Je voulais gratter un machin sur des protest songs que je jugeais atypiques et il me fallait un titre qui reflète direct cet angle d’attaque. Je trouvai Strange Fruits et je vis que cela était bon. Je réécoutai le morceau popularisé par Billie Holiday et je vis que j’étais très con. On n’utilise pas un truc pareil juste pour être fort aise du titre d’un article à la roule-moi les couilles dans la laitue qui parle d’autre chose…

Un Zim sous haute influence biblique chantant la lutte des classes en mode crypté ; luttes des Clash ensuite, où la colonne engagée des rebelles sans cause en embrasse mille, en un temps où Albion est plombée par la Dame de Fer et le monde, glacé par la Guerre Froide, dominé par des vieux écoutant les Beatles ; Sweet Dreams vu comme une évocation prémonitoire de  l’Extension Du Domaine De La Lutte ; la Shoah expliquée aux enfants par Catherine et Fred, nos Sparks à nous ; et enfin, Patti la Baba Cool Punk clamant que « Le Peuple A Le Pouvoir » au beau milieu des « Années Fric » qui virent l’avènement du libéralisme ébouriffant. Tels étaient mes « Fruits Étranges ».

Mais ce papier que je voulais écrire se résumera pour toujours et à jamais aux quelques lignes qui précèdent : Strange Fruit m’a réaligné les neurones en m’assénant un grand coup de poing dans la gueule.

Les faits

Au gibet noir, manchot aimable,
Dansent, dansent les paladins,
Les maigres paladins du diable,
Les squelettes de Saladins.

Messire Belzébuth tire par la cravate
Ses petits pantins noirs grimaçant sur le ciel,
Et, leur claquant au front un revers de savate,
Les fait danser, danser aux sons d’un vieux Noël !

Marion, Indiana, jeudi 7 août 1930. Douce brise d’un soir d’été, électricité dans l’air. Trois jeunes noirs, accusés de vol, meurtre et viol ont été arrêtés la nuit qui a précédé. Enfermés dans leur cellule, ils ignorent qu’une « Necktie Party » se prépare à l’extérieur. Un bon vieux lynchage des familles qui leur fera définitivement passer l’envie de « recommencer ». En effet, pour la foule massée dans le centre de Marion, Thomas Shipp (18 ans), Abram Smith (19 ans) et James Cameron (16 ans) ne sauraient être présumés innocents. Victimes blanches, coupables noirs. Voilà, le jury a délibéré. La chasse est enfin ouverte, et le gibier promis à une potence incidemment offerte par Flore, déesse résignée…

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Ce qui suivra tient autant de la haine raciale que de l’envie de faire la fête. Et de rapporter de cette fête de merveilleux souvenirs. Ils seront des milliers à participer à ces réjouissances, les habitants de Marion, ceux des bleds alentours, des policiers, des civils, hommes, femmes et enfants. La prison est prise d’assaut, les trois captifs extirpés de derrière leurs barreaux et roués de coups par la meute. Violence aveugle, cruauté, sadisme. On leur donne du bâton, du gourdin, de la masse, on les latte, concasse, mutile. On n’en pendra in fine que deux sur les trois à un arbre. Pourquoi ? Les explications divergent selon les sources. Mais faut-il vraiment chercher une logique dans les agissements de justiciers du dimanche officiant un jeudi ?

Ils vont longtemps contempler la croûte hallucinante qu’ils ont barbouillée à grands coups de pinceaux rageurs : corps ensanglantés, nature humaine et Mère Nature souillées, ça les ravit. Certains repartiront avec de précieux trophées de cette inoubliable soirée : telles jeunes filles en fleurs des morceaux de guenilles des suppliciés, tels bons chrétiens des touffes de leurs amusants cheveux crépus. Reliques surréalistes d’une noce barbare.

Marion, Indiana, jeudi 7 août 1930. Douce brise d’un soir d’été…

La photo

Sur ses larges bras étendus,
La forêt où s’éveille Flore,
A des chapelets de pendus
Que le matin caresse et dore.
Ce bois sombre, où le chêne arbore
Des grappes de fruits inouïs
Même chez le Turc et le Maure,
C’est le verger du roi Louis.

Nous sommes en 1930 et la nuit de Marion ne va donc pas crépiter de mille selfies. La photographie est alors affaire de spécialistes ; un pellochard local – Lawrence Beitler était son blaze – va immortaliser cette soirée de liesse populaire. Le cliché fait peur : deux pendus sous le soleil couchant ou au clair de lune et tout autour, la fête au village. Des badauds tout jouasses, ramenards, indifférents. Ça fait mal et, quelque part à Dixieland, un fantôme pointu bourrine les touches d’ébène et d’ivoire désaccordées d’un vieux piano bastringue, tandis que « Belzébuth enragé racle ses violons ».

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De ce cliché, le margoulin Beitler tirera de croquignolettes cartes postales. Vendues pour une poignée de fifrelins, il s’en écoulera en pagaille. Ces images glaçantes sur papier glacé font à l’époque florès, dans le Sud raciste des États-Unis, mais pas que. Marion, Indiana, c’est dans le Midwest, pour ceux que ça intéresse. Dans les albums de familles des foyers ricains, il n’est pas rare que des tofs de pendaisons ou de barbecues humains côtoient celles de mariages et de jolis chérubins joufflus aux boucles blondes.

Le poème

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Abel Meeropol (aka Lewis Allan) est professeur de lettres et il a un joli brin de plume, comme vous l’allez voir tout à l’heure. Il enseigne à la DeWitt Clinton High School, un bahut du Bronx. Juif d’origine russe, syndicaliste et communiste, ce qui en fait un potable candidat au lynchage, son Amérique à lui n’est pas exactement celle de Johnny Hallyday. Quelques années après la tuerie de Marion, il tombe sur la photo prise par Lawrence Beitler. Elle va hanter ses nuits, lui faisant faire des cauchemars, et pourrir ses jours, à la manière d’une pluie sans fin. De cette obsession naîtra un poème, d’abord baptisé Bitter Fruit, qui deviendra par la suite Strange Fruit. Fruit étrange, amère récolte…

Un sentiment, une sensation, une émotion, c’est difficile à traduire ; c’est ce que font les poèmes. Un poème, par contre, ça ne se traduit pas. Version originale non sous-titrée, donc. Et apprêtez-vous à ce que vos cœurs saignent…

Southern trees bear strange fruit
Blood on the leaves and blood at the root
Black bodies swinging in the southern breeze
Strange fruit hanging from the poplar trees

Pastoral scene of the gallant south
The bulging eyes and the twisted mouth
Scent of magnolias, sweet and fresh
Then the sudden smell of burning flesh

Here is a fruit for the crows to pluck
For the rain to gather, for the wind to suck
For the sun to rot, for the trees to drop
Here is a strange and bitter crop

Qu’est-ce que tu veux que j’ajoute à ça ? Ben, vas-y, dis quelque chose, toi. Ah, tu vois bien…

La chanson

« A quoi servent donc les vers ? A chanter. A chanter désormais une musique dont l’expression est perdue, mais que nous entendons en nous, et qui seule est le Chant. »

Abel Meeropol met des notes sur ses mots et sa femme récite le poème ou chante la chanson à l’occasion de sauteries syndicales. Par curiosité, et même au risque d’être déçu, je donnerais cher pour entendre cette version originelle de Strange Fruit. Pour toucher du bout du doigt, bien délicatement, la chrysalide sans doute fragile et mal dégrossie, mais d’un joli vert turquoise, qui a donné le majestueux Papillon Monarque.

Quoi qu’il en soit, Abel Meeropol doit penser, à raison, que son œuvre mérite un plus large auditoire que le cercle intimiste des débuts. Au même titre que nombre d’intellectuels progressistes et autres « leftists » de Big Apple, il fréquente le Café Society, le club de jazz de Greenwich Village où Billie Holiday performe depuis le jour d’ouverture. Persuadé d’avoir trouvé la voix qui sublimera ses vers par le chant (no offense Mrs Meeropol), il soumet Strange Fruit à la Dame aux gardénias via le taulier de la boîte.

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Lady Day n’est pas une artiste engagée. Elle « chante ses peines et ses espoirs », elle « chante Dieu et puis l’Amour ». Elle va pourtant interpréter et enregistrer ce titre, unique protest song de son répertoire, mais quelle !

1939. Billie Holiday est toute menue au pied des peupliers. Une trompette implore Séléné et la lune est un spot braqué sur la chanteuse aux paupières closes. De sa voix de velours, de miel et de verre brisé, elle va chanter. Elle va chanter, alors on se tait et on écoute…

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