au cent clochés de ses groupes de métal païens, ils ont fait jouer tout ce que la culture Trash américaine compte de meilleur. Ça et tout ce que les jeunes rouannais attendaient : du beau, pour connaître des aventures sexuelles à la hauteur de leurs fantasmes. Pour moi, l’ouverture des disquaires et des magasins vintage dans cette ville – ainsi que celle d’un vrai club snob nommée le Vicomté – n’est pas étrangère à l’arrivée du 106 et de sa programmation infernale.

Thomas porte un pull rayé. Il est attaché de presse pour cette salle en devenir. Nous discutons de l’impossibilité de boire de l’alcool sous le chapiteau et il nous parle du paradoxe d’une salle de concert payé par un conseil général. Nous lui montrons la bouteille de Jack Daniels que nous avons amené en offrande au vieux bluesman. Il nous confie son inquiétude : « On nous a recommandé de ne pas le laisser boire avant le concert ». Sauf que nous, on peut ramener notre bourbon : nous sommes les seuls à avoir demander une interview. Tout est O.K. Et il faut le dire, malgré notre professionnalisme insupportable pour la plupart des personnes du milieu (aimer la musique, être sapé, foutre le bordel) Thomas se montre d’une patience et d’une gentillesse incompréhensible. D’ailleurs je le souffle au Capitaine : « Thomas on l’aime, il faut être cool avec lui ». Le Capitaine opine de la casquette.

Put a stamp on your girlfriend

Après avoir vidé une partie du frigo des artistes (réservé aux mecs de The Heavy, c’est dire si nous avons bien fait), on nous annonce que T-Model a fini sa sieste et qu’il peut nous recevoir. Cliquetis des bagues qui s’activent, bruit du Zippo allumant la cigarette du condamné, on pique les plus beaux verres de la salle pour trinquer avec le serpent arc-en-ciel en personne. Dans la loge, un couple est étendu comme comateux dans un Jet Lag vert. Le batteur nous accueille. Casquette militaire maoïste, cheveux longs et barbes toutes similaires à la mienne ; sa jovialité n’est pas sans rappeler le bonheur post-coïtale que je souhaite de connaître à tous les bons chrétiens. T-Model est assis, sa canne entre ses mains noueuses, un sourire inoxydable accroché aux lèvres. Le diable a toujours l’air sympathique, c’est son fond de commerce ; son « plus produit » face à un dieu sévère et destructeur. Nous lui offrons la mixture, il nous fait trinquer. Pendant que j’échange les quelques questions de politesse avec le batteur, T m’identifie comme le chef. Alors il prend a parti le Doc et le Capitaine, faisant des grimaces en me regardant. Quoi de mieux que de se moquer du chef pour gagner le cœur du peuple. Regardant ma bague, il me demande si je suis marié. Je lui dis que la muse de la veille est la mienne. « Ah, O.K. So, put a stamp on your girlfriend… caus’ I’m a ladies man ».

Sa voie traine, ses mots sont hachés mais son humour fait toujours mouche. T nous raconte tout : comment il a poignardé ce type pour légitime défense ; comment il a appris la guitare ; comment on vit dans les champs de coton. Puis sa rencontre avec dieu alors qu’il voulait devenir pasteur. Et surtout, les combats de guitares pour récupérer les filles. « Hey, T, je parie que tu peux pas jouer le blues comme moi ! ». Pourtant, ce soir là, c’est lui qui rentrera accompagné. Sur R.L. Burnside, il dira, « He was O.K with me ». Il y avait donc une hiérarchie chez les bluesmen. Au final, c’est la mort qui aura fait le tri. Nous écoutons ses histoires, captant au vol un mot sur quatre, le regard émerveillé comme devant un grand père racontant la guerre.  On ne parle même plus de barrière de la langue, mais d’une barrière de vie. Les mondes sont différents : avoir quasiment le quadruple de sa vie devant soit, c’est incompréhensible. C’est l’espoir qu’il reste tant à faire.

T-Model partira faire des photos sur le vieux port avec nous. Puis il pissera sur une bagnole car « sometimes, you can’t wait ». Le concert du soir sera plus varié : 4 blues en mi, et deux à riffs. Comme une balle dans la tête, il nous restait plus qu’à ramasser les miettes de nos cerveaux et rentrer chez nous. Trois jours plus tard, quand le Captain et moi retoucherons une guitare pour la première fois depuis notre rencontre avec T, nous en sortirons un blues comme jamais. Car, comme Lautréamont, T-Model Ford se comprend avec les tripes, et non avec l’esprit.

T Model Ford a sorti un album chez Alive Records nommé « The Ladies Man »
http://www.myspace.com/tmodelford

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