À l’occasion de la mort de Syd Barrett, Philippe Manœuvre a dit de lui qu’il avait inventé le « Rock Cosmique » (sic). Pas à une ânerie près, et n’ayant sans doute en tête que "Astronomy Domine" et "Interstellar Overdrive, le « Dur À Cuir » autoproclamé rendait à un artiste majuscule un hommage maladroit et injuste parce que foutrement restrictif (« réducteur » aurait été réducteur). Corrigeons le tir en omettant volontairement par la même occasion de ressasser les vieilles lunes sur le LSD, la fragilité mentale et le destin tragique. Exit aussi les anecdotes pourries qui vont avec. Concentrons-nous sur l’œuvre et clamons-le haut et fort : Syd Barrett a inventé les disques pour enfants destinés aux adultes.

Eudeline aussi a écrit des conneries sur Syd Barrett, indiquant que son jeu de guitare était limité, contrairement à celui de David Gilmour. Mais, Cher Maître, est-il permis de rappeler qu’on parle ici d’un putain de songwriter, pas d’un virtuose du manche à la con ? Vous lirez par ailleurs un peu partout que la courte carrière de Syd Barrett a connu deux périodes : celle des débuts du Floyd et celle des disques solos, la première accouchant d’un pop rock psyché « malade, sidéral (re-sic) et sidérant » (mais commercial) et la deuxième d’une paire d’OVNI introspectifs, dérangeants et invendables (mais géniaux). Il faut de tout pour faire un monde et je suppose que les colleurs d’étiquettes y ont leur place, mais ces derniers – tout comme Manœuvre et Eudeline – me font vite chier quand il s’agit de Syd Barrett. Quand il s’agit de Syd Barrett, je deviens tatillon, psychorigide et je montre facilement les crocs. Vous aussi vous avez lu « rimbaldien » quelque part à propos de lui et ça vous a gonflé ? Je crois qu’on est fait pour s’entendre…

Syd Barrett, toutes périodes confondues, c’est d’abord un univers

Arnold Layne, son premier titre enregistré avec le Floyd, est emblématique de l’angle enfantin sous lequel Syd donne à voir les choses de la vie. Au clair de la lune, Arnold Layne pique des vêtements féminins étendus sur des cordes à linge. Une fois rentré chez lui avec son butin, il se travestit et s’admire dans un grand miroir accroché au mur. Tout ça n’est pas bien méchant (même si le morceau a été censuré sur Radio London), mais la chute est édifiante. Arnold Layne finira en prison pour ses méfaits et Syd lui intime en guise de conclusion de ne plus jamais recommencer. La prison, ça semble déjà excessif comme châtiment, mais le texte parle de « chain gang », suggérant que c’est carrément au bagne que le pauvre bougre a été envoyé. Syd, comme tu y vas…

« The Madcap Laughs » a ravi moult voyeurs qui, à son écoute, ont joué à la boule de cristal avec le cerveau de son auteur. Et pourtant, sur son presque morceau titre, cet Octopus sautillant sur huit pieds mais à n’en pas douter objet de conjectures foireuses, Syd nous invite en toute innocence à la fête foraine. Disséquez les paroles, en ayant soin de ne pas faire une fixette sur le « rire du fou », et vous verrez que j’ai raison. Juste un exemple, pour vous donner envie de vous livrer à l’exercice : « Please leave us here / Close our eyes to the octopus ride », ça dit quoi ? Ça parle de gosses qui veulent encore et toujours refaire un tour de ce manège tentaculaire qui leur plaît tant et qui ferment les yeux à chaque fois, comme quand on a peur pour de faux. D’aucuns objecteront peut-être que le titre original de ce morceau étant Clowns And Jugglers, c’est en fait de cirque dont il est question. À ceux-là, je n’aurai qu’une chose à répondre : quand il s’agit de Syd Barrett, c’est bien d’être tatillon et psychorigide…

Arnold Layne et Octopus sont sortis à trois ans d’intervalle. Entre les deux, si l’écriture musicale de Syd Barrett a évolué (on y reviendra), son univers est resté le même. Je n’apprendrai pas à grand monde que « The Piper At The Gates Of Dawn » est le titre du chapitre 7 de The Wind In The Willows, roman fantastique animalier et classique british de la littérature pour enfants. Pour son premier coup d’éclat, Syd confirmait la couleur clairement annoncée sur ses premiers singles avec le Floyd, à savoir que son monde était et resterait ancré dans la psyché enfantine.

Syd Barrett a beaucoup voyagé dans sa chambre d’enfant. Il y dévorait les bandes dessinées de Dan Dare, héros british de science-fiction. Il y avait un mobile pendu au plafond, sur lequel flottaient des planètes, et des étoiles scintillantes qui pouvaient faire peur la nuit, quand la lumière était éteinte. Le petit Syd emportait aussi dans ses rêves les contes de fées que lui lisait sa mère. Tout cela a nourri, façonné, modelé son univers. Tout cela et, bien sûr et surtout The Wind In The Willows, son livre de chevet. Ainsi, l’univers de Syd Barrett, bucolique avant d’être cosmique, célèbre la nature, sa faune et sa flore. Dans l’univers de Syd Barrett, la ville est triste quand elle n’accueille pas une fête foraine (ou un cirque, vous avez raison). La ville est triste et peuplée d’adultes inquiétants, alors que les sous-bois sont joyeux et qu’il n’est pas rare d’y croiser des créatures fantastiques. Dans l’univers de Syd Barrett, on se régale de friandises et de boissons gazeuses. Les filles, ces créatures fantastiques venues de Vénus, adorent les baisers sucrés.

Les chansons de Syd Barrett sur les filles, c’est l’Enfance de l’Art du Tendre. Dans Candy And A Currant Bun, le soleil qui invite à l’amour fait surtout fondre les crèmes glacées. Sur ce titre, le petit barde se montre plaintif (voire geignard), mais aussi autoritaire, jaloux et un tantinet menaçant. Au passage, il réclame du sexe, mais de façon si grossière qu’on sent bien que c’est juste pour la frime et parce que le mot « Fuck » épatera ses potes. Ce qui lui fait surtout envie, si vous voulez mon avis, ce sont des bonbons et un pain aux raisins. Syd a aussi chanté Emily. Emily qui joue, est quand même un peu bête et n’a pas beaucoup de personnalité. Ne dirait-on pas un petit garçon qui regarde une fille de son âge dans une cours de récré et confesse en négatif ce qu’il ressent à ses copains ? Dans Bike, Syd déclare sa flamme à une fille qui « s’accorde bien avec son univers » ; il est prêt à lui offrir tout ou partie de ses précieux trésors, à savoir : une bicyclette avec options de série, une cape déchirée, des bonshommes en pain d’épice ou une souris verte qui courait dans l’herbe. Dans Terrapin, il nous parle d’une autre fille, qui lui fait se dresser les cheveux sur la tête quand il pense à elle. Saisissant l’allusion, on se dit que le petit Syd a quand même bien grandi.

Et le mysticisme ? Il y en a bien un chouïa pour marmots dans The Wind In The Willows et Barrett a eu sa petite passade mystique, comme c’était la mode à l’époque. Mais laissons cela à ceux qui voient en lui un artiste « rimbaldien ».

Syd Barrett, toutes périodes confondues, c’est ensuite une écriture musicale à nulle autre pareille

Bon, alors, Syd Barrett a-t-il oui ou non inventé le « Rock Cosmique » ? Je propose que la médaille en chocolat soit plutôt décernée à Roky Erickson, qui a creusé un véritable sillon quand Syd Barrett a écrit une seule et unique chanson de ce prétendu genre, avant de passer rapidement à autre chose. Plutôt que de gloser sur icelle, je préfère soumettre une théorie audacieuse aux généalogistes compulsifs : le « bip-bip-bip » du début d’Astronomy Domine a été pompé par Kraftwerk sur son Radioactivity ; Syd Barrett a-t-il inventé la Synthpop ? Interstellar Overdrive est un truc co-écrit, pas un titre de Syd à proprement parler, mais plutôt un délire collectif. À part son riff d’intro bien trouvé, ce morceau insupportable est à oublier rapidement. Les prises de têtes atmosphériques, c’est pas ma came et celle-là laisse en plus augurer du triste Floyd à venir. Quoi d’autre au rayon « Rock Cosmique » ? Rassurez-moi, vous ne rangez quand même pas Milky Way dans cette catégorie ?

Une fois réglée la question d’un « genre » marginal de son répertoire, d’un épiphénomène, tentons de tordre le cou à un autre mythe à la peau dure, selon lequel Syd Barrett écrivait des comptines. Il en a en effet écrit une poignée : The Gnome, Bike, Effervescing Elephant… Mais ce n’est pas tout : son univers renforce aussi le mythe. Mais ce n’est pas tout : comme je ne vais pas tarder à l’écrire, « sa guitare et son chant se suffisaient à eux seuls ». Dire qu’il écrivait des comptines paraît donc pertinent, jusqu’à ce que j’en vienne enfin à l’essentiel : Syd Barrett, toutes périodes confondues, c’est surtout une écriture musicale à nulle autre pareille.

Sa guitare et son chant se suffisaient à eux seuls, donc. Tout le reste n’aura finalement jamais été que pollution sonore. Songwriter de l’impossible et de l’intemporel, il a été desservi par des accompagnements qui datent et balafrent ses chefs-d’œuvre. Son d’orgue aigrelet ou bruitages à la con avec le Floyd, arrangements poussifs sur ses disques solos : il faut aujourd’hui faire abstraction de ces nuisances pour apprécier à leur juste valeur ses accords et son chant si singuliers, ses mélodies tenant du « Beau Bizarre », son pas de funambule semblant toujours à deux orteils de perdre l’équilibre mais maîtrisant en fait parfaitement sa trajectoire. Syd Barrett, architecte rare, a bâti des édifices fragiles en apparence, tordus mais absolument pas bancals. Vous avez eu la chance de voir les maisons construites par Gaudí en plein cœur de Barcelone ? On se dit d’abord que ça ne cadre pas avec le reste, puis on réalise très vite que c’est le reste qui ne cadre pas avec ça. Telles sont les chansons de Syd Barrett.

Il faut bien reconnaître que Scream Thy Last Scream, Vegetable Man, Apples And Oranges et Jugband Blues ont marqué une rupture. Le canevas musical du Floyd d’alors, assez simpliste et formaté en vérité, ne convenait plus à ces chansons, plus ambitieuses que celles qui les avaient précédées. Fini le pop rock avant-gardiste mais gentiment acidulé : Barrett avait entamé sa mue et, bientôt, plus personne ne pourrait plus le suivre. Syd allait se libérer du carcan du Floyd, et la chrysalide devenir papillon.

Il est arrivé à Syd Barrett d’avoir en tête des mélodies tellement alambiquées, si acrobatiques, si casse-gueule, que même lui avait du mal à les chanter (« If It’s In You »). Et pour finir, tous ceux qui s’y sont risqués ont dit qu’il était devenu impossible de l’accompagner. Je pense que, quoi qu’on en dise, il était alors parvenu au sommet de son art. En témoignent les ballades sur le fil, les « grelin-grelin et j’me casse » de « The Madcap Laughs » et « Opel ». Syd tout nu, délivrant de simples démos, s’imposait comme une évidence au moment où ce qui bouillait dans sa marmite était devenu trop compliqué à matérialiser pour de simples musiciens, fussent-ils chevronnés. « Have You Got It Yet » ? No, not at all. Syd était désormais seul tout là-haut, dans la voie lactée. De la galaxie spirale barrée (je le ferai plus), nous parvenaient ses guirlandes de notes et ses mélopées lunaires en montagnes russes.

Syd Barrett, toutes périodes confondues, ce sont aussi des textes pour lesquels je n’ai pas de mot (ou presque)

Sur je sais plus quel morceau (je déconne), Syd chante « You have no word ». C’est exactement ce que je me dis au moment de décrire ses mots. Car rendre compte de la petite musique qui émane de ses textes n’est pas chose aisée. Syd Barrett, gourmet des mots, aimait qu’ils s’entrechoquent, ou s’emboîtent, ou produisent des allitérations. S’il composait des bouquets chiadés, il n’oubliait pas de les piquer d’interjections, d’onomatopées et de formules très personnelles (« Yum, yummy, yum, don’t, yummy, yum, yom, yom… »), toutes fantaisies faisant le sel des chansons pour enfants.

https://youtu.be/BFfYEGpx_i0

Vous avez remarqué le nombre de morceaux dans lesquels Syd dit « Please » ? C’est certes signe de bonne éducation, mais aussi annonciateur d’une supplication. On sourit d’abord, pensant qu’il va encore réclamer une glace. Mais ce qui suit est souvent poignant, parce que Syd s’y met à nu. Économe quand il s’agissait de raconter des histoires, de planter des décors ou de camper des situations, il pouvait déverser des torrents pour exprimer ses sentiments. Syd Barrett, toutes périodes confondues, ce sont des textes poétiques habillant de féérie le quotidien, tendrement ironiques, facétieusement tristes, délicieusement mélancoliques, désespérément humains…

Que dire de plus ? Les paroles de Flaming sont tellement belles qu’elles me donnent envie de chialer (« Watching buttercups cup the light ») ; les paroles de The Scarecrow sont si mélancoliques qu’elles me donnent envie de chialer (« The black and green scarecrow is sadder than me ») ; les paroles de Dark Globe, supplique en forme de testament, sont tellement désespérées qu’elles me donnent envie de chialer (« Please, please, please lift the hand / I’m only a person… »). Enfin, bref, toutes les paroles des chansons de Syd Barrett te font chialer, quoi. Absolument pas, plein de trucs me font marrer sur… « The Madcap Laughs » et « Barrett », ahah.

Syd Barrett, toutes périodes confondues, c’est enfin une voix

Contrairement à la plupart des chanteurs de sa génération, Syd Barrett ne singeait personne. Sa voix était unique, malicieuse, fantomatique, hypersensible. Et il avait ce putain d’accent à couper au couteau, qu’on peut entendre ci-dessous, dans un truc un peu trop long à mon goût, mais méchamment groovy et – une fois n’est pas coutume – arrangé aux petits oignons par ses acolytes du moment. Gageons qu’à la surprise générale, ce bon vieux Syd à la voix si lasse va vous faire danser.

Vous venez de l’entendre, le premier vers de Gigolo Aunt est « Grooving around in a trench coat with the satin entrail ». Syd chante en effet « entrail » et non « on trail », comme on peut le lire sur trop de sites spécialisés dans les paroles (son accent a bon dos). Eh ouais, il emploie le mot « entrailles » pour désigner la doublure d’un vêtement. Et d’une, ce mec me tue, et de deux, c’est misère que la fulgurance d’une telle image ait été à ce point trahie.

J’étais ce que l’on n’appelait pas encore un pré-ado. J’avais traduit en tirant la langue les paroles de Candy And A Currant Bun. Ça me paraissait à la fois si beau et si simple à écrire. J’étais décidé à faire pareil. Moi aussi, j’allais écrire des « poèmes », comme Syd. Et je traînais dans la rue, déguisé en Syd, indispensable préalable. J’étais un enfant. J’étais un Roi. Aujourd’hui, je suis le Roi de que dalle, mais à chaque fois que j’écoute Syd Barrett, je redeviens grâce à lui cet enfant.

https://youtu.be/BhEtPPbuFFk

6 commentaires

  1. Bravo Michel, tu es vraiment un passionné de musique, certainement nostalgique de cette époque où il y avait de la créativité, des textes et de la bonne musique.

  2. Beau!

    Je trouve un peu dommage de tomber dans cette fameuse pensée binaire Barrett vs Pink Floyd chère à nos amis critiques de rock. Aucune nécessité d’en venir à ces considérations, ça ne sert en rien le propos.

    Laissons ces théories à tous les Manoeuvre du monde qui nous hâchent déjà bien assez les burnes comme ça 😉

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